— Pas maintenant, alors, Madame ! Je supplie Votre Altesse de ne rien tenter avant… quelque temps. Les ordres d’exil sont tombés sur un coup de colère du Roi. Il vaut mieux la laisser s’apaiser. D’autant que pour l’instant ma pauvre filleule serait bien en peine de paraître à la Cour.

— Soit ! Nous attendrons un peu… mais pas trop longtemps. Il n’est pas bon non plus de se faire oublier.

Raguenel pensait, au contraire, que se faire oublier serait la meilleure chose pour Sylvie et les anciens habitués du Val-de-Grâce[73], mais il ne voulait pas non plus décourager Mademoiselle. Il tint sa langue, salua une dernière fois et regarda la cavalcade encadrant le carrosse embouquer la grande allée à vive allure.

Commença alors, pour le château, une période étrange : il y avait Sylvie enfermée seule avec le médecin inconnu sans que personne pût savoir à quel traitement il la soumettait, et puis, autour, il y avait le château tout entier dont la vue semblait suspendue à cette chambre si bien close. Même Jeannette ne pouvait dire ce qui s’y passait. Suivie d’un laquais toujours chargé qu’elle laissait dehors, elle apportait de l’eau, de la nourriture qui se composait surtout de potages aux légumes, de lait et de compotes, changeait les draps du lit et le linge de la malade dont la maigreur l’effrayait, ou devait se procurer des choses aussi bizarres que de la glace et des sangsues mais, chaque fois qu’elle entrait, le médecin se tenait debout devant la fenêtre, le dos tourné, les mains appuyées à l’espagnolette ; il n’en bougeait pas sauf pour aider à changer les draps car il ne permettait pas l’entrée d’une autre servante. Il ne parlait pas, ne regardait même pas Jeannette, ce qui avait le don de l’agacer. Quant à Sylvie, elle la trouvait toujours endormie.

— C’est à croire qu’il lui donne une drogue pour ça avant que j’arrive, confia-t-elle à Perceval et à Corentin. Mais on dirait qu’elle va mieux. Elle n’est plus rouge et serait même plutôt pâle. Seulement, parfois, on dirait qu’elle souffre dans son sommeil. Oh ! J’ai tellement hâte qu’on nous la rende, conclut-elle en s’essuyant les yeux au coin de son tablier. Et puis ce n’est pas bien convenable, cet homme qui vit enfermé avec elle jour et nuit !

— Si c’est le prix à payer pour la guérir, c’est de peu d’importance, soupira le chevalier. Une grande malade n’est plus une femme pour son médecin et le médecin n’est plus un homme…

Cette belle confiance ne l’empêchait pas de passer des nuits blanches devant la porte si bien close, installé dans un fauteuil qu’il y transportait chaque soir, épiant les bruits, parfois bizarres, qui venaient de la chambre : cela ressemblait à des prières, des incantations dans une langue inconnue. Il en venait à penser qu’en disant qu’il y avait du sorcier dans ce Ragnard, Jeannette ne se trompait pas beaucoup. Cela expliquait le soin avec lequel Mademoiselle cachait ce médecin : la redoutable Compagnie du Saint-Sacrement avait de longues oreilles et même une princesse pouvait la redouter.

En attendant, Perceval trouvait le temps fort long, d’autant qu’il souffrait aussi du manque de nouvelles venues du monde extérieur. On ne savait toujours pas ce qu’était devenue Marie. Il avait fait lui-même un aller et retour à la Visitation de la rue Saint-Antoine dans l’espoir qu’elle y serait peut-être retournée, mais personne ne l’y avait vue. De plus – et plus inquiétant encore ! – il n’avait pas reçu la moindre réponse de Toulon. Personne n’avait répondu à sa dernière lettre. Pas même l’abbé de Résigny, cet infatigable écrivassier. La flotte s’était-elle encore déplacée ? Comment le savoir dans ce Fontsomme enfermé à la fois par les neiges et l’exil de sa maîtresse ?

Enfin, l’hiver s’effaça. La terre boueuse reparut avec les fondrières et les premiers bourgeons des arbres. Et puis, un matin, alors que Perceval rapportait son fauteuil chez lui, la porte de Sylvie s’ouvrit et maître Ragnard, habillé de pied en cap, son bagage à la main, fit son apparition. Il regarda le chevalier avec un grand calme et prononça les premières paroles que celui-ci eût entendues de sa bouche :

— Voulez-vous me faire préparer un cheval, s’il vous plaît ?

— Vous partez ?

— Sans doute. Mon ouvrage est achevé. La malade est entrée en convalescence et je n’ai plus rien à faire ici…

Il se dirigeait vers l’escalier, se ravisa :

— Vous trouverez sur la table mes instructions écrites pour les soins qu’il convient de donner encore dans les jours à venir. Serviteur, monsieur ! Ah ! Faites attention, elle a besoin de ménagements.

Fou de joie, Perceval l’accompagna aux écuries, cherchant un moyen quelconque de le remercier et aussi d’en savoir un peu plus sur le mal dont avait souffert Sylvie ; l’autre s’obstina dans un mutisme total, se contentant de soulever son chapeau lorsqu’une fois en selle il se dirigea vers la grande avenue du château. Perceval n’attendit pas qu’il se fût éloigné et prit sa course jusqu’à la chambre de sa filleule où une Jeannette enthousiaste l’avait précédé. Sylvie était étendue dans son lit les yeux grands ouverts, des yeux clairs et qui regardaient droit. Visiblement, elle était encore faible mais un peu de rose revenait à ses lèvres et elle sourit en tendant les bras vers lui :

— Que c’est bon de vous retrouver ! Il me semble que je ne vous ai pas vu depuis des années…

— Vous pouvez dire un siècle, mon cœur. Qu’est-il advenu de vous durant tout ce temps ?

— Je l’ignore… Tout ce dont je me souviens c’est d’avoir souffert dans tout mon corps, mais surtout d’avoir dormi… et rêvé. D’abord c’étaient d’horribles cauchemars ; petit à petit, mes rêves sont devenus plus doux… Il me semblait que je retournais à Belle-Isle… et que j’étais heureuse…

— Maintenant, c’est moi qui vais m’occuper de vous et tout va aller bien, déclara Jeannette, d’un air de défi qui en disait long sur ce qu’elle avait enduré tous ces jours. Et elle commença par faire disparaître les traces du passage du médecin, puis s’installa un lit dans la chambre même de sa maîtresse.

Peu à peu, Sylvie revint à une vie normale et retrouva son aspect de naguère. Pourtant, son humeur semblait changée. C’était comme si, en elle, un ressort s’était détendu, lui ôtant un peu de ce goût de la vie qui l’habitait depuis la petite enfance. Au cours des promenades, de plus en plus longues, qu’elle faisait chaque jour au bras de Perceval, à travers la campagne, elle finit par laisser percer la tristesse que lui causait le silence de ceux qu’elle appelait « nos marins », mais ne posa aucune question concernant Marie. Non qu’elle eût chassé sa fille de son cœur – c’était là chose impossible parce qu’elle l’aimait trop ! –, cependant elle refusait d’évoquer son souvenir, son image même, comme celui qui a souffert rejette la vue d’un instrument de torture.

Perceval le comprenait, et au fond cela l’arrangeait car il n’osait pas lui dire que Marie avait disparu. D’autant que, s’étant rendu un matin à Saint-Quentin avec le jeune Lamy, celui-ci pour renouveler à l’abbaye sa provision d’ail et Perceval pour restituer à son ami le chirurgien Meurisse un ouvrage emprunté, il y avait appris quelque chose de peu rassurant. Tandis qu’avec Meurisse il buvait à l’auberge de la Croix d’Or quelques pots d’une excellente bière, maître Lubin le patron lui avait remis une paire de gants oubliés par Mlle de Fontsomme lors de son dernier passage. En questionnant adroitement le brave homme, Perceval sut que Marie s’était arrêtée chez lui quelques semaines plus tôt, y avait laissé l’ami avec qui elle voyageait et l’avait rejoint le soir même avant de reprendre, au matin, la route de Paris. Comportement bizarre qui n’avait pas été sans poser de questions à un homme habitué cependant aux lubies de ses hôtes. On connaissait bien Mlle Marie et l’on ne comprenait pas ce qu’elle pouvait faire en compagnie d’un homme qui aurait pu être son père, mais la jeune fille était de trop haut rang pour qu’on se permette autre chose que des conjectures. Simple curiosité d’ailleurs, leurs relations ne semblaient pas dépasser le stade de l’amitié. On avait pris deux chambres et Marie traitait son compagnon avec une certaine désinvolture… Là-dessus, passé au crible des questions de Perceval, l’aubergiste fournit une description si minutieuse du voyageur que Perceval ne conserva aucun doute : le compagnon de Marie, c’était Saint-Rémy, et c’était suffisamment inquiétant. Pourquoi ce voyage ensemble et, surtout, quelle place tenait ce misérable, cet assassin, ce dénonciateur dans l’esprit de Marie ? Il ne pouvait être question du cœur : lorsque l’on aime un Beaufort on ne reporte pas ses affections déçues sur un Saint-Rémy ! N’empêche qu’en rentrant à Fontsomme, Perceval cherchait fiévreusement un prétexte valable pour aller à Paris et s’y livrer à une enquête minutieuse…

Ce fut le courrier qui vint à son secours.

Dès que maître Ragnard eut regagné le palais du Luxembourg et que l’on sut Mme de Fontsomme hors de danger dans la société parisienne où elle conservait nombre d’amis, ceux qui ne réglaient pas leur vie sur le froncement des sourcils royaux se hâtèrent de lui écrire : Mademoiselle d’abord, puis Mme de Montespan, Mme de Navailles, d’Artagnan bien qu’il ne soit pas vraiment un homme de plume et surtout la chère Mme de Motteville.

La mort d’Anne d’Autriche ayant dissous sa maison, sa fidèle suivante quitta une cour où elle n’avait plus que faire et s’installa à la Visitation de Chaillot où sa sœur, Madeleine Bertaut, avait succédé en tant que Supérieure à Mère Louise-Angélique, connue dans le siècle sous le nom de Louise de La Fayette. C’est par elle que l’on sut l’arrivée de Marie dans ce couvent où elle ne connaissait pas grand-monde :

« Elle m’a laissé entendre qu’elle ne souhaitait pas faire profession mais se donner un temps de réflexion et prendre conseil de sa conscience ainsi que de Dieu… »

Ces derniers mots eurent le don d’agacer Perceval. Prendre conseil de Dieu ? Il était bien temps, alors que cette jeune sotte venait de traverser la France en compagnie d’un gredin et d’amener sa mère à deux doigts de la mort. Cependant, il se contint pour ne pas blesser Sylvie qui semblait tellement soulagée.

— Grâce à Dieu, elle est en sûreté ! soupira-t-elle en repliant la lettre qu’elle venait de lire à haute voix. Il nous faut seulement prier pour qu’elle nous revienne un jour ! Tout ce que j’espère, à présent, c’est de recevoir bientôt des nouvelles de Philippe. Ce long silence est cruel !

Le Ciel décida sans doute de se montrer clément car, le lendemain même, on recevait une lettre de l’abbé de Résigny. Datée de La Rochelle et pleine d’enthousiasme, elle ne faisait aucune allusion au drame du château familial… Les vaisseaux de Beaufort n’avaient fait que toucher terre à Toulon pour se ravitailler avant de passer dans l’Atlantique où deux tâches les attendaient. D’abord escorter à Lisbonne la fiancée du roi du Portugal qui n’était autre que la turbulente Marie-Jeanne-Élisabeth, nièce de Beaufort, et ensuite – ou en même temps ! – s’opposer aux entreprises de l’Angleterre sur la Hollande, alliée de la France par traité. Charles II, le frère bien-aimé de Madame, avait fait détruire les comptoirs de Guinée et, en Amérique, s’était emparé de La Nouvelle-Amsterdam[74]. Aussi, après de longues négociations, Louis XIV se décidait-il à soutenir son alliée par les armes. Sous le haut commandement de Beaufort, ses deux plus grands marins Abraham Duquesne et le chevalier Paul prirent la tête l’un de la flotte du Ponant, l’autre de celle du Levant.

« La guerre est devant nous, écrivait l’abbé d’un ton où l’on sentait percer les soupirs. Elle sera rude car l’Angleterre possède beaucoup plus de navires que nous, mais tous les fous qui m’entourent s’en réjouissent, à commencer par notre jeune héros qui me charge de mille tendres baisers pour Mme la duchesse et Mlle Marie. Il se porte à merveille… mieux que votre serviteur à qui les grandes vagues vertes de l’Atlantique ne réussissent pas plus que les dernières bénédictions données aux mourants sur un pont couvert de sang et criblé de mitraille… Peut-être me laissera-t-on à Lisbonne ou bien m’enverra-t-on attendre la flotte à Brest où elle mouillera l’hiver ?… »

— L’abbé vieillit, commenta Perceval. Il aura bien mérité de prendre quelque repos ici. D’autant que Philippe n’a plus vraiment besoin de lui…

— Il y a un moment déjà qu’il n’en a plus besoin mais ils sont liés par une telle affection que j’hésite à lui demander de rentrer. Et puis, qui nous écrirait ?

Curieusement, la guerre qui se rallumait avec l’Angleterre allait influencer les hésitations de Marie…