— Je n’arrive pas à croire à ce qui m’arrive, Athénaïs ! Quelle chance que ce cher Lauzun se soit aperçu d’une tricherie…

Mme de Montespan se pencha derrière son éventail dont elle fit un écran.

— Tricherie ? Elle n’a jamais existé que dans l’imagination fertile de Lauzun… et dans l’incroyable habileté de ses doigts ! Il serait capable de sortir une carte du nez même de Sa Majesté ! Allez vite à présent ! J’irai vous voir chez votre mère. Le cauchemar est fini !

— Il aurait fait cela ? souffla Marie abasourdie.

— Pour vous et pour votre mère, oui. Vous avez en lui un véritable ami.

Une heure plus tard, en effet, dans une clairière de la forêt de Saint-Germain, Lauzun tuait Saint-Rémy d’une balle entre les deux yeux, en présence de d’Artagnan et de deux de ses mousquetaires. Au matin, dans l’aurore rose et or qui lui parut la plus belle du monde, Marie, délivrée, quittait Saint-Germain dans une voiture de la Cour. Elle se sentait le cœur léger, l’âme en paix et, surtout, elle imaginait la joie de sa mère, celle de Perceval aussi quand, tout à l’heure, elle leur dirait ce que Lauzun venait de faire pour eux trois. Une hâte la saisit ; elle se pencha à la portière :

— Ne pouvez-vous aller plus vite ? Je voudrais arriver le plus tôt possible…

CHAPITRE 12

CE QUI S’ÉTAIT PASSÉ À CANDIE…

Depuis le retour triomphal de Marie rue des Tournelles, Sylvie s’était rendue chaque matin à la chapelle du couvent de la Visitation Sainte-Marie pour y entendre la messe de l’aube. Elle y allait seule, sans accepter que Marie ou Jeannette l’accompagnent :

— J’ai trop de mercis à dire au Seigneur pour m’avoir rendu ma fille et abattu enfin notre ennemi ! Je veux que ma prière aille sans accompagnement à Dieu…

— Sans accompagnement, protesta Jeannette. Et les moniales, qu’en faites-vous ?

— C’est différent. Leurs prières porteront la mienne sans en détourner l’attention du Seigneur ou de Notre-Dame, et si vous voulez aller à la messe, vous aussi, il y en a d’autres…

Elle partit donc selon son habitude, son livre d’heures à la main et enveloppée, comme une simple bourgeoise, de la grande mante noire à capuchon qu’elle affectionnait parce qu’elle s’y sentait comme dans un refuge. Depuis qu’elle avait quitté Fontsomme, elle avait banni l’apparat ducal auquel elle s’astreignait pour faire plaisir aux gens du village : le carrosse et ses laquais en livrée, le jeune valet portant le coussin de velours rouge, Jeannette portant le missel. Tout cela ne seyait plus à une mère dont la blessure ne guérirait jamais et à une femme toujours sous le coup de la colère royale. Ce matin-là, cependant, elle se sentait presque heureuse : la veille, Marie avait reçu une lettre de Mme de Montespan la rassurant sur le sort de Lauzun qui ne laissait pas de l’inquiéter. Quel accueil, l’affaire terminée, Louis XIV réserverait-il à l’audacieux qui n’avait pas craint de déchaîner un affreux scandale en sa présence et de le contraindre à fermer les yeux sur l’un de ces duels qu’il réprouvait ? Mais, sur le sujet, la belle marquise ne laissait planer aucun doute : « Le Roi, écrivait-elle, a fort disputé M. de Lauzun sur sa folle témérité, lui disant qu’il méritait d’être démis de sa charge et de retourner à la Bastille, mais il lui a finalement pardonné et l’on parle à nouveau d’un mariage entre lui et Mademoiselle. Je n’ai jamais vraiment douté, mon amie, qu’il puisse en aller de façon différente : le Roi aime beaucoup son capitaine des gardes que son esprit amuse et – ceci en confidence ! – je ne suis pas éloignée de penser qu’il n’est pas du tout mécontent d’être libéré d’une affaire où M. Colbert l’avait engagé pour je ne sais quelle obscure raison et dont il savait bien qu’elle déplaisait à tous les cœurs bien nés… »

De rares personnes, vu l’heure matinale, assistaient à la petite messe dans la chapelle ouvrant directement sur la rue Saint-Antoine par un petit perron et quelques marches. Encore Sylvie choisissait-elle toujours de rester au fond, ne s’avançant vers le chœur éclairé de quelques cierges qu’au moment de la communion. Aussi fut-elle un peu ennuyée, en revenant de la sainte table, de constater qu’une femme se tenait agenouillée, la figure couverte d’un voile sombre et cachée en plus dans ses mains, près de l’endroit où elle avait laissé son livre d’heures. Elle alla s’agenouiller à côté d’elle comme si de rien n’était, les mouvements d’humeur n’étant guère de mise lorsque l’on vient de recevoir l’hostie. Mais à peine eut-elle approché cette voisine imprévue qu’elle eut un léger mouvement de recul : l’inconnue dégageait une odeur d’ambre qu’elle n’avait pas oubliée par-delà les années écoulées, parce qu’elle était liée à l’un de ses plus mauvais souvenirs. L’impression fut si forte qu’elle saisit son livre pour changer de place ; alors elle sentit, contre son côté, quelque chose de dur qui s’enfonçait dans ses côtes. En même temps, une voix basse mais autoritaire intimait :

— Reste tranquille sinon je te tue tout de suite !

Allons, le doute n’était plus possible, et Sylvie articula :

— Chémerault ! Encore vous !

— La Bazinière, s’il te plaît ! On dirait que le temps ne t’a pas duré. Moi je l’ai trouvé infiniment long.

Le voile épais dont l’ancienne fille d’honneur était enveloppée la dissimulait bien, mais la voix était inchangée. La haine aussi, d’ailleurs.

— Je vous serais obligée de ne pas me tutoyer. J’ai horreur de ces façons de poissarde.

— Mon langage est celui qui convient à une fille de ta sorte… duchesse de rien du tout !

— Après tout c’est sans importance ! Que voulez-vous ?

— T’emmener faire une promenade. Ma voiture est devant la porte… Nous avons tant de choses à nous dire !

Pour être chuchotés, les mots des deux femmes n’en gardaient pas moins leurs poids de colère d’une part, de calme dédain de l’autre.

— Dites ce que vous avez à dire, je ne bougerai pas. Vous n’oserez pas tirer dans une église…

— Je vais te prouver que cela ne me gênerait pas. Et je te jure que tu vas sortir car j’ai à te parler de l’homme que tu as fait assassiner à Saint-Germain il y a quinze jours. De Fulgent de Saint-Rémy… mon amant !

La surprise fit sursauter Sylvie et elle faillit crier :

— Votre amant ? Mais cet homme n’avait pas un sou et vous avez toujours été une femme chère…

— Il a réussi à en gagner pas mal et je l’y ai aidé car, sache-le, je l’ai suivi partout où il est allé… sauf à Candie bien sûr. Je m’étais établie à Marseille depuis plusieurs années. Nous allions enfin toucher au but lorsque toi et ta fille avez tout démoli. Je ne serai jamais duchesse de Fontsomme comme j’en ai rêvé depuis le temps du Grand Cardinal.

— Ma fille ? C’est elle qui devait l’être en épousant ce misérable…

— Misérable si tu veux mais, justement, elle ne le serait pas restée très longtemps. Ensuite tout me revenait… Alors tu sors ?

Le chant des religieuses avait couvert le léger bruit de la dispute. À présent l’office s’achevait. On s’agenouilla pour recevoir la dernière bénédiction.

— Tirez ! chuchota Sylvie. Je ne me lèverai pas…

— Tu crois ?

La gueule du pistolet quitta ses côtes pour pointer sous le voile vers l’une des personnes présentes :

— Si tu ne suis pas, je tue celle-là d’abord…

Le chien claqua. Comprenant que cette femme, sans doute à moitié folle, était capable de tout pour l’amener là où elle voulait, Sylvie se leva.

— Je vous suis.

— Que non ! Tu vas prendre mon bras et nous allons sortir gentiment comme les bonnes amies que nous sommes…

Bien que ce contact lui fît horreur, Sylvie laissa Mme de La Bazinière lui prendre le bras, puis sentit à nouveau l’arme, dirigée cette fois contre son flanc.

— Une balle dans le ventre ça fait très mal, souffla la femme, et l’on met longtemps à mourir, alors tiens-toi tranquille !

— Et nous allons ?

— Là où j’ai décidé de t’abattre… d’une façon qui me laissera tout le temps de savourer ta mort…

Elles sortirent sur le perron. Au bas des marches, en effet, une voiture attendait. Sylvie comprit que, si elle y montait, c’en serait fait d’elle et décida de tout risquer. Au moins, il se trouverait peut-être quelqu’un pour arrêter sa meurtrière. Elle rassembla ses forces, demandant mentalement pardon à Dieu, repoussa sa compagne si brusquement que celle-ci trébucha, faillit tomber dans l’escalier mais se retint à la rampe de fer. Avec un cri de rage, elle dégagea le pistolet, tira. Sylvie s’abattit dans un cri de douleur.

Elle n’entendit pas le coup de feu, venu de la rue, qui la vengea aussitôt.

Sa perte de conscience ne dura pas longtemps. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, réveillée par la douleur et une sensation d’inconfort certain, elle se trouvait dans les bras d’un homme barbu qui l’emportait en courant. Un peu en arrière, Perceval de Raguenel s’efforçait de suivre. Elle murmura :

— Posez-moi à terre, monsieur, je devrais pouvoir marcher…

— Nous arrivons. Ne bougez pas !

Cette voix ! Elle essaya de mieux voir le visage, couvert d’une abondante végétation blonde et abrité sous un grand chapeau noir.

— Me direz-vous ?

— Chut ! Ne parlez pas !

On ouvrait devant eux les portes de l’hôtel de Raguenel. L’homme qui la portait escalada l’escalier, suivi de Jeannette qui glapissait comme un animal affolé, déposa finalement Sylvie sur son lit et s’assit sur le rebord tandis que Marie et Jeannette prenaient possession de l’autre côté, parlant toutes les deux en même temps. Sylvie ne les entendait même pas. Pas plus qu’elle ne sentait sa douleur : dans l’homme si abondamment barbu et chevelu qui lui tenait les mains et la regardait avec une telle tendresse, elle venait de reconnaître Philippe.

— Mon Dieu !… Est-ce que c’est bien toi ? Je ne rêve pas ? Tu es… vivant ?

— On dirait !

Elle ne s’évanouit pas mais tendit les bras pour le serrer contre elle. Ils restèrent un long moment embrassés, pleurant et riant tous les deux, sans rien trouver à dire tant l’émotion les étranglait. Pendant ce temps, Marie se faisait raconter par Perceval ce qui s’était passé devant la chapelle et comment, venus pour chercher la duchesse dont Philippe prétendait qu’il la sentait en danger, ils avaient été témoins de la scène, à laquelle un jeune homme de belle allure mais de mine sévère, qui se trouvait dans la foule, avait mis fin en abattant la meurtrière d’un coup de pistolet. Ensuite, les gens de la voiture avaient emporté leur maîtresse et pris le large sans demander leur reste.

— Qui était cet homme ? demanda Marie. Et comment s’est-il trouvé là à point nommé pour tirer sur cette folle ?

— Ce n’est pas une folle, c’est la veuve du financier La Bazinière et l’ennemie jurée de ta mère depuis qu’elles étaient ensemble au service de la reine Anne. L’homme au pistolet, lui, est un ancien commis de Fouquet passé au service de M. de La Reynie, le magistrat pour qui le Roi a créé la charge de Lieutenant de police. Il surveillait l’ex-Mlle de Chémerault depuis quelque temps parce qu’elle fréquentait les tripots et des gens de mauvaise vie… Assez parlé à présent, il faut voir sa blessure.

— Elle n’a pas l’air gravement atteinte, sourit Marie en contemplant le couple formé par la mère et le fils, qui semblait sourd et aveugle à tout ce qui l’entourait.

— Elle a perdu pas mal de sang… Allons, Philippe lâche-la ! Marie et Jeannette vont la déshabiller puis je l’examinerai.

— Il faut envoyer chercher un médecin, protesta Marie. Celui de la Reine, M. d’Aquin…

— Sûrement pas. Si cela dépasse mes connaissances, nous ferons appel à Mademoiselle.

— Quelle drôle d’idée ! Mademoiselle est sans doute…

— Je sais ce que je dis ! Allons ! au travail ! Toi, Philippe, tu devrais aller faire un peu toilette et te faire raser par Pierrot. Tu as l’air d’un homme des bois.

— Peut-être ! Je me laverai avec plaisir, mais je refuse de changer quoi que ce soit à ma figure. Je vous l’ai dit tout à l’heure : en dehors de ceux de cette maison dont je sais qu’ils garderont le silence, personne ne doit me savoir de retour.

Comme l’espéraient Perceval et Marie, la blessure de Sylvie était douloureuse mais pas autrement inquiétante : la balle passant sous le bras droit avait arraché la chair sans léser les côtes. Le chevalier lava avec du vin la longue plaie qui ressemblait plus à une brûlure qu’à une coupure, l’enduisit d’huile de millepertuis avant de poser un pansement de toile fine qui enveloppait le thorax de la blessée puis, désespérant de calmer la surexcitation causée par l’apparition quasi miraculeuse de son fils, lui fit avaler presque de force une tisane de tilleul additionnée de miel et d’un peu d’opium. Après quoi il alla dans une petite pièce jouxtant sa « librairie » où il avait installé un laboratoire assez rudimentaire mais suffisant pour extraire le suc des plantes et en composer des sirops, des tisanes, des onguents. Cette fois il prépara un pot de cérat de Galien à base de cire blanche, d’huile d’amande et d’eau de rose qui, en alternance avec le millepertuis, devait selon lui faire merveille… Ensuite il descendit à la cuisine pour indiquer à Nicole Hardouin, son inaltérable gouvernante, les mets les plus propres à compenser la perte de sang subie par Sylvie et à lui rendre rapidement des forces…