Les yeux gris de Perceval plongèrent dans ceux de Sylvie avec une indicible expression de tendresse qui traduisait ce qu’il pensait.
— En attendant, excusez-la sur n’importe quoi et laissons-les partir ! Je les suivrai de près.
— Vous voulez…
— Me lancer sur ses traces pour tenter de limiter le dommage. N’ayez crainte : je n’ai pas l’intention de la ramener manu militari, seulement de veiller sur elle sans trop me montrer. Beaufort va rester à Toulon quelques semaines pour armer ses bateaux. C’est là-dessus qu’elle compte. Moi aussi. Je veux être là pour empêcher… l’irréparable !
L’apparition de Philippe dans le vestibule coupa court à leur entretien :
— Eh bien que faites-vous ? Nous devons partir. Où est Marie ?
— Elle a été rappelée tôt ce matin au Palais-Royal où Madame éprouve les plus grandes difficultés à se passer d’elle. Elle te dit mille tendresses et a promis de t’écrire…
Elle s’étonnait elle-même de la facilité avec laquelle le mensonge lui était venu aux lèvres. Philippe se mit à rire en constatant que les princes se souciaient peu des affections familiales. Quant à Beaufort, il n’eut pas l’air d’attacher autrement d’importance à l’incident : il avait hâte de repartir vers ces terres de Provence, dont une au moins, Martigues, lui appartenait toujours et dont son frère Mercœur était gouverneur, mais surtout vers les navires qu’il allait armer, soigner, poncer, bichonner avant de les mener sus aux Barbaresques, et sur cette mer qui ne lui offrirait pas la longue houle verte de son cher océan.
Le départ brusqué ne fut guère propice aux longues effusions malgré les lèvres de François qui s’attardèrent un peu sur le poignet de Sylvie, avec un regard d’une telle douceur qu’il lui fit fondre le cœur en même temps qu’il le serra. Cet amour dont elle rêvait depuis l’enfance lui faisait peur à présent, si pour vivre encore il devait se nourrir du cœur et de la vie de celle qui serait toujours sa petite fille.
Une heure plus tard, Perceval roulait vers Villeneuve-Saint-Georges dans une de ces voitures de poste que l’on commençait à appeler « chaises », que l’on attelait de deux ou de quatre chevaux et qui offraient l’avantage d’être parfaitement anonymes. Il avait en effet refusé le carrosse de voyage des Fontsomme sur les portières duquel s’étalaient des armoiries trop connues de Marie. Il emportait avec lui le billet de Marie et une lettre de Sylvie adjurant Beaufort, au nom de l’amour qu’il lui portait, de ne pas réduire sa fille au désespoir et, s’il n’y avait d’autre moyen, de demander à Philippe la main de sa sœur :
« Je vous bénirai si, grâce à vous qui m’êtes si cher, je retrouve la tendresse de ma fille. Voilà longtemps déjà qu’elle est jalouse de moi et je crains qu’elle n’en soit venue à me détester… », concluait Sylvie en espérant que François saurait la comprendre.
S’en étant ainsi remise à Perceval de ses espoirs, elle résolut de voir celle qui, depuis leur entrée commune chez les filles d’honneur de Madame, était devenue et restait l’amie de cœur de Marie : la jeune Tonnay-Charente, devenue par mariage marquise de Montespan en épousant deux ans plus tôt Louis-Armand de Pardaillan de Gondrin, marquis de Montespan et d’Antin, fils du gouverneur du Roi en Bigorre, dont elle était aussi éprise qu’il était amoureux d’elle. Une rareté donc, à la Cour, que ce mariage, d’autant que ni le Roi, ni la Reine, ni Madame, ni Monsieur ne signèrent le contrat comme il se devait pour la fille d’un duc. Si le Roi n’avait rien contre le duc de Mortemart, père de la jeune fille et de très haute noblesse, il n’en allait pas de même pour les Pardaillan – de fort bonne maison comportant aussi un duc – qui avaient eu naguère le tort de fronder, sans compter Mgr de Gondrin, archevêque de Sens et primat des Gaules qui, lui, avait celui d’être quelque peu janséniste.
Mariée donc avec l’autorisation réticente de Leurs Majestés, la jeune marquise s’était aussi brouillée avec Madame à peu près au moment où la deuxième des trois amies, Aure de Montalais, prenait le chemin de l’exil. Athénaïs était de trop bonne maison pour qu’on la laissât de côté et elle comptait à présent au nombre des dames de la reine Marie-Thérèse, qui appréciait beaucoup sa gaieté, sa piété et son entrain. Ce qui n’empêchait pas la ravissante jeune femme d’avoir le plus grand mal à tenir son rang. En effet, en dépit d’accords matrimoniaux qui semblaient prometteurs, le couple tirait le diable par la queue et, s’il n’en était pas encore réduit aux expédients, il n’en était pas loin. Le jeune marquis était couvert de dettes, et tous deux aimaient le faste. On vivait surtout d’emprunts.
Depuis plusieurs jours, Mme de Montespan ne venait pas au Louvre. Aux prises avec une seconde grossesse en son début, elle souffrait de nausées et de légers vertiges qui ne dureraient pas étant donné sa belle santé, mais qui la rendaient peu désirable autour d’une reine encore mal remise de la dernière naissance. Mme de Fontsomme était donc certaine de la trouver chez elle et se fit conduire au faubourg Saint-Germain, dans le vieil hôtel de la rue Taranne où les Montespan occupaient un appartement aussi vaste que peu confortable[72].
Elle trouva la belle Athénaïs étendue dans une sorte de nid de fourrures et dans un grand fauteuil au coin de la cheminée d’un vaste salon, où quelques tentures neuves et quelques beaux meubles s’efforçaient de masquer un début de décrépitude. Un peu pâle, bien sûr, mais d’une pâleur qui n’enlevait rien à une beauté qui confondait Sylvie chaque fois qu’il lui était donné de la contempler. Cette jeune femme était l’une des plus belles de son époque…
La marquise eut, pour sa visiteuse, un aimable sourire et voulut se lever pour la saluer. Celle-ci la pria de n’en rien faire :
— Il faut songer d’abord à votre état et vous ménager. Laissons s’il vous plaît pour aujourd’hui les politesses de la porte… à la porte.
— Votre bonté me rend confuse, madame la duchesse, d’autant plus que je m’attendais à votre visite. Marie est partie, n’est-ce pas ?
— Je pensais bien que vous en saviez quelque chose. N’êtes-vous pas sa seule amie…
— J’ignore si je suis la seule mais je l’aime beaucoup et je la voudrais heureuse. C’est pourquoi je l’ai aidée à quitter Paris.
Sylvie eut un haut-le-corps :
— Vous l’avez aidée… et vous me le dites, à moi, sa mère ?
Les magnifiques yeux bleus étincelèrent d’orgueil.
— Pourquoi m’abaisserais-je à mentir ? Je suis d’un sang trop fier pour cela. Depuis longtemps Marie souhaitait rejoindre M. le duc de Beaufort là où il déciderait de passer les mois d’hiver. Mais comme elle craignait qu’il ne fasse que toucher terre à Paris, elle a tout préparé à l’avance…
— Quoi, par exemple ?
— Un cheval que j’ai acheté pour elle, un habit complet de cavalier, une épée, des pistolets, un bagage léger mais suffisant pour une longue route…
Un peu abasourdie, Sylvie écoutait la calme énumération de ce dont cette femme avait muni sa fille pour qu’elle puisse se lancer dans une aventure insensée.
— Et comment est-elle entrée en possession de tout cela ?
— La nuit dernière. Dans la journée, elle m’avait fait tenir un billet m’annonçant que ce serait pour le petit matin. Tout ce que j’avais à faire était de lui envoyer à quatre heures, dans la rue Quincampoix, ma voiture et deux valets chargés de la ramener ici où elle s’est changée avant de prendre la route… avec une joie que vous n’imaginez pas.
Oh si ! Mme de Fontsomme se souvenait trop de ce qu’elle avait été elle-même pour ne pas imaginer avec une grande précision sa fille s’élançant sur les chemins enneigés à la poursuite de son rêve. C’était une excellente cavalière, grâce à Perceval qui lui avait aussi appris à se servir d’une arme à feu. Il y avait de l’amazone dans Marie qu’elle croyait voir galopant à travers la campagne, ivre d’espoir et de liberté. Son espoir, à elle Sylvie, était que le cher Parrain la rejoigne assez vite pour pouvoir la surveiller discrètement ainsi qu’il en avait l’intention… et surtout avant qu’elle ne fasse de mauvaises rencontres.
Revenant à l’instant présent, Sylvie contempla Mme de Montespan :
— Pensiez-vous vraiment contribuer à son bonheur en lui permettant de réaliser cette folie ?
— Je le pense, oui, parce que Marie est de celles qui vont jusqu’au bout de leurs projets, comme je le suis. Quitte à le regretter un jour mais, au moins, elles ne peuvent s’en prendre qu’à elles-mêmes, ajouta-t-elle avec un soupçon d’amertume qui n’échappa pas à l’oreille fine de sa visiteuse.
— Auriez-vous donc des regrets, madame ?
— De m’être mariée contre la volonté du Roi et même des miens parce que, après la mort de mon fiancé, le marquis de Noirmoutiers tué en duel, j’ai laissé l’amour m’emporter comme il emporte Marie ? Je n’en suis pas encore très sûre… il se peut d’ailleurs que Marie rencontre mon époux.
— Il est parti ?…
— … pour rejoindre lui aussi M. de Beaufort, fit la marquise avec un petit rire nerveux. Il compte sur les combats à venir pour refaire quelque peu notre fortune. À ce propos, madame la duchesse, vous êtes responsable, vous aussi de la conduite de votre fille.
— Comment cela ?
— Vous êtes une mère fort généreuse. Vous savez, d’expérience sans doute, que tenir son rang à la Cour est dispendieux et vous ne laissez jamais Marie manquer d’argent. Cela permet bien des folies… comme, par exemple, d’aider parfois une amie… moins heureuse, acheva-t-elle, sans que sa tête altière indiquât la moindre gêne.
Sylvie ne lui demandait rien de tel. Elle se contenta de remarquer :
— Peut-être avez-vous raison mais j’ai toujours aimé la voir belle et parée, c’est pourquoi je ne regrette rien. Au surplus, elle est libre d’en disposer comme il lui convient et pour telle cause qui lui tient à cœur. Je sais qu’elle vous aime.
— Et je le lui rends bien, comme je lui rendrai chaque sol prêté car un jour, je le sais, je serai riche… très riche même. Et puissante si j’en crois la prédiction que l’on m’a faite.
— Je n’en doute pas… Eh bien, ajouta Sylvie en se levant, il me reste à vous remercier de votre franchise et à me retirer.
Rejetant ses fourrures, Athénaïs rejoignit sa visiteuse dont elle étreignit les mains dans un geste spontané.
— En vérité vous êtes des gens rares, vous les Fontsomme, et l’on doit tenir à honneur d’être de vos amis. Ne craignez pas pour Marie ! D’abord parce que c’est une fille forte… et ensuite parce que j’ai prié mon frère Vivonne, qui la connaît et l’admire, d’essayer de la rencontrer pour lui venir en aide le cas échéant. Naturellement sous le sceau du secret, et comme nous sommes très proches je sais qu’il m’obéira. Il est, comme vous ne l’ignorez pas, général des galères par intérim.
Cette fois, Mme de Fontsomme dissimula une grimace. Ce surcroît de protection ne lui disait rien qui vaille. D’abord, trop est l’ennemi d’assez ; ensuite, parce qu’elle connaissait le jeune Vivonne depuis le temps héroïque où il était élevé auprès du jeune Roi en tant qu’enfant d’honneur. D’une folle bravoure, comme Beaufort, mais un fieffé galopin qui devait plus tard pencher sérieusement vers le libertinage. Mais quelle sœur ne voit son frère paré de toutes les qualités ? Elle se promit, quand elle aurait des nouvelles de Perceval, de l’avertir sur l’éventuelle protection de l’aîné des Mortemart.
Elle n’en remercia pas moins Mme de Montespan qui, glissant son bras sous le sien, tint à l’accompagner jusqu’à l’escalier. Avant de la quitter, celle-ci dit encore à sa visiteuse :
— Ne vous faites pas trop de reproches pour l’argent. J’aurais aidé Marie de toute façon et elle serait partie au besoin par le coche, déguisée en bourgeoise si les moyens lui avaient manqué. Je ne suis même pas certaine qu’elle n’aurait pas fait la route à pied… Elle l’aime vraiment.
C’était bien cela qui tracassait le plus Sylvie, et ce tracas, elle le partagea avec Jeannette qui l’attendait avec impatience.
— Ce n’est pas à toi que j’apprendrai que les filles sont folles quand elles sont amoureuses, et je peux juger par moi-même de la gravité du cas de Marie. Je crois bien qu’elle est tombée amoureuse de François la première fois qu’elle l’a vu, tout comme moi. Et elle n’avait que deux ans ! Deux de moins que moi qui en avais quatre quand ce malheur m’est arrivé…
— Ne soyez pas hypocrite ! dit Jeannette avec sa rude franchise. Vous dites malheur mais vous pensez bonheur… À propos d’hypocrite, Mme la marquise de Brinvilliers est passée tout à l’heure vous demander si vous vouliez l’accompagner dans ses visites charitables à l’Hôtel-Dieu pour porter les douceurs aux malades. Je lui ai dit que vous étiez au Louvre.
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