— Tu as raison. Il vaut mieux que les choses soient claires entre nous. À ce propos, et toujours dans un souci de clarté, tu peux t’installer rue Quincampoix ou à Conflans. Tu seras certaine de ne pas m’y rencontrer : le Roi m’a exilée ici comme il a exilé ta marraine à Nanteuil… et certains autres.

Marie s’attendait à tout sauf à cela. Elle ouvrit des yeux immenses.

— Vous ? Exilée ? Mais pourquoi ?

— Cela ne te regarde pas. Ah, encore une question : ton frère sait-il ce que t’a confié ce bon M. de Saint-Rémy ?

— Comment l’aurait-il pu : il est encore en mer avec… dois-je dire son père ?

Sylvie laissa aller sa tête contre le haut dossier de velours et ferma les yeux, infiniment lasse :

— Tu le peux, mais pour l’amour de Dieu et s’il te reste une once d’amour pour lui, ne dis jamais rien à Philippe, sinon qu’il doit se garder d’approcher si peu que ce soit un monstre nommé Saint-Rémy et qui n’en veut qu’à sa vie.

— Je ne dirai jamais rien. Vous pouvez dormir en paix avec votre secret.

Sylvie ne la vit pas ramasser ses fourrures et marcher vers la porte en les traînant derrière elle. Elle ne l’entendit pas sortir. Ce fut seulement quand la chaise roula sur les graviers de la cour d’honneur qu’elle sut qu’elle n’avait plus de fille.

Lorsque Jeannette accourut vers elle après avoir vu Marie quitter le château de ses pères sans un regard pour quiconque, la duchesse avait glissé de son siège et gisait sur le sol, secouée par une violente crise de nerfs qui épouvanta sa suivante. On la releva, on la porta dans sa chambre à peine consciente.

Le soir venu, quand Perceval de Raguenel arriva au château, recru de fatigue mais assez satisfait d’avoir accompli sa mission – les navires de Beaufort étaient rentrés au port une heure après que Marie eut quitté Solliès –, il la trouva en proie à un violent accès de fièvre qui l’effraya. Sylvie, en effet, délirait et ce délire était tel que le chevalier décida de faire garder la malade par Jeannette, Corentin ou lui-même à l’exclusion de toute autre personne. On se relaierait à son chevet et toute visite serait interdite jusqu’à nouvel ordre. Y compris celle du médecin de Bohain que l’on avait appelé sans le trouver et qu’il se sentait tout à fait capable de remplacer.

Quant à Marie, il s’occuperait d’elle lorsque sa mère serait hors de danger…

CHAPITRE 10

LA GRANDE EXPÉDITION

Le temps et la maladie se refermèrent sur Sylvie plus étroitement encore que les murs de sa chambre. Ses nerfs, tendus à l’excès depuis trop longtemps, craquèrent d’un seul coup en même temps que se déclarait une fluxion de poitrine contractée en sortant trop peu couverte dans le froid hivernal. En dépit des soins de Perceval de Raguenel qui, outre sa parfaite connaissance des plantes, avait jadis pris goût à la médecine avec son défunt ami Théophraste Renaudot, son état s’aggrava au point que l’on en vint à redouter une issue fatale. Durant des jours et des nuits, Sylvie délira sous la garde de Jeannette et de Perceval, désolés et à peu près impuissants. Elle était si mal que Perceval n’osait s’éloigner pour se mettre à la recherche de Marie, qu’il rendait responsable en grande partie de l’état de sa mère. Pourtant, il fallait que la jeune fille sût ce qu’elle avait fait. Ce serait trop triste, trop injuste, surtout si Sylvie mourait sans avoir revu aucun de ses enfants !

Pour Philippe, Perceval avait écrit à Beaufort dès qu’il avait compris que le danger était grand. Sans doute arriverait-il bientôt. De plus, il avait aussi prévenu Marie de Hautefort mais celle-ci, victime d’une chute de cheval, ne pouvait se déplacer. Restait Marie. Où la trouver ? Avait-elle repris son service chez Madame ou se cachait-elle ?

— La meilleure façon de le savoir, c’est d’aller chez Mme la marquise de Montespan qui est son amie, conseilla Jeannette. Elle habite rue Taranne, au faubourg Saint-Germain. Elle doit savoir quelque chose.

Le conseil était bon. Perceval dépêcha aussitôt Corentin avec deux lettres, l’une destinée à la jeune marquise, l’autre à Marie elle-même, et attendit. Mais ce qu’il vit apparaître trente-six heures plus tard, au bout de la longue allée d’ormes qui signait l’entrée de Fontsomme, le confondit. Il espérait deux cavaliers ou peut-être une voiture de poste escortée de Corentin à cheval. Or, ce fut un énorme carrosse de voyage frappé d’armes royales et flanqué d’un peloton de gendarmes de la compagnie d’Orléans qui s’inscrivit dans le paysage. La mine fataliste, Corentin trottait à la portière du monument qui décrivit une gracieuse courbe avant de s’arrêter devant le perron. Tellement bardée de fourrures qu’elle avait l’air d’un ours coiffé d’un chapeau à plumes bleues et blanches, une grande femme en sortit, traînant après elle un petit homme blond et râblé, mais Perceval savait déjà à qui il avait affaire et se précipita à la rencontre de Mademoiselle, tout en se demandant ce qu’elle pouvait venir faire ici. Elle se chargea de le lui apprendre dès l’abord :

— Heureuse de vous voir, monsieur de Raguenel ! J’étais hier chez Mme de Montespan quand votre intendant est arrivé, cherchant la jeune Marie, et il nous a dit le triste état de Mme de Fontsomme, perdue dans les neiges des plaines picardes sans aucune possibilité d’un secours médical convenable ! Alors je vous amène un homme génial que j’ai découvert par le plus grand des hasards et que je cache chez moi… Où est notre malade ?

Perceval s’efforçait de suivre à la fois le flot de paroles et la marche tumultueuse de la princesse à travers le château, sous l’œil ahuri des valets. Du train où elle allait, il l’imaginait tombant comme la foudre dans la chambre de Sylvie. Il se précipita de façon à passer devant elle et à l’arrêter :

— Par grâce, Madame ! Je supplie Votre Altesse de me pardonner mon audace mais il faut qu’elle m’accorde un court instant d’entretien…

— De quoi voulez-vous que nous parlions ? Il y a mieux à faire…

— Peut-être, mais c’est du Roi que je veux parler ici ! Votre Altesse sait-elle que Mme de Fontsomme est exilée ?

— Bien sûr que je le sais ! J’ai appris cette… iniquité à mon château d’Eu où j’étais allée surveiller des travaux importants. Je suis rentrée à Paris aussitôt pour en savoir davantage.

— Tout ce que je peux dire, c’est que Votre Altesse risque de mécontenter gravement Sa Majesté en venant ici et que…

— Et que quoi ? fulmina Mademoiselle en approchant son grand nez du visage de Raguenel qu’elle regarda au fond des yeux. Il y a beau temps que mon cousin me connaît ; il sait qu’on a beaucoup de mal à m’empêcher de faire ce que je veux ! Ce que je risque ? Qu’il m’expédie une fois de plus sur mes terres ? À sa guise ! À Eu j’ai beaucoup à faire et à Saint-Fargeau je fais exécuter de grandes tapisseries dont j’irais volontiers voir où elles en sont.

— Oh ! je sais que Votre Altesse n’a peur de rien…

— Si !

Prenant brusquement le bras de Perceval, elle l’entraîna jusqu’à l’étage en faisant signe à ses gens de rester en arrière.

— Si, répéta-t-elle plus bas. J’ai très peur des reproches que pourrait me faire mon cousin Beaufort si je laissais la dame de ses pensées passer de vie à trépas quand j’ai les moyens de la sauver. J’aime beaucoup mon cousin, chevalier. C’est mon vieux compagnon d’armes, mon vieux complice, et quand le Roi lui a confié ses vaisseaux, il m’est venu dire adieu au Luxembourg. C’est alors qu’il m’a confié le souci où il était de notre amie qui ne se méfiait pas assez de ce cuistre de Colbert et étalait peut-être un peu trop son amitié pour ce pauvre Fouquet. Je lui ai promis de faire de mon mieux pour veiller sur elle, dans la mesure de mes moyens et aussi discrètement que possible. Aujourd’hui je tiens ma promesse, mais même sans cela je serais venue : j’aime beaucoup la petite duchesse ; alors, vous me montrez sa chambre, oui ou non ?

Perceval s’inclina avec un respect plein d’émotion et précéda la princesse dans la galerie sur laquelle ouvraient les chambres. Le médecin rappelé d’un geste énergique les avait rejoints. À la porte de la chambre, Mademoiselle s’aperçut qu’elle avait trop chaud, se dépouilla de ses renards qui la doublaient de volume, les abandonna sur place, envoya son chapeau les rejoindre et, empoignant le médecin par le bras, elle l’entraîna dans la chambre.

— Qu’on nous laisse seuls ! ordonna-t-elle. Venez, maître Ragnard !

Perceval regarda passer avec résignation ce petit bonhomme qui portait le nom d’un redoutable chef viking et que Mademoiselle soulevait presque de terre en le faisant entrer. Jeannette était près de Sylvie, elle suffirait sans doute à exécuter les ordres du médecin. Pour sa part, il avait à s’inquiéter du logement de la suite civile et militaire de la princesse. Connaissant l’appétit proverbial de celle-ci, il descendit aux cuisines pour faire quelques recommandations à Lamy, mais le maître queux était déjà au courant et, dans les vastes cuisines, c’était le branle-bas de combat : les feux ronflaient et Lamy distribuait des ordres dans toutes les directions :

— Bénie soit cette bonne princesse qui nous vient voir en dépit du Roi lui-même, déclara-t-il à Perceval avec enthousiasme. Il faut qu’elle garde de son séjour chez nous un souvenir ineffaçable !

Raguenel faillit objecter que l’état de la duchesse n’était peut-être guère propice à un repas de fête, mais le brave garçon était si content d’œuvrer pour la cousine du Roi que c’eût été dommage de jeter de l’eau sur ses flammes. Il laissa faire et remonta pour attendre le verdict du petit médecin. Ce fut long. Plus d’une heure s’était écoulée quand Mademoiselle reparut enfin. Seule.

— Eh bien ? souffla Perceval qui redoutait le pire.

— Il dit que si l’on fait ce qu’il veut, il y a une chance de la sauver…

— Naturellement on fera ce qu’il veut !

— Attendez de savoir, fit la princesse, mi-figue mi-raisin. Il va s’installer dans sa chambre et n’y veut personne sauf la « servante », comme il dit, pour le linge, la toilette et la nourriture. Et encore ! quand il l’appellera.

— Cela veut dire que nous n’avons plus le droit de voir Sylvie ? Cet homme est fou, non ?

— Non, mais il a ses méthodes et refuse que quiconque s’en mêle. Si vous n’acceptez pas, il repart demain matin avec moi !

— Mais enfin si les enfants arrivent ?

— Ils attendront, voilà tout. À ce propos, je ne sais si votre intendant vous l’a dit, mais personne ne sait où se cache la jeune Marie.

— Pas même Mme de Montespan ?

— Pas même ! Et l’on n’en sait pas plus chez Madame où tout le monde est persuadé qu’elle est entrée dans un couvent. Pour en revenir à maître Ragnard c’est un homme qui ne parle pas, ou juste le nécessaire, qui a horreur des questions et ne vous répondra pas si vous lui en posez. Chez moi, il vit en solitaire dans une grande pièce sous les combles où il entasse une foule de livres et d’objets. On lui monte ses repas et il n’en sort que lorsque j’ai besoin de lui ou lorsque je change de résidence…

— Et cela satisfait Votre Altesse ?

— Tout à fait, même si mon Ragnard tient davantage du sorcier normand que du médecin traditionnel. Cela dit, la belle santé que toute la Cour m’envie devrait vous donner confiance…

— Certes ! Cependant Votre Altesse vient de dire qu’elle repartait demain ?

— Oui, mais je vous le laisse. Quand il s’estimera satisfait de son ouvrage, il vous le fera savoir et vous me le renverrez. J’ajoute qu’il n’acceptera aucun paiement… Mmm ! ajouta-t-elle en laissant palpiter ses narines, cela sent diantrement bon ! Montrez-moi ma chambre que je m’y lave les mains et passons à table ! Je meurs de faim.

Elle en apporta la preuve en faisant honneur à la cuisine de Lamy avec un entrain communicatif. Ainsi, Perceval qui n’avait pas faim se surprit à lui tenir tête fort honorablement. Elle tint même à féliciter le jeune maître queux en des termes qui firent craindre un instant à Perceval qu’elle ne lui offrît de passer à son service, mais Mademoiselle avait le cœur trop bien placé pour se faire payer l’aide qu’elle apportait. Elle partit le lendemain comme elle l’avait annoncé et ne cacha pas son plaisir de trouver dans sa voiture une grande bourriche remplie de pâtés, de tourtes, de pâtisseries et de confitures qui l’aideraient à supporter les longueurs du chemin. En tendant une dernière fois sa main à Perceval, elle murmura :

— Vous avez ma promesse, chevalier, que je ferai tout au monde pour raccommoder Sylvie avec le Roi. Il a toujours pour elle beaucoup d’affection et je ne comprends pas ce qui a pu se passer pour amener un tel changement !