— Où est-il ? À la prison des Sept Tours ?

— Non. Il n’y est jamais allé. Je l’ai gardé dans ce palais d’abord, puis dans une résidence bien cachée. J’ajoute qu’il a toujours demandé que l’on t’y amène mais j’ai refusé. Te maintenir à Yedi-Koulé, loin de lui, c’était la meilleure façon de m’assurer qu’il ne chercherait pas à s’enfuir.

— Sa parole de prince français ne vous suffisait pas ?

— Je ne suis pas un Latin comme toi et la prudence est, à mon sens, une vertu indispensable à qui veut conserver le pouvoir. Et je suis le grand vizir de ce pays. C’est-à-dire une cible.

— Alors pourquoi m’avoir tiré de mon cachot, ce soir ?

— Parce qu’il était temps que je te connaisse… et parce que les gens qui viennent le chercher sont arrivés…

— Ah !

En quelques mots il venait de réveiller les angoisses qui me tenaient compagnie depuis si longtemps. Je lui demandai s’il allait leur remettre l’Amiral. Il a dit oui : le Sultan le voulait.

— Alors laissez-moi partir avec lui !

— Les hommes de ton roi te croient mort. Mais je peux te proposer une chance, sinon de le sauver, du moins d’apprendre ce qu’on lui réserve. Vois-tu, l’idée qu’on le mène à un destin peut-être pire que la mort me hante et je rougis d’être contraint de livrer un ami. Alors, écoute bien : le bateau français – un « marchand » peu rapide mais bien armé – quittera le port demain dans la nuit. Toi, avant que le jour se lève, tu auras embarqué sur la meilleure felouque, dont le patron et l’équipage sont à moi. Stavros a déjà reçu l’ordre de se tenir prêt à suivre le Français où qu’il aille. À Marseille sans doute…

— Suivre un navire en mer sur une aussi longue distance sans le perdre de vue ou risquer de le confondre ?…

— Stavros l’a déjà fait. Son navire est taillé pour la course et c’est le meilleur marin que je connaisse. En outre, au sortir des détroits, le Français arborera le pavillon rouge de mes bateaux afin d’écarter de lui ceux que vous appelez les Barbaresques. Il sera donc facile à repérer et il ne sera pas attaqué. Mais, une fois parvenu au but, ce sera à toi de continuer la poursuite. Je te donnerai de l’or français pris sur celui de la rançon et des vêtements convenables pour un marin grec…

Quelle joie était la mienne ! Certes, j’avais honte de mes compatriotes, mais je débordais de reconnaissance pour cet ennemi au cœur si noble. Il refusa du geste mes remerciements et, quand je demandai la faveur de voir mon prince, ne fût-ce qu’un instant, il refusa :

— Trop dangereux. Il ne doit rien savoir de mes dispositions. Quant à toi, le mieux est que tu oublies m’avoir jamais vu !

Une heure plus tard, un bonnet rouge sur la tête et un gilet en peau de chèvre sur le dos, j’étais conduit au port par l’un des serviteurs muets du vizir et confié sans un mot au patron de la felouque Thyra, un Grec aussi large que haut, pourvu d’un profil de médaille, d’un rire tonitruant, de muscles redoutables sous leur couche de graisse et qui cachait, sous une inaltérable bonne humeur, une finesse et une pénétration extrêmes. Je pus vérifier par la suite ce qu’en disait Fazil Ahmed Pacha : c’était un très grand marin et je m’intégrai sans peine à un équipage de quatre hommes qui lui était entièrement dévoué.

Quand le jour se leva, je vis mieux notre position au milieu d’autres bateaux dont les proues étaient toutes tournées vers le quai, de même que ceux d’en face : la largeur de la Corne d’Or, le port de Constantinople le permettait. Un seul était ancré parallèle à la terre dans le léger courant venu d’un petit fleuve : c’était une flûte comme en construisaient les Hollandais mais de faible tonnage permettant un équipage réduit. Son aspect paisible à la panse arrondie était celui d’un honnête commerçant.

— Il a tout de même quatre canons, commenta Stavros, qui ajouta en riant : Faut bien qu’il protège les ballots de tapis et de fourrures venus de Russie qu’il embarquera dans la journée de demain. Mais c’est seulement à deux heures du matin qu’il mettra à la voile. Nous, on partira juste après…

— Et nous allons le suivre durant tout ce voyage ? C’est impossible ! Il ira plus vite que nous.

— C’est nous qui pourrions aller plus vite que lui. Si tu n’étais pas dessus, tu verrais que cette felouque est taillée pour la course, comme une galère, que ses mâts peuvent porter plus de toile que d’habitude et que si le vent fait défaut ça devient vraiment une galère : on rame ! Ce que ce lourdaud ne peut pas. Tu verras, ajouta-t-il en me tapant sur l’épaule, ça fait les muscles !

— Et qu’es-tu censé aller faire à Marseille ?

— Du commerce comme tout le monde ! En principe, je travaille pour les frères Barthélémy et Giulio Greasque de Marseille, qui ont des comptoirs ici. Il y a là-dedans du café et de la cannelle, du poivre et de l’opopanax. Si on coule, on sentira bon !

Et de partir de ce rire énorme qui lui allait si bien. Le soir venu, nous nous installâmes sur le pont pour observer la Vaillante. Aux environs de minuit, alors que le froid se faisait plus vif, Stavros me tendit une longue-vue sans rien dire : une chaloupe glissait sur l’eau calme en direction de la flûte. On y voyait assez clair : la lune qui imprimait au ciel le croissant de l’Islam dessinait les silhouettes noires des hommes qui la montaient. L’un d’eux arracha soudain son chapeau pour secouer ses cheveux dans le vent d’un geste que je connaissais bien. On l’obligea à le recoiffer aussitôt, mais j’avais eu le temps de remarquer la clarté de cette chevelure. Un moment plus tard, la Vaillante quittait son mouillage et commençait sa descente vers la mer. Nous nous affairâmes aux manœuvres d’appareillage…

— Je ne vous infligerai pas le détail de ce voyage, continua Philippe, avec un coup d’œil à sa mère qui lui semblait bien pâle mais qui le rassura d’un sourire. Il se passa au mieux grâce à l’habileté de Stavros et aux qualités nautiques de son bateau. Le Français d’ailleurs jouait son jeu de commerçant, ne se pressait pas, s’arrêtant aux escales obligatoires où parfois nous le précédions. Par Ténédos, Tinos, Cythère et Zante, nous avons atteint le canal de Sicile puis celui de Sardaigne sans mauvaises rencontres et, surtout, sans avoir perdu notre gibier. Enfin, un soir, au coucher du soleil, ce furent les rives du Lacydon[81]. Stavros, après avoir observé que la flûte ne venait pas à quai, dirigea son bateau – nous étions aux rames depuis l’entrée du port – vers un emplacement voisin du nouvel hôtel de ville alors en construction. Ainsi nous avions retrouvé à peu près le même poste de surveillance qu’au quai du Phanar, sur la Corne d’Or. Cela nous permit de voir, à peine arrivés, un homme vêtu de noir qui prenait place dans la chaloupe et se faisait conduire de l’autre côté du port, vers un endroit qui se situait entre l’arsenal des galères encore inachevé et les tours de l’abbaye Saint-Victor :

— Il va prévenir quelqu’un, commenta Stavros qui m’avait pris en amitié et voulait m’aider autant qu’il lui était possible. Peut-être que le mystérieux voyageur ne va plus rester là bien longtemps. À ton tour de faire en sorte de continuer à le suivre…

Ayant séjourné longuement dans la ville avant le départ pour Candie, je la connaissais bien et savais où m’adresser pour trouver les moyens de poursuivre mon voyage : des habits occidentaux, de quoi constituer un bagage et surtout un cheval. En déambulant dans les rues bruyantes descendant de l’église Saint-Laurent où se mêlaient à peu près toutes les races du tour de la Méditerranée, j’étais plein d’ardeur mais aussi d’inquiétude : allais-je réussir, tout seul, à garder la piste de Monseigneur sans me faire remarquer ? C’est alors que le Ciel me donna une chance inattendue : je rencontrai Pierre de Ganseville !

— Ganseville ? s’exclama un chœur à trois voix. Que faisait-il là ?

— Il cherchait un bateau pour se rendre à Candie. Mais, de prime abord, je faillis ne pas le reconnaître tant les traces de son malheur l’avaient changé. En effet, il était tombé du haut du ciel dans les tourments de l’enfer : sa jeune femme, dont il était passionnément épris, est morte en donnant le jour à un fils qui, au bout d’une semaine, suivit sa mère dans la tombe. Vous imaginez ce qu’il a souffert !

— Pauvre, pauvre garçon ! murmura Sylvie émue. Mais tu parlais d’une chance pour toi ?

— Et une grande ! Je vous l’ai dit, du fond de son malheur a surgi une idée fixe : chercher les traces de Beaufort à la mort duquel il ne voulait pas croire et qu’il se reprochait d’avoir quitté pour un bonheur trop bref jugé à présent égoïste. Nous nous sommes retrouvés avec la joie que vous concevez, bien qu’il ait eu quelque peine à me reconnaître avec cette abondance de barbe. Quand je lui ai appris pourquoi j’étais à Marseille, je l’ai vu revivre, se transformer sous mes yeux, et si le joyeux compagnon d’autrefois était toujours absent, l’homme qui me tendit la main avait retrouvé toute son énergie. La perspective de sauver notre chef le galvanisait et nous avons établi un plan : nous allions prendre logis dans une auberge voisine de l’abbaye Saint-Victor où logeaient les fidèles qui venaient faire leurs dévotions au saint lieu, sans se douter de la mauvaise réputation des moines depuis quelques années. Son avantage était que, de ses fenêtres, on pouvait surveiller la Vaillante qui se trouvait à peu de distance. Puis Ganseville m’attendit en gardant le cheval que je venais d’acheter tandis que j’allais faire mes adieux à Stavros et changer mes vêtements grecs pour ceux que je m’étais procurés. Content des quelques pièces d’or que je lui offris en signe de gratitude, ce brave homme me promit de ne pas repartir tant que la flûte serait au port, au cas où elle quitterait Marseille sans avoir débarqué son passager…

— Si cela se produisait, dit-il, tu t’en apercevrais et tu n’aurais qu’à revenir au galop pour que nous reprenions la poursuite… Quand on me confie une mission je la mène toujours à son terme.

Grâce à Dieu, il existe des gens de cette qualité ! Cependant, pendant plusieurs jours il ne se passa rien. Jour et nuit, nous nous relayions à la fenêtre de notre chambre, Ganseville et moi, et l’inquiétude commençait à nous gagner quand, enfin, une nuit, des cavaliers entourant une voiture fermée vinrent prendre position sur la petite place déserte que formait la berge près de chez nous. Aussitôt, la flûte mit une chaloupe à l’eau et la scène observée à Constantinople se renouvela dans le sens inverse…

Le cœur nous battait fort, je vous assure, tandis que nous gagnions silencieusement l’écurie où nos chevaux restaient sellés toute la nuit. Un moment plus tard, la voiture et son escorte repartaient à allure réduite.

Commençait alors pour nous la poursuite la plus cruelle, parce que nous comprîmes vite que tout espoir de délivrance était impossible. Nous n’étions que deux quand il aurait fallu, sinon une armée, du moins une compagnie. L’escorte était déjà nombreuse mais, dès avant Aix, des cavaliers de la maréchaussée vinrent l’augmenter et envelopper le carrosse dont on ne cacha plus qu’il contenait un prisonnier d’État. Pourtant, nous avons continué en dépit des chemins qui devinrent plus rudes quand on s’enfonça dans les montagnes mais qui nous permettaient de mieux nous dissimuler. L’allure s’était de beaucoup ralentie. C’est ainsi que nous sommes tout de même arrivés à la fin de ce calvaire…

— Où est le duc ? demanda Perceval d’une voix dont la sécheresse cachait l’émotion.

— À Pignerol, une forteresse à la frontière de la Savoie…

— Nous savons, soupira Sylvie. C’est là que l’on a enfermé ce pauvre Fouquet… Qu’avez-vous fait ensuite ?

— Nous avons pris un peu de repos dans la bourgade voisine en essayant de réfléchir, sans parvenir à trouver la moindre solution. Ganseville, alors, m’a conseillé de venir vous rassurer sur mon sort. Lui a choisi de rester là-bas pour être aussi près que possible de son prince. Mais je vais y retourner. Peut-être la chance nous sourira-t-elle un jour et trouverons-nous un moyen…

— Au cours de votre route, coupa Perceval, l’avez-vous seulement vu ?

— Ganseville, en soudoyant un valet d’auberge chargé d’apporter du vin et de la nourriture, a réussi à l’apercevoir. Il faut vous dire qu’entre Marseille et Pignerol on ne l’a pas laissé descendre une seule fois de sa prison roulante. Quand Pierre est revenu vers moi, il est tombé dans mes bras en pleurant. Non seulement Monseigneur est séquestré de façon inhumaine mais, en outre, son visage est caché sous un masque… Un masque en velours noir.

CHAPITRE 13

UNE FORTERESSE DANS LES ALPES