— Mais nous n’avons reçu aucune demande de rançon ! s’exclama sa mère. Tout ce que nous avons su, c’était que tu avais disparu avec le duc de Beaufort et, ensuite, on vous a déclarés morts…
— Je vous parlerai de cette histoire de rançon tout à l’heure, dit Philippe avec un sourire de dédain, car, en vérité c’est à n’y pas croire ! Mais revenons à mon départ de l’île de Candie que je quittai, en effet, une heure après, sur une galère où l’on m’enferma dans le réduit placé dans la proue où l’on gardait les boulets destinés aux canons du gaillard d’avant. J’y étais attaché mais c’était un endroit assez propre où l’on m’avait même donné un seau pour les besoins naturels. À ma surprise, Zani partait avec moi et, durant le voyage qui dura un peu plus de huit jours, il vint souvent me voir, posant sans arrêt des questions sur ce que j’étais, sur ma famille, ma vie en Europe, le Roi et, bien entendu, Monseigneur, surtout Monseigneur ! Mais lorsque moi je lui demandai de me donner de ses nouvelles, il répétait toujours la même phrase : « Ton amiral est le prisonnier de Sa Hautesse le grand vizir Fazil Ahmed Köprülü Pacha qu’Allah – Son Nom soit trois fois béni ! – veuille nous conserver. » Il n’y changeait jamais un mot et je finis par en avoir assez de toutes ces bénédictions. Il me suffisait au fond de le savoir toujours en vie.
Je l’avoue, la vue de Constantinople que nous atteignîmes un soir au coucher du soleil m’émerveilla. La ville est assise sur trois bras de mer mais je n’en vis qu’un en débarquant de ma galère : le Bosphore resserré entre la rive d’Asie et la longue pointe de Stamboul chargée de dômes dorés, de coupoles bleues ou vertes, de longs minarets blancs au milieu d’une infinité de jardins, qui se prolongeaient par le palais et les jardins du Sultan plongeant jusque dans l’eau bleue. Les derniers rayons du jour habillaient tout cela d’une gloire d’or et de pourpre, soulignée par les grands cyprès noirs que l’on voyait un peu partout et qui relevaient la beauté des constructions. Mais je n’eus pas le droit de pénétrer dans ce qui, de loin, ressemblait à une image du paradis. La galère accosta sous les murs d’une puissante forteresse marquant la jonction des gigantesques murailles dont Stamboul était ceinturé avec le rivage marin. Zani se fit un plaisir de me renseigner. C’était Yedi-Koulé, le château des Sept Tours, dont la sinistre réputation avait fait, depuis longtemps, le tour de la Méditerranée. Les têtes coupées que l’on voyait aux créneaux disaient assez que cette réputation n’était pas usurpée. On disait même qu’un sultan y avait été massacré par ses janissaires cinquante ans plus tôt. En outre, l’odeur y était insoutenable parce que dans les environs immédiats de cet enfer, proche de l’un des abattoirs, se trouvaient des ateliers de tannage, de colle forte et de cordes en boyaux. Je crus d’abord qu’il me serait impossible de vivre dans cette puanteur, pourtant je finis par m’y habituer. En outre, j’eus la chance que la cellule où l’on me jeta bénéficie d’une étroite ouverture, grillée mais donnant sur la mer.
C’est là que je suis resté des mois et des mois, gelant l’hiver, étouffant l’été, sans rien voir, sans rien entendre que l’appel des muezzins, les cris des mouettes ou des suppliciés. Ceux des condamnés au pal étaient atroces, intolérables. Le pire était de rester sans nouvelles. J’en arrivais parfois à oublier qui j’étais parce que les images du passé m’étaient particulièrement douloureuses. De plus, l’inquiétude où j’étais du sort de Monseigneur me rongeait comme une gale. Pourquoi me laissait-on là à me tourmenter, sans autre présence que celle du geôlier muet qui m’apportait chaque jour de quoi ne pas mourir de faim ?
J’avais fini par admettre que je passerais le reste de ma vie dans ce tombeau quand, un soir, des soldats vinrent me chercher. Persuadé que je touchais à mon heure dernière, je me hâtai de dire une prière mais, dans la cour du château, on me banda les yeux et l’on me fit monter dans une litière fermée par des rideaux de cuir et l’on partit. Je ne vis rien du parcours. L’odeur ignoble à laquelle j’étais accoutumé fit place à des senteurs plus agréables, puis à d’autres qui me parurent divines lorsque l’on me fit descendre. Je devais être dans un jardin car j’avais l’impression d’être entouré de fleurs. Ensuite, mes pieds nus touchèrent des dalles lisses et glissantes jusqu’au moment où, dans une atmosphère humide et chaude, on m’enleva enfin le bandeau. Je compris que j’étais dans ce que les Turcs appelaient un hammam, un endroit réservé aux bains. Deux esclaves noirs me dépouillèrent des guenilles infâmes dont j’étais encore vêtu, me plongèrent dans une cuve pleine d’eau chaude où ils m’étrillèrent comme un cheval à grand renfort de savon et de brosse dure. Les deux bains successifs, un chaud et un froid, le massage avec une huile parfumée me parurent le comble des délices et je me retrouvai presque aussi dispos qu’avant ma longue captivité. Ensuite, on me vêtit d’une chemise, d’une longue robe bleue serrée par une ceinture, on me chaussa de babouches rouges et, après m’avoir servi un repas de viande grillée et de riz, de nouveau on me banda les yeux pour me confier à un personnage dont je n’aperçus, sous le bandeau, que le bas d’une robe blanche et les pieds couverts de babouches jaunes.
Sans m’adresser la parole, il me conduisit à travers ce qui me parut être une infinité de cours et de jardins. J’arrivai enfin sur un tapis d’un beau rouge profond traversé de fils d’or au bord duquel on me fit déchausser. J’avançai encore de quelques pas et le bandeau fut enlevé : j’étais devant un homme qu’à ses riches habits et à l’importance de son turban blanc drapé autour d’un cône de feutre rouge et orné d’aigrettes je devinais être un haut personnage. Le sabre, au fourreau et à la garde d’or sertis de rubis, posé devant lui sur une table basse en faisait foi.
Il se tenait assis, jambes croisées, sur une sorte de banquette couverte de brocart rouge et de coussins qui reposait sur une estrade garnie de tapis en soie. Cette estrade occupait le fond d’une salle tapissée de carreaux aux couleurs brillantes, sous de hautes fenêtres à vitraux par lesquelles entrait la musique d’une fontaine. L’homme qui m’accompagnait me jeta face contre terre. Ce traitement me révolta. Je voulus me relever aussitôt et, à ma surprise, il ne me rejeta pas au sol. Je vis alors que le haut personnage le renvoyait d’un mouvement de tête, puis il revint à moi :
— On m’a dit que tu parles le grec ? dit-il dans cette langue.
— Celui de Démosthène qui n’a plus cours mais grâce auquel je peux me faire comprendre…
— En effet… aussi nous nous exprimerons dans la langue de ton pays, ajouta-t-il en un français un peu zézayant mais très compréhensible et qui me remplit de joie. Sache d’abord devant qui tu comparais ce soir : mon nom est Fazil Ahmed Köprülü Pacha et j’ai succédé à mon père, le grand Mehmed Köprülü, à la charge de grand vizir de la Sublime Porte. C’est moi qui ai vaincu à Candie les forces de ton pays. La bannière du Prophète flotte désormais sur l’île entière, mais Morosini a obtenu les honneurs de la guerre, en hommage à sa vaillance. Il est reparti pour Venise avec les siens…
— Francesco Morosini a droit à toute mon admiration et je suis heureux pour lui, mais il ne m’intéresse pas. Ce que je supplie Votre Excellence de m’apprendre, c’est le sort de Mgr le duc de Beaufort, notre Amiral…
— Viens ici ! ordonna-t-il en désignant une place à ses côtés.
Sans montrer à quel point cette invitation me surprenait, je lui obéis. Cela me permit de le voir mieux. C’était un homme jeune à la peau claire, aux traits énergiques, aux yeux gris dominateurs. Une longue moustache noire pendait de chaque côté de sa bouche ferme et bien dessinée. Comme je l’appris par la suite, il n’était pas turc mais albanais et, sous son gouvernement comme sous celui de son père, l’État ottoman, affaibli par des sultans sinon indignes du moins incapables – l’actuel, Mehmed IV était surnommé le Chasseur parce qu’il y passait le temps qu’il ne consacrait pas à son harem –, avait retrouvé force et stabilité.
— Je veux que tu me parles de lui, me dit-il. Tu as prétendu être son fils ?
— Spirituel, Seigneur ! Ma mère et lui ont été élevés ensemble. Il est pour moi comme un oncle vénéré.
— Tu l’aimes ?
— C’est peu dire. Je l’admire et je donnerais ma vie pour lui sans une seconde d’hésitation…
— Explique ! Raconte-moi !
Je parlai donc avec un enthousiasme grandissant à mesure que, retraçant sa vie, je la redécouvrais. Fazil Ahmed Pacha m’écouta avec une extrême attention, m’interrompant seulement pour frapper dans ses mains et aussitôt faire apparaître un serviteur avec un plateau de café. J’avoue que j’en bus avec un vif plaisir puis je repris le cours de mon récit qu’il ponctua cette fois de quelques questions. La dernière fut celle-ci :
— Si j’ai bien compris, ton roi ne l’aime pas bien qu’il soit un bon serviteur ?
— Et son cousin proche !
Pour la première fois, je le vis sourire :
— Les liens de famille ne comptent guère lorsque l’on occupe un trône. Ici moins qu’ailleurs. Nous avons ce que nous appelons la « loi du fratricide » qui ne s’oppose pas à ce qu’un souverain en arrivant au pouvoir se débarrasse de ses frères, gêneurs éventuels. Mais toi, pour cet homme que tu vénères, serais-tu prêt à… contrecarrer, voire à t’opposer à la volonté de ton roi ?
— S’il s’agissait de sa vie ? Sans hésiter, quitte à y laisser la mienne.
— C’est bien ce que je pensais. Alors écoute !
J’appris l’impensable. Dès avant notre départ de Marseille, la Sublime Porte avait reçu secrètement, du roi de France, l’assurance que le royaume ne souhaitait pas, en autorisant l’expédition, porter une atteinte grave aux bonnes relations, surtout commerciales, entretenues jusqu’alors. On ne faisait que complaire au pape et l’on ferait en sorte de confier le commandement à des chefs divisés et qui, de ce fait, ne seraient guère dangereux, l’un étant de peu de jugement, l’autre brave jusqu’à la folie. On laissait entendre d’ailleurs qu’au cas où le second, qui était bien entendu le duc de Beaufort, ne serait pas tué au combat, il serait souhaitable qu’il fût capturé… en toute discrétion afin de permettre au bruit de sa mort de se développer.
— C’est ce qui s’est passé, ajouta Fazil Ahmed Pacha. Il y avait à bord du navire-amiral un homme qui nous renseignait sur les intentions de ton chef, par le truchement d’un pêcheur venu offrir du poisson et aux mouvements de qui l’on ne prêtait guère attention, surtout la nuit. Nous avons su de quel côté il dirigerait son attaque et, bien qu’une grande confusion se soit produite durant la bataille, l’explosion que nous avons allumée dans nos propres lignes a joué le rôle que nous espérions : l’Amiral a cru qu’une voie s’ouvrait devant lui et s’est jeté dans le piège. Nous n’avions pas prévu que tu y entrerais avec lui, mais mes ordres étaient sévères : en aucun cas on ne devait attenter à sa vie. Tu as bénéficié de la même chance. D’ailleurs, nous avons vite compris que tu lui étais précieux…
— Qui l’a trahi si vilainement ?
Le grand vizir secoua la tête avec un mince sourire :
— Cela, je ne te le dirai pas. L’amitié des peuples étant d’un maniement difficile, il se peut que nous ayons, un jour ou l’autre, encore besoin de ses services. C’est lui qui a porté en France la confirmation de la mort de l’Amiral… et de la tienne.
— Me direz-vous ce qui s’est passé ensuite ?
— Nous avons fait tenir un message au ministre français pour lui apprendre que le cousin du Roi était en notre pouvoir ainsi que toi et en réclamant bien sûr une rançon. Ce message a été porté par un émissaire discret et la réponse nous est parvenue par le même canal sans passer, bien entendu, par le nouvel ambassadeur qu’on nous a envoyé : un M. de Nointel qui a besoin qu’on lui apprenne les bonnes manières…
— Et quelle était cette réponse ?
— Curieuse. Le Roi acceptait de payer la moitié de la rançon demandée, un prix suffisant pour un mort. La somme nous serait versée par deux hommes qui arriveraient avec un bateau afin d’emmener le prisonnier vers une destination connue d’eux seuls. La remise devrait se faire de nuit et dans les conditions que l’on indiquerait. Quant à toi, on préférait de beaucoup que nous mettions fin à tes jours…
— Pourquoi ne pas l’avoir fait ? Mais peut-être ne sortirai-je pas d’ici vivant ?
— Les dalles de ce palais ne boivent pas le sang. Et si je t’ai épargné, au reçu de la lettre, c’est parce que ton Amiral était devenu mon ami. Durant tout ce temps écoulé – un an et demi ! – depuis qu’à Candie on l’a amené sous ma tente, j’ai eu le loisir d’apprendre à le connaître et je ne suis pas éloigné de partager tes sentiments envers lui…
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