Elle avait raison de craindre un surcroît de chagrins et peut-être aussi d’isolement pour Marie-Thérèse : à peine sa mère eut-elle fermé les yeux que Louis XIV, avec un cynisme confondant, joignait sa maîtresse au nombre des dames de son épouse : La Vallière quittait le Palais-Royal et l’entourage de Madame pour rejoindre celui de la Reine. Le Roi pourrait ainsi la voir plus souvent.
Cette nouvelle, Sylvie devait l’apprendre quelques semaines après sa disgrâce par une lettre de Mme de Montespan qui, avec un beau courage, l’assurait d’une amitié assez inattendue et née sans doute du fait qu’elle était la mère de Marie, mais ressemblant bien à la fière Athénaïs qui avait un peu tendance à considérer les Bourbons comme de souche moins ancienne et donc moins respectable que les Mortemart : « On aurait plaisir, écrivait-elle, à apprendre à certains hommes et à leurs concubines le respect dû aux dames de qualité et à une infante en particulier. »
La boutade fit sourire Sylvie mais l’histoire la désola parce qu’elle révélait une face encore cachée de ce roi qu’elle avait tant aimé : le mépris absolu de ce qui n’était pas son bon plaisir et une totale indifférence à la souffrance d’autrui comme à la valeur de la vie humaine.
Elle en eut une nouvelle preuve au lendemain de l’arrivée de cette lettre : Corentin, désolé et indigné à la fois, vint lui annoncer que, dans le bief de son moulin, le meunier de Fontsomme venait de trouver le corps de Nabo pris dans les herbes gelées. Il ne s’était pas noyé et portait encore au cou la corde avec laquelle on l’avait pendu. Détail horrible, sa joue avait été marquée au fer rouge d’une fleur de lys comme on aurait fait d’un voleur ou d’un esclave enfui et repris.
— Je ne l’ai pas vu hier, expliqua Corentin mais je ne m’en souciais pas trop. Depuis qu’il est ici, il aime parcourir la campagne, faire des promenades solitaires dans les bois…
— Par ce temps glacial et alors qu’il vient d’un pays chaud ?
— Oui. C’est étrange, n’est-ce pas ? Toute blancheur le fascine et je crois bien la neige, le givre plus encore que le reste. Qui a pu faire cela ?
— Réfléchissez, Corentin ! La fleur de lys est une réponse suffisante : le Roi a envoyé des bourreaux accomplir sa vengeance… Il faut que je voie notre curé pour que l’on procède vite à ses funérailles puisqu’il était baptisé…
— Il a fort à faire pour l’instant, assiégé qu’il est par le village. Tous crient à je ne sais quelle malédiction et veulent le contraindre à refuser l’église et le cimetière.
— J’y vais !
Chaussant des bottes fourrées et s’enveloppant d’un grand manteau, Sylvie, escortée de Corentin et de Jeannette, descendit au village où, sur la place de l’église, il y avait grand rassemblement autour du curé, l’abbé Portier, et d’une échelle où, sous un sac à grains, reposait le jeune Noir. Son arrivée amena un silence plein de respect : elle savait que tous ces gens l’aimaient, pourtant elle redoutait un peu la peur qu’elle voyait dans leurs yeux. On ne lui laissa d’ailleurs pas le temps de prendre la parole. Celui que l’on considérait comme le plus important du village, un certain Langlois, s’avança vers elle, salua et déclara :
— Madame la duchesse, j’ai, sauf votre respect, à vous dire au nom de tous que nous ne voulons pas de ce nègre parmi nos morts. Ils ne pourraient plus reposer en paix.
— Pourquoi donc ? À cause de la couleur de sa peau ?
— Il y a de ça… mais aussi de sa vilaine mort. Il a été assassiné et nous ne voulons pas que son âme errante vienne nous tourmenter.
— Elle ne pourrait tourmenter que l’assassin et ce n’est aucun de vous, je le sais. En outre, n’oubliez pas que Nabo était chrétien, baptisé dans la chapelle du château de Saint-Germain sous le nom de Vincent. Et qu’il n’a commis aucun crime.
— Ça, on n’en sait rien et vous non plus, madame la duchesse. Surtout que vous ne voyez jamais le mal nulle part…
— Peut-être, mais je le vois ici où l’on refuse à un chrétien les prières et une terre chrétienne.
— C’est ce que j’essayais de leur expliquer, madame la duchesse, soupira l’abbé Portier, mais ils ne veulent rien entendre.
— Nous demandez pas ça ! insista Langlois, repris d’ailleurs en chœur par tous les autres.
Elle réfléchit puis ordonna :
— En ce cas, rapportez-le au château.
— Vous n’allez pas faire ça ? protesta aussitôt Langlois. Vous n’allez pas l’enterrer dans votre chapelle au milieu de nos ducs ?
— Non, mais dans la petite île qui est au milieu de l’étang. L’abbé Portier viendra demain y consacrer un carré de terre. En attendant, qu’on le rapporte dans la chambre qu’il occupait aux communs.
On lui obéit en silence : le cadavre fut déposé sur son lit autour duquel on alluma des chandelles et disposa un bol d’eau bénite contenant un brin de buis des dernières Pâques fleuries, dont seuls Sylvie et les siens firent usage. Mais le lendemain, lorsque l’abbé Portier vint pour bénir la tombe que l’on n’avait pas eu trop de mal à creuser dans une terre où le dégel était commencé, le corps de Nabo avait disparu. Enlevé comme par enchantement en plein milieu des communs et par des gens qui ne laissèrent aucune trace. Comme il fut impossible de le retrouver, le village tout entier clama d’une seule voix que le Diable était venu le chercher et qu’il fallait dire les prières de purification.
Soulagée malgré tout de s’en tirer à si bon compte car les villageois auraient pu aussi bien réclamer que l’on flambe tout ce qui avait appartenu au malheureux garçon, et sa chambre en premier lieu, Sylvie leur accorda ce qu’ils demandaient, mais fit dire des messes dans sa chapelle privée et s’efforça d’oublier ce pénible événement qui lui semblait lourd de menaces et donnait la mesure de la vindicte royale…
L’avenir que Sylvie avait toujours souhaité simple et clair se chargeait de nuages sombres, plus oppressants encore dans ce grand château où, malgré la présence de la fidèle Jeannette et de la domesticité nécessaire, Sylvie se sentait si seule…
Il lui restait à toucher le fond de ce sentiment d’abandon qui s’emparait d’elle souvent aux heures noires de ses nuits où, en dépit des tisanes calmantes de Jeannette, elle s’efforçait en vain de trouver le sommeil. Le deuxième dimanche de février, alors qu’elle sortait de la grand-messe à l’église du village – il était très rare qu’on la vît dans la chapelle du château depuis le départ de l’abbé de Résigny – et reprenait, à pied, le chemin du retour avec Corentin, Jeannette et la plus grande partie de ses gens, leur groupe fut dépassé par une chaise de poste qui lui fit battre le cœur et hâter le pas. Enfin elle allait avoir des nouvelles ! Ce ne pouvait être que Perceval de Raguenel !
— Cela m’étonnerait, dit Corentin qui avait froncé le sourcil. Si M. le chevalier était là-dedans, il aurait fait arrêter auprès de vous…
— Alors, qui cela peut-il être ?
C’était Marie.
Une Marie qui, après avoir laissé tomber les fourrures dont elle s’emmitouflait, se tenait debout près de la cheminée du grand salon où brûlait un tronc d’arbre, offrant ses mains dégantées à sa chaleur. Elle ne se retourna même pas quand sa mère pénétra dans la pièce si vaste qu’elle lui rendait presque sa taille de petite fille, et pas davantage quand celle-ci s’écria, avec une joie qu’elle avait peine à retenir :
— Ma petite Marie ! Tu es revenue…
Ce fut seulement quand Sylvie fut près d’elle, déjà prête à la prendre dans ses bras, qu’elle tourna vers elle un visage plus froid que le marbre blanc de la cheminée :
— Je suis venue vous dire adieu… et aussi que je vous hais ! À dater de ce jour, vous n’avez plus de fille.
— Marie ! Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Cela veut dire que vous avez gâché ma vie et que je ne vous le pardonnerai jamais, vous entendez ? Jamais !
Un sanglot étrangla le dernier mot.
Malgré la colère qu’elle sentait monter en elle devant tant d’injustice, Sylvie s’efforça au calme : les traces de chagrin que portait le ravissant visage la poussaient plus à ouvrir les bras qu’à brandir la foudre. François, sans doute, l’avait repoussée et… mon Dieu, c’était déjà si beau qu’elle n’ait pas mis son horrible menace à exécution et qu’elle soit là, bien vivante…
— Si tu essayais de me dire ce qui s’est passé ? Pourquoi avoir quitté, en plein hiver, le château de Solliès où tu te plaisais pour accomplir ce long chemin ? Et seule par-dessus le marché ? Tu n’as donc pas vu Perceval ?
Cette fois, Marie lui fit face et croisa les bras sur sa poitrine comme pour barrer l’accès de son cœur :
— Non, je ne l’ai pas vu. Pas plus que je n’ai vu l’homme que je voulais épouser et qui m’avait juré sa foi…
Elle ne retenait plus ses larmes et Sylvie sentit l’épouvante l’envahir. En dépit des liens du sang révélés, Louis XIV aurait-il fait assassiner Beaufort comme il avait fait exécuter le pauvre Nabo ?
— Pourquoi ne l’as-tu pas vu ? Que… que lui est-il arrivé ?
Au milieu de ses pleurs, Marie eut un sourire de dédain :
— Soyez rassurée ! Votre amant se porte bien. Du moins je le suppose car la flotte était encore en mer quand je suis partie.
— Mon amant ? M. de Beaufort ne l’est pas.
— Il ne l’est peut-être plus mais il l’a été, sinon je ne vois vraiment pas comment il aurait pu devenir le père de mon frère !
Un instant calmée, l’épouvante s’empara de nouveau de Sylvie qui eut un cri :
— Qui t’a dit une chose pareille ?
— Un ami de Mme de Forbin qui est devenu le mien. Un gentilhomme qui semble tout savoir de vous, ma mère !
Les deux derniers mots furent crachés avec un dégoût qui acheva de bouleverser Sylvie. Un terrible effort de volonté la tint debout au bord du gouffre qui menaçait de l’engloutir.
— On dirait que tu choisis bien mal tes amis. Puis-je savoir le nom de celui-là ?
Si elle croyait que Marie allait le lui lancer à la figure, elle se trompait. La jeune fille resta un instant sans voix, la regardant avec une espèce de dégoût.
— Et vous ne niez même pas ? Tout ce qui vous importe, c’est de savoir qui m’a empêchée de me couvrir de honte et de ridicule ?
— Pourquoi la honte ? Pourquoi le ridicule ? M. de Beaufort n’est pas ton père, que je sache ?
— S’il est celui de mon frère c’est exactement la même chose à mes yeux. En l’épousant je deviendrais la belle-mère de Philippe et cette idée me fait horreur ! Je ne veux pas de vos restes ! Et que vous ayez pu en accepter jusqu’à l’idée m’est insupportable. M. de Saint-Rémy avait bien raison…
Sylvie sursauta :
— Quel nom as-tu dit ? Saint-Rémy ? J’ai bien entendu ?
Marie parut soudain gênée et surtout mécontente d’elle-même :
— Cela m’a échappé mais… vous avez bien entendu. On dirait que vous ne l’aimez guère ? ajouta-t-elle avec un petit rire qui sonna faux.
— Si c’est celui que je crois, si c’est un homme revenu des Îles il y a peu d’années.
— C’est bien lui. Ce qui prouve que vous le connaissez autant qu’il vous connaît.
Sylvie ne répondit pas tout de suite. Le retour inopiné de cet ennemi juré l’accablait. Elle ne savait par quel chemin tortueux il s’était introduit dans la noble famille provençale où sa fille avait trouvé refuge, mais n’était pas loin d’y voir le doigt du destin attaché à la ruine de sa maison et des siens. Elle alla s’asseoir dans un fauteuil, ou plutôt s’y laissa tomber.
— C’est à M. de Beaufort que tu aurais dû en parler. Une nuit, dans le cimetière Saint-Paul à Paris, il a failli le tuer au moment où il s’apprêtait à faire mourir ton jeune frère d’une horrible façon, afin de pouvoir revendiquer le titre de duc de Fontsomme auquel il prétend avoir des droits. Ce démon a pu lui échapper et disparaître grâce, je le suppose, à la protection de Colbert qui ne nous pardonne pas notre amitié pour Nicolas Fouquet et les siens.
— Quelle fable me contez-vous là ?
— Ce n’est pas une fable, malheureusement. Libre à toi d’y croire ou de n’y pas croire, mais je regrette infiniment que M. de Raguenel ne soit pas ici pour te la raconter.
— Au fait… Où est-il ? Vous disiez tout à l’heure…
— Il est parti attendre à Toulon M. de Beaufort qu’un grave danger menace. Si j’ai bien compris, cela ne te concerne plus. Puis-je te demander ce que tu comptes faire à présent ? Restes-tu ici ?
— Vous plaisantez, ou n’avez-vous pas remarqué la voiture qui m’attend dehors ? Je suis seulement venue vous dire ce que je pensais de vous et de votre conduite.
"Le prisonnier masqué" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le prisonnier masqué". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le prisonnier masqué" друзьям в соцсетях.