Les temps joyeux des débuts de son mariage étaient révolus pour Madame dont les relations avec son époux allaient se détériorant en dépit de la présence de deux enfants. Cela par la faute des amis de Monsieur dont les uns la détestaient comme le chevalier de Lorraine, ou Vardes qu’elle avait fait exiler, et d’autres comme Guiche l’aimaient trop. En outre, si ses relations avec le Roi restaient confiantes et même tendres car Louis XIV voyait en elle son lien le plus sûr avec l’Angleterre joint à une conseillère intelligente et fine, la rupture était presque complète avec Marie-Thérèse qui ne cachait plus une jalousie au moins aussi forte que celle inspirée par La Vallière. Enfin, ce qui se passait à Londres inquiétait la princesse et même la désolait : la reine Henriette, sa mère, était revenue en France, chassée par la terrible épidémie de peste qui s’était étendue sur la capitale anglaise et avait tué nombre de ses amis, mais elle n’était pas d’un grand secours pour sa fille, partageant son temps entre son château de Colombes et les eaux de Bourbon. Ensuite, conséquence de l’épidémie et des nombreux feux qu’il avait fallu allumer pour détruire les cadavres, Londres, un an après, était ravagée presque en totalité par le terrible incendie qui détruisit tout les vieux quartiers et ferait date dans l’Histoire. Enfin, le petit duc de Valois qui allait sur ses deux ans tomba malade au moment où se détérioraient les relations entre les deux hommes qu’elle aimait le plus au monde : son frère Charles II et son beau-frère Louis XIV. Alors, apprenant que la jeune Marie de Fontsomme qu’elle avait toujours aimée tendrement était retirée au couvent de Chaillot, elle lui envoya Mme de La Fayette pour lui demander de revenir auprès d’elle. Et Marie reprit à la fois le chemin du Palais-Royal et une place privilégiée auprès de la princesse. Sur l’ordre de celle-ci, Mme de La Fayette en écrivit à la mère exilée, mais Marie, elle, continua de garder le silence… Résignée à présent, Sylvie se contenta, dès lors, d’attendre la suite des événements.
Le cours régulier, un rien monotone parfois, des jours, des semaines et des mois, glissait sur Fontsomme et ses habitants. Sylvie qui avait recommencé à monter à cheval s’occupait beaucoup de ses paysans. Ils lui rendaient sa sollicitude en respect et en amitié, même s’il lui fut toujours impossible de percer le mystère entourant la disparition de Nabo. Elle finit d’ailleurs par abandonner : c’était leur secret à eux et elle ne voulait pas forcer les consciences.
Contrairement aux dix années suivant son veuvage qu’elle avait vécues à Fontsomme, elle n’entretenait plus aucune relation avec les châtelains environnants. Ceux-ci, autrefois si empressés, ne se souciaient plus d’une femme ayant encouru la colère du Roi. Elle n’en souffrait pas et Perceval pas davantage, qui s’adonnait avec passion à la botanique, la lecture, l’art des jardins et des parties d’échecs acharnées avec l’abbé Portier ou son ami Meurisse, qui venait parfois passer quelques jours. En outre, il entretenait une énorme correspondance avec des amis parisiens – Sylvie n’aimait pas beaucoup écrire et c’était lui qui se chargeait du courrier de la maison –, grâce à qui les bruits du monde continuaient d’arriver dans leur retraite. Mademoiselle se montrait la plus assidue et par elle on n’ignorait rien de ce qui se passait à la Cour. On sut ainsi qu’en dépit des enfants qu’elle continuait à donner au Roi, La Vallière allait vers son déclin, poussée peu à peu dans l’ombre de la disgrâce par un astre montant à l’éclat irrésistible : l’éblouissante Athénaïs de Montespan était en train de prendre Louis XIV dans ses filets. Lorsque La Vallière, grosse encore une fois, reçut le titre de duchesse, il ne fit de doute pour personne que c’était là un cadeau de rupture car il y avait longtemps déjà que la plus timide des favorites avait entamé son calvaire. La chute de Mme de Montespan dans les bras du Roi suivit de peu cet événement et, cette fois, ce fut la rumeur de la province qui en apporta la nouvelle à ceux de Fontsomme : c’est, en effet, à La Fère, distante de quelques lieues et où Louis XIV avait mené les dames pour leur faire admirer son armée, que tomba une vertu qui se disait si forte. La Vallière laissée volontairement à Paris n’avait pu le supporter : elle s’était jetée dans son carrosse en dépit de son état et des mauvais chemins pour rejoindre un amant qu’elle adorait, mais ne put que constater son malheur : son ancienne compagne des filles d’honneur de Madame était en train de la chasser… Encore quelques mois et elle quitterait la Cour pour le couvent de Chaillot. Quant à Mme de Montespan, elle n’écrivit plus jamais.
Sylvie se demanda alors si sa belle amitié pour sa fille durait toujours maintenant que la favorite pouvait laisser derrière elle les témoins des temps difficiles. À commencer par son mari, épousé par amour cependant, et qui, à présent, emplissait la Ville et la Cour des excès de sa fureur : il avait rossé les Montausier accusés par lui d’avoir livré sa femme au Roi, portait des cornes à son chapeau et voulait provoquer Louis XIV en duel. Il réussit seulement à récolter la Bastille. Sous la plume de Mademoiselle, ses excentricités prenaient un tour irrésistible, même si la bonne princesse savait y déceler la douleur vraie. Malheureusement, elle ne mentionnait jamais Marie sinon en filigrane : ainsi, depuis la mort du petit duc de Valois son fils, Madame tout à sa douleur se tenait à l’écart de la Cour. Sylvie pensa que c’était aussi bien pour Marie…
En fait, ce qu’elle espérait toujours trouver dans les lettres de Mademoiselle, c’étaient des nouvelles de François dont celle-ci restait la plus fidèle amie. Elle n’en parlait guère que pour déplorer la détérioration rapide des relations du duc avec Colbert en dépit des combats livrés – et gagnés ! – et en dépit de l’énorme travail de reconstruction de la flotte – cependant chère au ministre – à laquelle Beaufort consacrait tout son temps à terre. Jamais plus on ne le voyait à Paris, et pas davantage Philippe attaché à lui comme son ombre.
Un soir d’hiver enfin…
Les valets commençaient à fermer les volets intérieurs et Corentin faisait, avec ses chiens, sa ronde habituelle tandis qu’aux cuisines on couvrait les feux pour la nuit, quand la grande avenue aux ormes s’emplit des bruits d’une cavalcade : claquement allègre des sabots, tintement des gourmettes, grincement des roues de carrosse… En un instant, le château tout entier se secoua et se retrouva sur pied. On courut aux lanternes et aux torches, Corentin revint en hâte, cependant que Sylvie qui brodait une chasuble pour l’abbé Portier et Perceval qui buvait un bouillon de pintade au coin de la cheminée de la bibliothèque se jetaient vers les fenêtres. Il y avait là un carrosse de voyage précédé de trois cavaliers et suivi d’une demi-douzaine d’hommes armés :
— Serait-ce Mademoiselle qui nous revient ? demanda Raguenel.
Sylvie, avec un cri étranglé, ramassait ses jupes et s’élançait en courant vers le grand vestibule : avant même que les lumières n’eussent éclairé les visages et que les chapeaux ne s’envolent joyeusement au bout des bras, son cœur les avait reconnus : ceux qui arrivaient là, c’étaient François et Philippe accompagnés de Pierre de Ganseville. On entendit la voix forte de Beaufort réclamer « une chaise pour porter M. l’Abbé » ! L’occupant du carrosse était, en effet, l’abbé de Résigny, mais combien changé ! Resté à terre durant la dernière campagne et confié à un confortable couvent nantais à la suite d’un petit accident, il y avait prospéré physiquement au point d’avoir doublé de volume, ce qui lui valait la douloureuse crise de goutte dont il souffrait.
— Ses chères moniales voulaient le garder, expliqua Beaufort en riant, mais M. l’abbé a tenu à nous accompagner pour faire pénitence !
— Il fallait à tout prix que je revienne, expliqua le malade porté avec une sage lenteur par deux solides laquais. J’ai besoin de retrouver un régime plus frugal et de maigrir…
— Cela m’étonnerait que vous y arriviez ici, s’écria Perceval en riant, nous avons peut-être le meilleur cuisinier de France ! D’ailleurs, vous allez bientôt en juger…
La cuisine, en effet, s’était réveillée dès que le pas des chevaux s’était fait entendre et Lamy était déjà à l’ouvrage.
— Que voilà une bonne nouvelle ! clama Beaufort. Nous mourons tous de faim.
Sylvie ne l’entendit même pas : elle pleurait de bonheur dans les bras de ce fils dont elle avait craint ne le revoir jamais. Elle ne s’arrêtait de l’embrasser que pour le contempler avec admiration : c’était à présent un magnifique gaillard dont n’importe quelle mère eût été fière. Le duc reprit, en riant :
— Vous m’aviez confié un jeune garçon mais je vous rends, il me semble, un duc de Fontsomme pleinement réussi.
— Vous me le rendez ? souffla Sylvie incrédule.
— C’est mon intention, mais…
— Mais moi je ne veux pas, ma mère, corrigea Philippe. Là où ira M. l’amiral je veux aller aussi…
— Nous en reparlerons tout à l’heure, coupa celui-ci. Il fait un froid affreux dans ce vestibule. Allons nous réchauffer !
Après que l’on eut porté l’abbé de Résigny dans son ancienne chambre avec tout le soin désirable et en lui jurant qu’il allait être servi, le reste des voyageurs s’installa devant une table dressée en un temps record et déjà couverte de nombreux plats. Avant de s’asseoir, la duchesse revint à la réalité et crut bon de prévenir :
— Vous devez tout de même savoir, monseigneur, avant de prendre place à cette table ce qu’il est advenu de moi. J’ai été…
— Exilée ? Je sais. Mademoiselle me l’a dit, en s’en indignant fort, et je la rejoins dans son sentiment. Ce jeune blanc-bec couronné commence bien mal son règne en s’attaquant aux plus fidèles des siens mais, de ce sujet, nous débattrons plus tard. Je dirai seulement que c’est, pour moi, une raison de plus de vous laisser Philippe. Il est chef de famille et vous aurez besoin de lui.
La joie de Sylvie baissa de plusieurs degrés.
— En ce cas, vous faites erreur, mon ami. Le Roi m’a nettement laissé entendre que son ordre d’exil ne touche que moi et qu’il entend garder sa faveur à mes enfants s’ils le servent bien.
— Là ! triompha Philippe. Qu’est-ce que je vous disais, monseigneur ? Ma mère a l’âme trop haute pour me vouloir garder dans ses jupes quand elle sait à quel point j’aime le service à la mer ! En revanche, c’est Marie que j’espérais trouver ici. Où est-elle ?
— Elle a repris son service auprès de Madame.
— Est-ce qu’elle n’est pas un peu folle ? Après être tombée comme la foudre sur Toulon en demandant pour ainsi dire M. l’amiral en mariage, ce qu’il a eu la bonté incroyable d’accepter, elle a disparu d’un seul coup en laissant seulement une lettre aux termes de laquelle cette jeune dinde lui rendait sa liberté. Et maintenant, elle est retournée chez Madame ? Vous la voyez souvent, j’espère ?
— Jamais, dit Perceval se lançant au secours de Sylvie dont il voyait les yeux se remplir de larmes. Laisse ta mère, je t’expliquerai, mais tu n’as pas tort de penser que ta sœur est un peu folle.
— Eh bien je la ramènerai à la raison ! C’est mon rôle à présent et elle me rendra compte de sa conduite. En vérité…
— Oubliez-la pour l’instant, monsieur mon fils, coupa Sylvie, qui ne tenait pas à ce que l’on s’étende trop sur un sujet qu’elle préférait de beaucoup confier à la diplomatie de son parrain. Et vous, monseigneur, vous parliez il y a un instant d’une « raison de plus » de vous séparer de Philippe. Cela veut dire qu’il y en a d’autres ?
— Bien sûr qu’il y en a d’autres, coupa le jeune homme. M. l’amiral veut partir en croisade et pense qu’il a peu de chances d’en revenir vivant…
— En croisade ?
Beaufort assena sur la table un coup de poing qui fit sauter la vaisselle de vermeil :
— Et si tu voulais bien m’accorder la parole ? gronda-t-il. Ceci est mon affaire et tu me permettras de l’exposer moi-même à ta mère et au chevalier de Raguenel.
Repoussant son assiette, il vida son verre que le valet placé derrière lui se hâta de remplir, geste qui détourna sur lui l’attention du duc :
— J’aimerais que nous soyons seuls dans cette salle, dit-il.
Un geste de Perceval fit sortir les serviteurs. Beaufort accoudé à la table reprit la parole sur un ton où perçait la colère :
— Mes relations avec Colbert sont devenues détestables. Cet homme me hait je ne sais pourquoi…
— Nous le savons tous ici, fit gravement Perceval. Parce que vous étiez l’ami de Fouquet et qu’ensemble vous aviez formé de grands projets…
— Des projets qu’il reprend à son compte et je ne le lui reprocherais pas s’il ne vidait la charge d’amiral de France de toute sa substance. Depuis que, l’an passé, le Roi l’a chargé des affaires concernant la marine du Levant et du Ponant, il n’est rien qui ne dépende de lui, qui ne passe par ses mains. Ainsi, il fait construire de nombreux vaisseaux afin de doter le royaume de flottes capables d’affronter n’importe quel ennemi, mais je n’ai pas le droit d’en faire sortir un seul. Je ne commande en fait qu’à une poignée de vieux navires. C’est au point que si j’en veux un neuf, et des marins pour le manœuvrer, je dois payer le tout sur mes propres biens. Et le Roi lui donne raison…
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