Sylvie se sentit frémir. Le regard qu’elle échangea avec le chevalier de Raguenel était plein d’angoisse. Elle devinait trop bien ce qui se cachait derrière cette espèce d’impuissance à laquelle Louis XIV et son ministre condamnaient peu à peu cet homme, puisque le Roi avait découvert ce qu’il était au juste pour lui. Le chevalier et Sylvie savaient qu’il ne le supporterait pas longtemps. On devait jouer sur l’espoir que les vieux démons de la Fronde se réveilleraient et pousseraient Beaufort à la faute. Elle l’écoutait à peine tandis qu’il achevait de dévider l’écheveau épais de son amertume : on ne cessait de lui reprocher ses meilleures initiatives, comme cet accord qu’il avait entrepris de passer avec le roi du Maroc grâce auquel on pouvait être assurés de ports de repli aussi bien en Méditerranée que dans l’Atlantique.

— On me reproche de me mêler de ce qui ne me regarde pas et Colbert ose exiger que moi, prince français, je ne m’adresse à lui que par le truchement d’un secrétaire. Il prétend que mes lettres sont illisibles ! Il a mis beaucoup de temps à s’en apercevoir !

Si le détail n’avait montré une volonté délibérée d’offenser l’Amiral, Sylvie eût peut-être souri. Avec les années, l’orthographe de François et ses tournures de phrases parfois spéciales n’avaient pas dû s’améliorer. Mais il lui était cruel de voir ce prince si généreux et si noble systématiquement humilié par un ministre, doué de grandes vues sans doute, mais qui employait vraiment tous les moyens lorsque l’on s’avisait de le gêner ou de lui porter ombrage. Sur un ton où perçait la fatigue, François conclut :

— Je savais déjà qu’il n’y avait pas de place pour nous deux dans la Marine, mais c’est lui qui l’emporte puisque le Roi vient de le nommer secrétaire d’État à ladite Marine…

— Vous allez vous retirer dans vos terres ? souffla Perceval incrédule.

— Vous me connaissez assez pour savoir qu’il n’en est rien. Le pape Clément IX appelle les souverains d’Europe à la croisade pour délivrer l’île de Candie, possession de Venise, que le Turc assiège depuis plus de vingt ans. Vingt ans ! Un siège tellement gigantesque qu’on l’a baptisé la « Gigantomachia » ! Il y a là-bas un homme étonnant, il a nom Francesco Morosini, capitaine-général des troupes de la Sérénissime République et de ses rares alliés comme le duc de Savoie, mon neveu. Il tient tête à l’assaillant avec une sorte de génie. Quand les Turcs entament des sapes sous ses forteresses, il fait tomber sur eux de grosses bonbonnes de verre emplies d’un mélange sulfureux qui éclate et tue trois cents hommes d’un coup ! Un soldat de cette valeur mérite qu’on l’aide et le Sultan qui a mis sa tête à prix le sait si bien qu’il envoie Köprülü Fazil Ahmed Pacha, son grand vizir, attaquer lui-même Morosini. J’ai donc décidé, puisque je n’ai plus rien à faire en France, de me vouer à cette tâche. Ainsi, je fais construire un grand vaisseau digne de ce beau titre d’Amiral qu’un Colbert est en train de réduire à rien…

À son tour, Perceval s’accouda sur la table pour regarder Beaufort de plus près. Ses paupières se resserrèrent jusqu’à réduire ses yeux à deux fentes brillantes :

— Un instant, monseigneur ! Vous n’avez pas le droit de partir ainsi sans l’aveu du Roi. Or, celui-ci entretient d’assez bonnes relations avec la Sublime Porte pour contrebalancer la puissance des Habsbourg ? Il est… autant dire l’allié du sultan ottoman.

— Sans doute, mais il est aussi le Roi Très Chrétien et il ne peut se permettre de repousser l’appel du pape.

— Autrement dit : il est pris entre deux feux ? Sauriez-vous par hasard quel est là-dessus l’avis de Colbert ?

Beaufort eut un sourire où l’ironie le disputait à l’amertume :

— Que croyez-vous ? fit-il avec une soudaine douceur. Il est d’accord pour l’envoi d’une flotte avec un corps expéditionnaire… et même pour que je commande tout cela.

— Tiens donc !

— Eh oui. J’avoue que cette soudaine générosité m’a donné à penser ; maintenant, je crois avoir compris : Colbert voit là une excellente occasion de se débarrasser de moi. Je ne sais pas encore comment il compte s’y prendre mais je sens qu’il y pense, ajouta-t-il avec un rien de mélancolie.

— Et vous avez l’intention de le laisser faire ? s’insurgea Sylvie.

— Non… Non, bien sûr. Et soyez certaine que je me garderai autant qu’il sera possible car le danger sera partout ; c’est pourquoi je vous ramène Philippe.

— Et c’est pourquoi, moi, je refuse ! s’écria le jeune homme. Vous parlez de danger, monseigneur, et vous me refusez le droit d’y participer ? Où que vous alliez j’irai !

— Tu es chef de famille. Tu es le dernier d’un très grand nom. Tu dois à tes ancêtres de les continuer. D’ailleurs, je n’emmène pas non plus Ganseville…

Il sourit à son écuyer qui rougissait et envoya à Sylvie la fin de son sourire.

— Lui aussi est le dernier de son nom. Et il va se marier !

— C’est vrai ? Oh, comme je suis heureuse ! dit Sylvie en tendant une main à cet ami de toujours. Et dire que vous juriez de mourir dans le célibat !

— C’est vrai, madame la duchesse. J’en étais même persuadé jusqu’au jour où, à Brest, j’ai eu l’honneur d’être présenté à la plus jolie jeune fille que j’aie jamais vue. Son père a bien voulu m’agréer et Mgr le duc a donné son accord. Je vais donc épouser Mlle Enora de Kermorvan, ajouta-t-il d’un ton ému, mais je n’en éprouve pas moins de honte. Manquer ainsi à mon devoir envers mon prince !

— Tu dois fonder une famille… et tu pourras servir sous Abraham Duquesne qui est bien le plus grand marin que je connaisse et mon ami ! De toute façon, conclut Beaufort avec un soudain éclat de gaieté, la mer ne t’a jamais rendu ton amour. Au moins ton estomac restera en place !

— Tout cela est bel et bon, reprit Philippe avec une soudaine violence, mais moi je ne me marie pas et je vous suivrai, monseigneur, que vous le vouliez ou non. D’ailleurs, je ne courrai pas tant de risques. N’emmenez-vous pas votre neveu, le chevalier de Vendôme, qui n’a que quatorze ans et que vous aimez ?

— Il n’est pas l’aîné des fils de mon frère et il est destiné à Malte. Si Dieu le veut, il sera un jour grand prieur de France. Il est temps de l’amariner… Quant à toi…

— Emmenez-le ! pria Sylvie. Je ne veux pas le voir malheureux, et tel que je le connais, il vous rejoindrait d’une manière ou d’une autre. Je préfère le savoir à vos côtés.

Quittant sa place, Philippe courut à sa mère, la prit dans ses bras, la serra contre lui et l’embrassa avec une tendresse qui fit monter des larmes dans ses yeux.

— Tu viendras donc ! bougonna Beaufort qui contemplait la scène. J’ignore encore le moyen de vous résister à tous deux…

Tout heureux d’avoir obtenu ce qu’il voulait, Philippe se précipita chez son précepteur pour lui annoncer la bonne nouvelle. Cependant, Sylvie qui s’était déchiré le cœur en plaidant la cause de son fils éprouva le besoin d’être un peu seule. Sur une vague excuse, elle quitta la table. Les trois hommes allaient s’attarder sans doute un moment autour des pipes et des liqueurs pour savourer l’un de ces moments d’intimité entre hommes qu’ils affectionnent et où les femmes n’ont guère leur place. Elle alla prendre une grande mante à capuchon doublé de fourrure et sortit par l’une des portes-fenêtres du grand salon donnant sur un large degré par lequel on descendait vers les jardins et, plus loin, vers l’étang qu’une lune froide faisait briller comme du mercure.

À pas lents, elle traversa les parterres cernés de petit buis toujours vert, dont la terre refleurirait bientôt. La nuit était presque douce grâce à un léger vent du sud qui s’était levé après l’arrivée des voyageurs. Elle apportait déjà comme une odeur de printemps, mais la promeneuse ne s’en réjouit pas autant que d’habitude. Elle adorait la saison du renouveau, l’éclosion progressive des arbres et des plantes ; ce printemps-ci serait celui d’une angoisse de chaque moment et elle se maudit d’avoir tout à l’heure plaidé la cause de Philippe. Cette guerre, cette… croisade comme ils disaient, lui causait une peur affreuse parce qu’elle avait décelé chez François le besoin d’affirmer sa valeur par de grandes actions, peut-être même la recherche de quelque sanglante apothéose qui inscrirait à jamais son nom dans le grand livre d’or des héros. Comment interpréter autrement cette répugnance qu’il montrait à emmener le fils qu’il chérissait ? La pensée d’un autre Philippe, le petit chevalier de Vendôme, ne la consola pas : il n’était pas son enfant à elle, le seul qui lui restât puisque Marie la rejetait…

Elle s’assit sur un banc de pierre placé sous un saule aux minces branches dénudées pour regarder l’eau calme et resta là un long moment au bout duquel son oreille fine décela un pas solitaire qui s’approchait, un pas de chasseur extraordinairement léger cependant ; elle le reconnut entre mille. Elle ne se retourna pas et dit :

— Mme de Schomberg et Pierre de La Porte ont été exilés en même temps que moi. Savez-vous ce que cela veut dire ?

— Mademoiselle n’a parlé que de vous, sachant bien que vous seule m’importiez…

— C’est surprenant. L’événement a pourtant fait sensation. Eh bien, sachez que le Roi n’ignore plus rien des circonstances… particulières qui ont entouré sa naissance. Avant de recevoir l’hostie pour la dernière fois, la reine Anne s’est confessée à lui. Tenez-vous toujours à partir en croisade ?

Un silence soudain que vint troubler un soupir puis une respiration qui s’oppressait :

— Plus que jamais… peut-être pour éviter à ce jeune homme la tentation de me faire assassiner.

— Quelle sottise ! Il n’y céderait jamais. En dépit des débordements dus à sa jeunesse et à un sang… trop exigeant, il garde au fond de lui une vraie crainte de Dieu et ne se préparerait pas, en accomplissant le pire des crimes, des remords pour ses vieux jours. Mais il ne voit certainement aucun inconvénient à ce que les hasards d’une guerre lointaine lui évitent à jamais votre présence. Il sait que Colbert vous hait.

— Soyez logique ! Vous le voyez confiant un tel secret à un simple serviteur, lui qui se veut le plus grand roi du monde ?

— Bien sûr que non, mais il doit faire confiance à cette haine et la laissera faire.

— Devant Dieu le crime serait le même. Je comprends mieux certaines choses, maintenant que vous avez parlé. J’ai eu, ces jours, l’impression que ma vue lui était pénible. Déjà il ne m’aimait pas beaucoup ! Je dois lui faire horreur…

— J’ignore quels sont, au juste, ses sentiments pour vous mais la complaisance de Colbert envers votre expédition me la rend suspecte. Ne partez pas, François, je vous en prie !

Bouleversé par les larmes qui mouillaient la voix de Sylvie, il vint derrière elle et posa doucement ses mains sur des épaules tremblantes.

— Il y a si longtemps que vous ne m’avez donné mon nom, Sylvie ! Est-ce pour m’enlever mon courage que vous le prononcez ?

— Non… C’est parce que je voudrais tant… Je voudrais désespérément vous convaincre de rester…

— À cause de Philippe ? Je vous promets que je le tiendrai à l’écart du danger autant que faire se pourra.

— Pour lui, sans doute, mais surtout pour vous ! Oh, François, j’ai si peur de ce qui vous attend là-bas ! J’ai peur de ne jamais… jamais vous revoir ! Quelque chose me dit que non seulement vous ne vous garderez pas, mais encore que vous irez au-devant de la mort !

— C’est vrai que j’y pensais. Dans cette guerre que Dieu commande, j’avoue songer souvent à en profiter pour aller vers lui. Mourir en pleine bataille, en pleine gloire ! Quelle fin heureuse pour une vie manquée !

— Manquée ? Oh, François ! Comment pouvez-dire pareille chose ? Alors que…

— Chut ! Je sais ce que je vaux, Sylvie, et je crois que je suis las de moi-même autant que des autres…

D’un mouvement vif, il se glissa auprès d’elle sur le banc, saisit ses deux mains pour l’obliger à lui faire face.

— Un seul être au monde peut me donner envie de poursuivre une existence qui pèse à tant de gens et cet être c’est vous ! Si je reviens vivant, promettez-vous de m’épouser ?

Elle eut un sursaut, voulut se lever, lui échapper, mais il la tenait bien.

— C’est impossible ! Vous savez bien que c’est impossible !

— Pourquoi ? Parce que j’ai tué…

— Non. À cause de Marie qui m’a rejetée comme elle a rejeté son amour pour vous quand elle a su que vous êtes le père de Philippe.

— Comment l’a-t-elle su ?

— Vous n’avez donc pas reçu la lettre de Perceval ? Elle l’a appris par ce maudit Saint-Rémy qui avait réussi à se glisser dans l’entourage de votre frère Mercœur et qu’elle a connu chez Mme de Forbin.