Cette nuit-là, bien après que tous se furent retirés, Sylvie garda les yeux grands ouverts, réfléchissant sur ce qu’elle venait d’entendre, rassemblant des souvenirs anciens ou plus récents comme les morceaux d’un jeu de patience. Le silence de la maison qui l’enveloppait d’un cocon rassurant était propice à cet exercice car jamais son esprit n’avait été aussi clair. Tout s’ajustait selon une logique implacable, depuis les nuits du Val-de-Grâce[82] jusqu’à la récente aventure de Philippe, tellement incompréhensible pour qui ne savait rien du plus lourd secret pesant sur la maison de Bourbon. Si le Roi Très Chrétien pouvait espérer que les hasards d’une bataille le délivrent d’un lien qui devait tourner au cauchemar, la loi de Dieu lui interdisait, sous peine de damnation, d’ordonner de façon directe ou indirecte la mort de son père. Même un « accident » de parcours l’entacherait d’infamie : on ne triche pas avec le Tout-Puissant ! Restait à le faire passer pour mort, à s’assurer de sa personne, à l’enfouir en un lieu si secret, si retiré du monde que personne ne songerait à l’y chercher. Tout s’expliquait, même le masque ! Aucun visage n’était plus connu, plus populaire en France que celui du duc de Beaufort, prince de Martigues, Roi des Halles, amiral de France… Ce fut le choix de Pignerol, le donjon du bout du monde où languissait Fouquet, que Louis XIV considérait comme son pire ennemi. Combien significatif des sentiments profonds de ce jeune homme ! Il mettait là ceux qui avaient encouru sa haine !
Seulement, dans cette prison des neiges devant qui toute autre qu’elle se fût abandonnée au désespoir, Sylvie voyait, au contraire, une chance exceptionnelle. Il y avait là une carte maîtresse qu’elle décida de jouer. Quand le premier coq du village de Charonne eut jeté son cri, aussitôt relayé par celui des moines de Saint-Antoine, Sylvie tâta son côté encore douloureux, s’assit dans son lit puis doucement se leva. C’était plus facile qu’elle ne l’aurait cru. En dépit de sa nuit blanche, elle n’avait pas de fièvre et se sentait presque bien. Assez en tout cas pour aller jusqu’au cabinet florentin d’écaille, d’ivoire et d’argent, jadis offert par la duchesse de Vendôme à l’occasion de son mariage et qui la suivait toujours dans ses diverses résidences. Elle l’ouvrit, découvrant une collection de petits tiroirs encadrant une niche qui abritait une statuette de la Vierge en ivoire. Elle se signa, ôta la statuette et fit jouer l’ouverture d’une petite cache. Le moment était venu d’en sortir certain papier qu’elle gardait là depuis dix ans sans imaginer qu’il pût un jour lui servir. Elle le relut soigneusement puis, allumant un chandelier à sa veilleuse, elle alla gratter doucement à la porte de son parrain qui lui ouvrit aussitôt… Perceval était en robe de chambre, mais la fumée qui emplissait la pièce disait assez qu’il n’avait pas dormi lui non plus. La visite de Sylvie ne lui causa aucune surprise. Son regard alla du visage encore pâle mais résolu au document qu’elle tenait à la main. Puis il sourit :
— Je me demandais si vous alliez y penser, dit-il en la faisant entrer.
À l’aube du lendemain, Philippe repartait pour Pignerol avec des instructions bien précises.
— Je te rejoindrai dans deux mois environ, lui avait dit sa mère.
Aussitôt corrigée par Perceval :
— « Nous » te rejoindrons ! Vous n’imaginez pas, mon cœur, que je vais vous laisser courir les routes seule alors que la mauvaise saison sera là ? Je suis peut-être un vieil homme mais je tiens encore debout.
— Je préférerais que vous restiez auprès de Marie puisque Corentin continue de monter la garde à Fontsomme où, grâce à Dieu, le Roi n’a pas encore nommé de titulaire…
— Marie passe sa vie à guetter des lettres d’Angleterre. Elle les guettera tout aussi bien chez sa marraine qui se sent un peu seule à Nanteuil-le-Haudouin. Moi, je vous accompagne !
Tous deux étaient si déterminés que l’intéressée, lorsqu’elle fut mise au courant, ne souleva aucune objection. Elle savait que sa mère allait s’engager dans une aventure dangereuse et elle se refusait à lui être une gêne quelconque. En outre, elle aimait beaucoup Mme de Schomberg. C’était auprès de l’ex-Marie de Hautefort au caractère si bien trempé qu’elle serait le mieux pour attendre le retour des chers aventuriers et le résultat de leur entreprise. En partageant ses angoisses on les trouve moins pesantes…
Durant le mois qui suivit, Sylvie se soigna du mieux qu’elle put, mit ordre à ses affaires au cas où il lui arriverait malheur et écrivit quelques lettres dont une au Roi et une pour ses enfants. Elle les confia à Corentin que Perceval avait envoyé chercher. Enfin tout fut prêt et, le samedi 14 novembre au petit matin, les deux voyageurs, laissant derrière eux Jeannette que Sylvie s’était refusée à emmener, quittaient la rue des Tournelles pour prendre une route qui allait durer trois longues semaines…
Aux confins du royaume et au flanc des Alpes italiennes, la gigantesque citadelle de Pignerol, écrasant de sa masse la petite ville triste et l’entrée de la vallée du Chisone, ressemblait tout à fait à ce qu’elle était : le sourcil froncé de la France dardé sur le duché de Savoie-Piémont dont Turin était alors la capitale. Au traité de Cherasco, en 1631, Richelieu avait obtenu cette place forte commandant la route de Turin, ce balcon de surveillance accroché au flanc du royaume, et l’avait fortifié en conséquence.
À mesure qu’ils en approchaient, les voyageurs découvraient avec un peu d’effroi les formidables bastions de pierre rougeâtre profilant leurs lignes brisées. De là surgissait le « château » dans le style de la Bastille : rectangle crénelé, flanqué de grosses tours rondes que dominait le donjon proprement dit, étroit par comparaison avec le reste des bâtiments, mais si haut qu’il ressemblait à un doigt menaçant cherchant à percer le ciel. La première impression fut sinistre : auprès de cette prison du bout du monde, Vincennes ou la Bastille devaient avoir l’air assez bon enfant ! Les plaques de neige accrochées aux rochers et le ciel bas, d’un vilain gris jaune annonçant d’autres chutes, le froid qui régnait, tout cela ajoutait à l’impression de désolation. Sous l’amas de fourrures dont Perceval l’avait emmitouflée, Sylvie eut un frisson. Sa pensée se partagea entre l’homme qu’elle aimait et que l’on avait ramené de si loin pour le jeter sur cette terre de désespoir, et le charmant, le délicat Fouquet, l’être sans doute le plus raffiné du monde croupissant là, si près et si loin tout à la fois. L’impression fut si forte que l’ardente conviction qui la soutenait depuis le départ en fut ébranlée : était-il vraiment possible de sortir un être humain de ce piège de pierre ?
— Ce n’est pas le moment de perdre courage, dit Perceval qui suivait sans peine le cheminement de sa pensée. À chaque jour suffit sa peine et quelque chose me dit qu’un premier problème va bientôt se présenter…
Les deux chevaux attelés à la voiture venaient de grimper la rampe menant à l’entrée de la petite cité montagnarde enfermée dans des remparts récents. On se glissa dans des ruelles étroites et noires creusées comme des failles entre de hautes maisons aux toits rouges pour déboucher sur une place, dont la majeure partie était occupée par une belle église ogivale flanquée d’un campanile : le Dôme. En face ouvrait l’auberge soigneusement décrite par Philippe où l’on était convenu de le retrouver ainsi que Pierre de Ganseville… Et le problème annoncé par Raguenel apparut aussitôt à Sylvie : devant l’auberge, des chevaux noirs, des tapis de selle rouges, des tuniques bleues frappées de croix fleurdelysées blanc et or.
— Des mousquetaires ! souffla-t-elle atterrée.
— Il m’avait bien semblé en apercevoir un dans une rue transversale, soupira Perceval, mais j’espérais m’être trompé.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? Le Roi n’est tout de même pas ici ?
— Sûrement pas ! Je croirais plus volontiers qu’ils ont accompagné quelque prisonnier illustre. Souvenez-vous que ce sont eux qui ont amené Fouquet…
— À moins qu’ils ne viennent en chercher un autre pour le conduire dans un autre château ? murmura Sylvie d’une voix blanche. Mon Dieu, qu’allons-nous faire ?
D’un mouvement instinctif, elle se penchait déjà pour ordonner à Grégoire de rebrousser chemin. Perceval l’en empêcha :
— Ce serait le meilleur moyen d’attirer l’attention sur nous et il n’y a aucune raison de s’affoler. Souvenez-vous ! Nous sommes d’honnêtes voyageurs, des pèlerins sans plus. La nuit tombe, il fait froid et nous allons faire étape…
Les soldats, dont tous avaient mis pied à terre à présent, s’écartaient, en effet, le plus naturellement du monde devant les cris impérieux de Grégoire qui réclamait : « Place, messieurs les mousquetaires ! Place ! »
— Miséricorde ! gémit Sylvie ! Il se croit encore à Saint-Germain ou à Fontainebleau !
On s’y serait cru en effet. Non seulement, les interpellés obéirent mais l’un d’eux, apercevant derrière la vitre une silhouette de femme, poussa la galanterie jusqu’à ouvrir la portière et présenter sa main gantée. Il fallut bien accepter, remercier d’un sourire et se laisser guider vers la porte au seuil de laquelle l’aubergiste venait d’apparaître et saluait avec le respect auquel invite une confortable voiture de voyage, même couverte de boue. C’est alors que Sylvie crut que le ciel lui tombait sur la tête, bien qu’elle en eût la vague prescience : derrière l’homme au tablier blanc, d’Artagnan en personne venait d’apparaître et bouchait la porte. Impossible de lui échapper. D’ailleurs, il l’avait déjà reconnue et son visage s’illuminait ; il bouscula l’aubergiste pour se précipiter vers elle :
— Ma belle duchesse ! s’écria-t-il, employant dans sa joie le terme dont il se servait lorsqu’il pensait à elle – il arrivait même que ce fût Sylvie tout court ! Mais quelle merveille que vous voir paraître dans ce pays perdu. Entrez ! Venez vite vous réchauffer ! Vous êtes glacée !…
Il avait pris sa main qu’il dégantait pour en baiser les doigts puis garda dans les siennes. Comment lui dire que son apparition gelait Sylvie plus encore que la température extérieure ? Entraînée par lui, celle-ci se retrouva devant une grande cheminée où rôtissaient un mouton entier et quatre poulets :
— Par pitié ! murmura-t-elle au moment où il ouvrait la bouche pour activer l’aubergiste. Oubliez la duchesse mais souvenez-vous que je suis exilée. Je voyage sous un nom d’emprunt.
— Dieu que je suis bête ! Mais je suis si heureux ! Pardonnez les éclats de ma faconde gasconne !… Mais, au fait, où vous rendez-vous par ce temps ?
Perceval se chargea de la réponse :
— À Turin ! souffla-t-il.
— Vous fuyez la France ?
— Non. Nous sommes simplement des pèlerins qui vont porter leurs prières au Très Saint Suaire de Notre Seigneur. Ma filleule espère encore obtenir le retour de son fils dont elle refuse d’accepter la mort. Mais vous-même ? Par quel heureux hasard vous rencontrons-nous ?
Avant de répondre, d’Artagnan fit asseoir Sylvie près du feu et réclama du vin chaud pour les voyageurs ; enfin, avec un haussement d’épaules :
— Encore une de ces fichues corvées que je déteste : je viens de confier à M. de Saint-Mars un nouveau pensionnaire. C’est l’un de vos amis.
— Qui donc ?
— Le jeune Lauzun !… Non, ajouta-t-il vivement devant le mouvement brusque de Sylvie qui avait failli renverser son verre, ce n’est pas pour avoir mis hors de nuire le triste sire que l’on voulait obliger votre fille à épouser, mais c’est tout de même pour une histoire de mariage. Il n’était bruit ces temps derniers à la Cour que de sa prochaine union avec Mademoiselle…
— Cela donnait à parler en effet, d’après Mme de Motteville que cela amusait beaucoup tout en la scandalisant un peu…
— D’autres s’en sont scandalisés plus encore et, parmi ces personnes, la Reine elle-même et Mme de Montespan pour une fois d’accord. Toujours est-il qu’à l’avant-veille du mariage, alors que tout était prêt pour l’entrée triomphale de « M. le duc de Montpensier » au palais du Luxembourg, le Roi qui avait donné sa parole l’a retirée. Mademoiselle est au désespoir mais Lauzun, toujours aussi soupe-au-lait, a fort mal pris la chute de son beau rêve. Il a eu, avec le Roi, une scène violente à la suite de laquelle il a brisé son épée et l’a jetée presque à la face de Sa Majesté. Il a été arrêté sur l’heure. À présent il est là-bas, ajouta-t-il avec un mouvement de tête en direction de la forteresse, un peu repentant bien sûr, mais je crois qu’il y est pour un bout de temps ! Et moi, quelque regret que j’en aie, je vais devoir y retourner pour souper chez Saint-Mars tandis que mes hommes vont festoyer ici avec les officiers de M. de Rissan[83].
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