— Ce misérable était là ? En Provence ? Et je ne l’ai jamais vu, jamais su, jamais rencontré ?
— Sans doute se gardait-il de vous. Ou bien a-t-il changé d’aspect. Toujours est-il que nous en sommes là : Marie m’a jeté son mépris au visage. Si je vous épousais, c’en serait fini du faible espoir que je garde encore de la retrouver un jour. Je suis persuadée qu’elle vous aime encore !
— Mais moi, je ne l’aime pas comme elle le voudrait. Je n’avais accepté que parce qu’elle menaçait de se tuer sous mes yeux et aussi parce que vous le demandiez, mais je comptais retarder encore et encore ce mariage jusqu’à ce qu’elle comprenne… ou qu’elle rencontre un autre homme. Voilà des mois que je prie pour cela.
— J’ai peur qu’elle ne me ressemble, dit Sylvie avec un triste sourire. Et même qu’elle n’ait pris de l’avance sur moi. J’avais quatre ans lorsque nous nous sommes rencontrés. Elle n’en avait que deux. Elle vous aimera toujours.
— Parce que vous m’aimez ? Que c’est doux à entendre, mon cœur ! Quant à notre mariage, j’ai pris dessus quelques idées quand, me rendant de Brest à La Rochelle, nous avons relâché à Belle-Isle… Oh, Sylvie, je l’aime plus que jamais ! C’est le seul endroit au monde où je puisse être vraiment heureux.
— Je n’ai aucune peine à vous croire.
— Alors, retenez-moi encore à la terre ! Acceptez de m’épouser à mon retour et, j’en jure Dieu, nous abandonnerons tout pour aller là-bas vivre ensemble. Nous… disparaîtrons ! Et ainsi on nous oubliera puisque nous n’offusquerons la vue de personne.
— Vraiment ? Nous ferions cela ?
Dans son besoin de la convaincre, François faisait glisser ses mains le long des bras de son amie. Il redoutait à chaque seconde qu’elle ne le repousse, mais Sylvie n’avait plus envie de lutter. Il y avait trop longtemps ! Elle se laissa aller contre sa poitrine.
— Foi de gentilhomme c’est ce que nous ferons, affirma-t-il avec gravité. Dites que vous m’épouserez !
— Revenez… et je serai à vous…
Il resserra son étreinte et ils restèrent longtemps au bord de l’étang à regarder l’eau calme parfois rayée de l’envol d’un oiseau pêcheur, à écouter le rythme accordé de leurs cœurs. Et ce fut seulement à l’instant de remonter vers le château que leurs lèvres se joignirent.
Au jour levant, Beaufort repartit pour Paris où il restait « quelques détails à régler », emmenant Ganseville dont il ne se séparerait qu’au moment de prendre la route du sud et Philippe qu’il eût volontiers laissé à Sylvie quelques jours de plus. Mais le jeune homme, méfiant, entendait s’attacher à ses pas…
Quant à ceux de Fontsomme, ils passèrent beaucoup de temps à consoler l’abbé de Résigny, honteux de s’être laissé envahir par la graisse au point d’être inutilisable et d’autant plus désespéré.
— Eh ! s’il n’y a que ça, l’abbé, on vous fera maigrir ! Lamy ne vous servira que des soupes claires, du pain rôti et de l’eau ! Ainsi vous serez tout frais pour la prochaine campagne…
Le malade leva sur Perceval des yeux de petit garçon privé de dessert :
— Ce serait bien cruel ! Le Seigneur et les bonnes choses sont tout ce qui me reste puisque Philippe est trop grand maintenant pour avoir un précepteur. On ne m’embarquerait plus…
— Et ça vous fait tant de peine ? Je ne vous savais pas si furieux marin ?
— Non… non, c’est vrai que je ne le suis guère mais… qui donc maintenant vous donnera des nouvelles ?
Il n’était pas seul à y penser. Sylvie appréhendait le silence qui allait venir et qui lui donnerait l’impression que Philippe et François étaient entrés dans un autre monde, inaccessible…
Les « détails » que Beaufort entendait régler à Paris appartenaient à la catégorie des doux euphémismes, pour l’excellente raison que ni le Roi ni Colbert ne souhaitaient que l’expédition à laquelle le pape les contraignait soit une réussite. Il ne s’agissait pas d’indisposer durablement l’allié turc. On commença par spécifier que Beaufort devrait se contenter de commander les « voiliers » tandis que Vivonne garderait les galères ; ensuite que le chef de l’expédition serait le duc de Navailles qui, s’il était un homme brave, n’avait jamais fait preuve d’une intelligence fulgurante. Dans son couple, le grand homme, c’était la duchesse Suzanne. On avait même refusé le grand Turenne pour être bien sûr que cela ne marcherait pas. Quant à Vivonne, il était prié de ne pas faire de zèle, de traîner autant que faire se pourrait avec ses galères le long des côtes d’Italie et de ne rejoindre Candie que lorsqu’il n’y aurait plus moyen de faire autrement sous peine de ridicule.
Autre avanie pour Beaufort, il ne devait en aucun cas quitter son vaisseau : ordre lui était donné d’y rester les bras croisés tandis que l’on mènerait l’assaut contre les Turcs. Cette fois, le duc se fâcha et en appela au pape qui dépêcha aussitôt un courrier à Louis XIV : dans l’esprit de Sa Sainteté, les véritables chefs de l’expédition étaient son neveu, le prince Rospigliosi, et le duc de Beaufort : il importait que celui-ci, dont la bravoure était célèbre, pût mener les troupes au combat. Ainsi tancés, le Roi et son ministre capitulèrent mais firent bien entendre que, s’ils permettaient l’expédition, il n’était pas question qu’ils y participent financièrement. C’était condamner Beaufort à la ruine car, bien entendu, il vendit tout ce qu’il possédait pour faire face à l’énorme dépense commencée avec le Monarque, le magnifique vaisseau-amiral que l’on construisait à Toulon[75].
Cette exigence insensée, qui eût fait reculer tout autre chef ne portant pas dans ses veines le sang de Godefroi de Bouillon, signifiait bien pour ceux qui l’aimaient – Duquesne le premier qui s’en indignait – une arrière-pensée : Beaufort ne « devait » pas revenir de Candie, donc ses biens ne lui seraient plus d’aucune utilité.
S’en rendit-il compte ? Il balayait les objections d’un mouvement d’épaules agacé : n’allait-il pas combattre pour la foi chrétienne comme il l’eût fait s’il avait suivi le chemin de Malte ? Toutes ces contingences misérables ne le touchaient pas. Il accepta même que les Italiens de Rospigliosi lui refusent le titre d’altesse parce que leur prince à eux n’y avait pas droit :
— De l’altesse et du reste je m’en moque ! Je mépriserai tout hormis les occasions de m’illustrer…
Le 2 juin cependant, avant de quitter Marseille, il écrivit au Roi une longue lettre qui s’achève ainsi : « Je crois que nous sommes tous contents les uns des autres et qu’il y a une entière union et amitié parmi ce qui est ici gens de terre et de mer… Tout se fait d’un même concert. Nous serions bien malheureux d’être d’un autre esprit. Cela, ce me semble, peut donner un grand respect et satisfaction à Votre Majesté, laquelle me fera la grâce, s’il lui plaît, de me tenir pour sa véritable créature. Toutes sortes de raisons m’y obligent et beaucoup plus celle que je n’oserais dire pour ne pas manquer au respect que celle du devoir… C’est de quoi je la supplie d’être persuadée et que je suis, avec la dernière soumission, de Votre Majesté, le très humble, très obéissant, très fidèle serviteur. Le duc de Beaufort. »
Pris peut-être d’un vague remords, Louis XIV fit verser une somme d’argent… que Beaufort distribua incontinent aux pauvres de Marseille.
Le 4 juin 1669 au matin, la flotte quittait le port du Lacydon, à Marseille, sous un soleil radieux qui faisait scintiller l’or et l’azur dont était couvert le Monarque. Le splendide vaisseau de quatre-vingts canons gonflait ses voiles neuves en faisant claquer, dans le vent du matin, la soie écarlate des quatre grands pavillons de l’Amiral portant les armes des Vendôme, soutenues par les effigies de saint Pierre et de saint Paul, et l’immense flamme bleu et or aux lis de France. Il accaparait le soleil, il habitait la mer à lui tout seul, et derrière lui les treize autres vaisseaux, assez beaux cependant, paraissaient sacrifiés. Debout sur le pont auprès du chevalier de La Fayette qui était son capitaine en second et son ami[76], Beaufort, tandis que tonnaient les canons du fort Saint-Jean, ne se retourna pas une fois vers la terre qu’il laissait derrière lui. Les acclamations de la foule massée sur le rivage ne l’atteignaient même pas. Il regardait la Méditerranée immense et bleue s’ouvrir sous son étrave comme une femme consentante. Il en emplissait ses yeux et ses rêves. Là-bas, dans une île perdue de la Grèce antique, l’attendait la gloire…
Un mois et demi plus tard, on apprenait avec consternation l’échec de l’expédition et surtout la mort du duc de Beaufort dont le corps n’avait pas été retrouvé. Son jeune aide de camp, Philippe de Fontsomme, avait eu le même sort…
Troisième partie
UN MASQUE DE VELOURS
1670
CHAPITRE 11
UN VÉRITABLE AMI…
Sylvie disait adieu à Fontsomme.
Appuyée au bras de Perceval elle faisait, au jardin, une dernière promenade avant d’effectuer le tour des pièces du château et de prendre congé de ses serviteurs. Ce mois d’avril exceptionnellement doux et ensoleillé faisait exploser la nature : les lilas embaumaient, les pommiers et les cerisiers se couvraient de blancheur délicate et chaque brin d’herbe neuve semblait proclamer sa joie d’avoir quitté les profondeurs de la terre pour revoir la lumière. L’étang ondulant sous une légère brise jetait des éclairs comme un feu d’artifice, mais toute cette joie ne faisait que rendre plus tragique la double silhouette en grand deuil qui s’y aventurait. Perceval vit une larme rouler sur la joue de sa compagne. Il serra un peu la main qui reposait sur son bras :
— Nous devrions abréger, mon cœur. Vous vous faites du mal…
— Peut-être mais j’ai passé tant d’années ici que je dois à toute cette beauté un salut, un merci. Bien qu’il me soit cruel de penser qu’elle n’appartiendra jamais à mon Philippe. Il aimait tant Fontsomme ! Le plus dur est de se dire qu’il n’y reposera pas et que son ombre ne gênera en rien celui qui va venir… Comment aurions-nous pu imaginer il y a seulement dix mois que ce misérable Saint-Rémy parviendrait un jour à ses fins et que Colbert, sinon le Roi, appuierait sa réclamation devant les cours souveraines…
— C’est d’autant plus étonnant que Beaufort comme Philippe ont été déclarés officiellement morts sur le seul rapport de cet homme, dont nul n’aurait pu imaginer qu’il était parti avec la flotte comme volontaire sous un faux nom.
En effet, dans les premiers jours de février, Saint-Rémy était revenu de Constantinople où, blessé et fait prisonnier à Candie, il aurait été soigné puis renvoyé par le sultan Mehmed IV lui-même, avec une lettre pour le roi de France lui assurant que le duc de Beaufort avait été pris pendant la bataille et décapité. Ledit Saint-Rémy aurait reconnu cette tête parmi d’autres aux cheveux clairs qu’on lui aurait montrées… La nouvelle de cette mort, à laquelle les Français et surtout les Parisiens n’arrivaient pas à croire – les bruits les plus étranges couraient ! –, fut accueillie par la Cour comme il convenait : on prit le deuil et une cérémonie eut lieu à Notre-Dame autour d’un catafalque vide. Tout cela accrut la douleur de Sylvie car, si elle conservait l’espoir que son fils et son ami, portés disparus, fussent encore vivants quelque part, cet espoir s’écroulait : si Beaufort avait trouvé la mort, Philippe qui ne le quittait pas ne pouvait avoir échappé au cimeterre du bourreau ottoman. Pourtant, il lui restait encore un ultime degré à descendre dans l’abîme du chagrin : le titre de duc de Fontsomme tombant en déshérence, la Chancellerie royale, après consultation du Parlement et examen de l’acte présenté, projetait d’en faire donation au sieur de Saint-Rémy pour réparer le dommage dont il avait été victime et le récompenser des services rendus à la Couronne.
Ce nouveau coup assené à la duchesse avait soulevé l’indignation de d’Artagnan. Sachant par celle-ci et depuis longtemps ce qu’était au juste ce Saint-Rémy, que d’ailleurs il avait vu arriver chez le Roi, il ne put la contenir et laissa entendre son sentiment à Louis XIV avec la rude franchise qui le caractérisait :
— Je ne sais, Sire, ce que Mme de Fontsomme a fait à Votre Majesté, mais il faut que ce soit très grave pour que l’exil et la mort de son fils ne vous semblent pas punition suffisante : il faut aussi la dépouiller ?
— De quoi vous mêlez-vous, d’Artagnan ? s’écria le Roi tout de suite furieux – ce qui ne parut pas troubler le mousquetaire.
— De ce que diront les braves gens. Il est vrai qu’ils sont peu nombreux dans ce palais. Les courtisans, eux, applaudiront et se hâteront de s’inscrire chez le nouveau duc… Mais je sais bien, moi, ce qu’en aurait dit l’auguste mère de Votre Majesté.
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