— Tout ira bien, à présent, ma sœur. Reprenez courage et ne songez qu’à la joie qui vous attend !… Ah, mademoiselle de Fontsomme, vous êtes là ?
— Aux ordres de Votre Majesté, fit la jeune fille en plongeant dans sa révérence.
— Nous en sommes content ! Naturellement, vous serez des cinq demoiselles qui accompagneront Madame à Douvres. Au retour, M. de Saint-Rémy sera présenté à la Cour et nous annoncerons vos fiançailles. C’est seulement alors qu’il sera investi de ses nouveaux titres et noms.
— Comme il plaira au Roi !
— J’aime votre obéissance. Il est vrai que vous avez été bien élevée… En récompense, la duchesse douairière votre mère sera autorisée à séjourner à Paris quand il lui plaira, chez vous ou chez le chevalier de Raguenel.
Le terme de duchesse douairière appliqué à sa mère parut à Marie du plus haut comique : il allait si mal à une femme toujours charmante et chez qui la jeunesse semblait établie à jamais. Elle n’en remercia pas moins en pensant que Sylvie sans doute serait heureuse de revenir rue des Tournelles, mais nulle part ailleurs, et surtout pas à l’hôtel de la rue Quincampoix dès l’instant où Saint-Rémy l’aurait occupé, ne fût-ce qu’une heure… et naturellement pas davantage quand il y serait passé de vie à trépas… Cela d’ailleurs ne regardait qu’elle et c’était d’un sang-froid absolu doublé de résignation que Marie envisageait son avenir. Elle n’imaginait pas que le voyage en Angleterre placerait sur son chemin si fermement tracé ce qui, pour elle, était l’impensable…
Quand la Mary-Rose le vaisseau anglais qui était allé à Dunkerque chercher Madame et sa suite, les déposa sur le quai pavoisé de Douvres où Charles II les attendait au milieu d’une cour brillante, le regard de Marie croise celui d’un gentilhomme qui, dès qu’elle est apparue, s’est attaché à elle. Il a vingt-huit ans, il se nomme Anthony, lord Selton ; il est l’un des proches du roi Charles II, fort riche, et il est la séduction même. Aussi brun que Beaufort était blond mais avec les mêmes yeux bleus étincelants, il traîne après lui bien des cœurs dont il ne se soucie guère parce qu’il est habité par le même besoin d’absolu que les chevaliers d’autrefois. Lorsqu’il aperçoit Marie, il sait qu’il a trouvé celle qu’il cherche depuis toujours, et Marie, de son côté, sent son cœur s’émouvoir plus qu’il ne le fit jamais : un véritable coup de foudre qui fige les deux jeunes gens sur place au point d’éveiller la curiosité amusée de leur entourage, surtout de Madame qui serait heureuse de libérer Marie d’un mariage odieux en la laissant en Angleterre. Et durant tout le temps que va durer le séjour de la princesse dans l’espace forcément réduit de Douvres où l’on s’entasse un peu – Monsieur a cédé sur le temps de séjour mais s’est obstiné sur le lieu, ne voulant pas que sa femme connaisse la gloire d’un accueil fastueux à Londres –, Anthony Selton et Marie de Fontsomme se verront sans autre interruption que les heures consacrées au sommeil.
Devant cet amour nouveau qui l’éblouit au point de lui faire tout oublier, Marie vit d’abord des jours enchantés au milieu des fêtes, des promenades en barque, des déjeuners sur l’herbe dont Charles II raffole – la fin de mai et le début de juin sont superbes ! –, mais, à mesure que le temps passe et que coulent les heures, le souvenir de ce qu’elle est et de ce qui l’attend en France lui revient peu à peu et sa joie, comme une lampe qui manque d’huile, s’éteint lentement. Comprenant qu’elle s’était laissée aller à pénétrer dans une voie sans issue, elle essaya alors d’éviter le jeune homme ; c’était chose difficile dans l’enceinte de ce vieux château dominé par un énorme donjon construit par les Plantagenêt. Et, un soir où elle était allée prier dans l’église Saint-Mary-in-Castro qui servait de chapelle, il vint l’y rejoindre et, là, lui demanda, avec une solennité qui traduisait la gravité de son propre engagement, de devenir sa femme.
— C’est impossible, répondit-elle en le regardant avec des yeux pleins de larmes. Je suis fiancée et dois me marier lorsque nous rentrerons en France…
— Je sais, et je sais aussi que vous devez épouser un quasi-vieillard qui ne peut pas vous plaire…
— Mais… d’où tenez-vous tout cela ?
— De Madame à qui je suis allé demander votre main avant de vous prier vous-même…
— Et que vous a dit Madame ?
— Qu’elle souhaitait de tout son cœur vous voir devenir comtesse de Selton mais qu’elle ne pouvait disposer de votre main et que seul le roi de France…
— Malheureusement, ce mariage est voulu par lui. Je ne peux lui échapper…
— Si. Restez ici ! Madame vous confiera à la reine Catherine en attendant que vienne la duchesse votre mère. Elle vit en exil, m’a-t-on dit. Il lui est donc loisible de quitter la France et, en Angleterre, tous les miens l’accueilleront avec joie…
— Cela aussi est impossible et vous ne l’ignorez pas. Oh, ma mère accepterait volontiers que je vous épouse car elle n’a jamais voulu que mon bonheur, mais le roi Louis pourrait faire peser son mécontentement sur Madame…
— Allons donc ! Elle vient de signer avec son frère le traité souhaité par Louis XIV, qui nous brouille avec la Hollande et lui laisse les coudées franches. Il ne peut que l’en remercier.
— Sans doute et je sais qu’il le fera car il a pour elle une particulière affection, mais il pourrait tout de même lui en vouloir et s’éloigner d’elle, la privant ainsi d’un appui dont elle a le plus grand besoin. Monsieur est un époux redoutable qui rend sa femme très malheureuse. Au point d’en affecter sa santé. Savez-vous que, lorsqu’il a été question de ce voyage dont il ne voulait pas, il ne cessait de la poursuivre de ses assiduités afin qu’elle soit enceinte et ne puisse partir ?
Anthony ne put s’empêcher de rire :
— Alors qu’il préfère les hommes ? Quel étrange prince que celui-là ! On a peine à croire qu’il descende d’Henri IV comme son royal frère et notre Charles II qui tous deux raffolent des dames ! Quoi qu’il en soit, laissons ce sujet ! Je vois bien que le seul moyen de vous conquérir est d’aller moi-même vous demander à votre roi. Je vous accompagnerai donc en France avec les personnes qui escorteront la princesse pour lui faire honneur.
— Non, je vous en prie, ne faites pas cela ! s’écria Marie, partagée entre l’inquiétude et la joie de se savoir aimée si fermement. Il refusera et vous vous ferez tort.
— Ma chère, vous pouvez dire tout ce que vous voulez… hormis que vous ne m’aimez pas, ce qui serait faux. Autant que vous le sachiez : je porte en moi du sang normand, du sang breton et du sang écossais qui sont les plus obstinés du monde, et je veux vous gagner ! Que Dieu m’en soit témoin !
Ayant dit, il prit sa main qui était glacée, y posa un long baiser puis, tournant les talons, s’enfuit de l’église en courant, laissant Marie assez désemparée et ne sachant plus bien où elle en était. À son tour, elle décida de s’en remettre à sa maîtresse.
Elle tombait mal. Madame était fatiguée par toute cette agitation, souffrante, et elle venait de refuser à son frère de lui laisser la plus jeune de ses filles d’honneur, une ravissante Bretonne nommée Louise-Renée de Kéroualle dont il était tombé amoureux.
— Ma chère, je ne peux rien pour vous, n’ayant pas le pouvoir de fléchir la volonté du roi Louis… et pas davantage celle d’Anthony Selton. Celui-là vous aime pour la vie : il faut le laisser agir à son gré.
— Mais il peut avoir à en souffrir ?
La princesse eut un geste de la main qui balayait loin d’elle la question :
— Il est assez grand pour savoir ce qu’il fait. Les hommes n’ont que trop tendance à se servir de nous. Quand ils combattent pour nous laissons-les s’en arranger.
Un peu plus tard, cependant, elle promit à Marie de parler au roi Charles pour qu’il retienne Anthony en Angleterre aussi longtemps qu’il serait possible… Obéissant, le jeune homme s’inclina et partit pour remplir à Edimbourg la mission dont on le chargeait. À la fois rassurée et meurtrie, Marie n’eut même pas le douloureux bonheur de le revoir une dernière fois. Aussi, autant l’arrivée de la princesse sur sa terre natale avait été joyeuse, autant son départ fut d’une grande tristesse. Comme s’il devinait qu’il ne la reverrait jamais, Charles II ne parvenait pas à s’arracher de celle qu’il appelait toujours si tendrement « Minette ». Il l’accompagna en mer et, par trois fois, revint l’embrasser.
Accoudée à la rambarde du vaisseau, Marie regarda se fondre dans la brume bleue du matin les blanches falaises anglaises avec des yeux que les larmes brouillaient. Cependant son cœur était moins lourd qu’elle ne l’aurait craint parce qu’elle serrait contre lui deux petits chiens « king Charles » qu’un serviteur lui avait remis peu avant l’embarquement avec une lettre. Ou, plutôt, un bref billet mais qui disait tant de choses : « Je ne renoncerai jamais à vous parce que je vous aime plus que tout au monde. »
Il était doux de se sentir aimée à ce point, mais elle se savait irrémédiablement liée par la volonté de Louis XIV et par sa propre décision, puisque c’était la seule manière d’écarter à jamais Saint-Rémy du chemin de sa mère. En dépit du fait que Madame, apitoyée par ce chagrin silencieux qu’elle sentait auprès d’elle et qui rejoignait le sien, lui avait promis spontanément de parler au Roi pour le détourner de ce qu’elle appelait « une mauvaise action », avec la belle confiance qu’elle tirait d’une mission si bien remplie.
— Tant que vous n’êtes pas mariée à cet homme il vous faut garder confiance, petite, lui répétait-elle, et Marie, peu à peu, se prenait à cette conviction, à cette parole si entraînante…
Malheureusement, dix-huit jours plus tard, au château de Saint-Cloud, la jolie princesse qui avait su charmer Louis XIV mourait dans d’affreuses souffrances après avoir absorbé un verre d’eau de chicorée… Une mort si soudaine, si terrible que le mot de poison est sur toutes les lèvres – on chuchote même le nom du coupable : le marquis d’Effiat soudoyé depuis Rome par le chevalier de Lorraine ! – et que Louis XIV épouvanté ordonne une autopsie immédiate en présence de lord Montagu, ambassadeur d’Angleterre[77].
Quelques jours plus tard, dans la basilique de Saint-Denis, étouffante sous les tentures noires qui la drapent, ensevelie à la fois sous le deuil sévère ordonné par le Roi et par son propre chagrin d’avoir perdu la princesse qu’elle aimait, Marie écoutait tonner la voix de bronze de ce Bossuet qu’Henriette avait révélé à la Cour lors des récentes funérailles de sa mère. « Madame se meurt… Madame est morte !… Pendant qu’elle versait tant de larmes en ce lieu, eussiez-vous cru qu’elle dût si tôt vous y rassembler pour la pleurer elle-même ?… »
Non, personne ne l’eût cru. Même pas Monsieur qui, d’ailleurs, n’est pas là, et Marie sait bien que sous ce catafalque d’or repose le faible espoir qu’elle gardait encore d’empêcher Saint-Rémy de succéder à son frère Philippe. Son destin à elle est scellé. Il l’a été lorsque, deux jours avant, le Roi s’est approché d’elle :
— Vous voilà sans emploi, mademoiselle ! Mais, dès maintenant, vous prendrez rang parmi les demoiselles, puis les dames de la Reine, après le mariage.
Il avait fallu remercier. À présent, Marie avait hâte que tout soit fini car elle appréhendait jusqu’au moment où elle se retrouverait en face de Fulgent de Saint-Rémy.
En fait, elle ne l’avait guère revu depuis leur arrivée commune à Paris. Durant la nuit qui avait suivi son retour de Fontsomme et tout au long du chemin, elle s’était répété sans arrêt les terribles paroles de sa mère, avec rage mais sans les mettre en doute : ce Fulgent si délicat, si affectueux, qui avait fini par devenir un ami sur qui elle croyait compter, n’en avait qu’au titre et à la fortune des siens… au point d’avoir tenté d’assassiner un enfant, son petit frère. L’accusation, elle la lui avait jetée au visage, un peu comme un chaudron trop bien fermé qui explose, en ajoutant à la fin du voyage qu’elle espérait ne le revoir de sa vie. Il ne s’était même pas défendu, se contentant de lui dire que sa cause était juste, qu’il était fort de son bon droit et qu’il était d’autant plus décidé à gagner la partie engagée depuis si longtemps qu’il était amoureux d’elle et ne souhaitait reconquérir ses biens que pour les déposer à ses pieds. Elle lui avait ri au nez :
— Et vous avez pu croire que j’accepterais ? En vérité vous êtes fou !…
— Peut-être, mais je n’aurai de cesse que vous soyez à moi et pour cela j’emploierai tous les moyens…
La dernière image qu’elle gardait de lui n’était qu’une silhouette noire contre le soleil couchant, qui se tenait debout dans la cour de la maison des Postes générales. Appuyé sur une canne, il semblait figé là pour l’éternité tandis qu’elle faisait emporter ses coffres par deux portefaix et quittait la place pour se rendre à l’asile qu’elle s’était choisi et qui était le couvent de La Madeleine, rue des Fontaines…
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