— Pauvre Lauzun ! soupira Sylvie avec une amertume qu’elle n’essaya même pas de cacher. Il devrait pourtant savoir qu’il est malsain de s’en prendre au Roi, surtout quand c’est lui qui a tort. Parole de Roi ne se reprend pas !
— Vous en avez fait l’expérience, ma pauvre amie ! Mais sachez que je n’aurai de cesse que votre ordre d’exil, tellement incompréhensible, soit rapporté. Je souhaite si fort vous revoir à la Cour !
— Je n’ai aucune envie d’y retourner. Par grâce, laissez-moi à mon obscurité ! Il se peut d’ailleurs que je la souhaite plus épaisse encore et cherche le refuge final d’un couvent…
— Oh non ! Pas vous ! Vous y péririez d’ennui ! Et puis vous êtes trop jeune…
— Trop jeune alors que la cinquantaine approche ? Vous serez toujours aussi galant, mon ami.
— Pourquoi pas flatteur ? Or je suis tout ce que vous voulez sauf cela. Si je dis que vous êtes jeune c’est que je le pense. Regardez-vous dans un miroir !
Deux hommes pénétraient dans la salle : Philippe et Pierre de Ganseville. Un coup d’œil leur suffit pour apprécier la situation. Aussi se dirigèrent-ils vers une table un peu éloignée sans paraître s’occuper de ce qui se passait.
— Pour en revenir à Lauzun, dit Perceval, qui venait d’avoir une idée, ne serait-il pas possible de lui faire une visite un peu réconfortante ? Mme de Raguenel et moi – sur le passeport qu’il avait obtenu, Perceval avait mentionné Sylvie comme sa nièce ! – lui avons de si grandes obligations ! Il n’est pas au secret au moins ?
— Je ne pense pas. Il est même, je crois, assez bien traité… J’en parlerai tout à l’heure à Saint-Mars, mais… à une condition.
— Laquelle ?
— N’allez pas, une fois là-bas, demander la même faveur pour M. Fouquet. Je sais combien vous l’aimiez mais lui est toujours au secret.
— Je vous en donne ma parole, dit Sylvie. Ce serait si bon à vous de nous obtenir cette faveur ! Marie, qui se mariera bientôt avec celui qu’elle aime, lui doit son bonheur…
— Je ferai de mon mieux !
Il prit la main de Sylvie et la baisa un peu plus longtemps peut-être que ne l’exigeait la courtoisie, puis se retira en promettant de revenir au matin, soit pour escorter ses amis chez Saint-Mars, soit pour les mettre en voiture pour Turin avant de reprendre lui-même le chemin de Paris. Ceux-ci le suivirent des yeux, le virent dire quelques mots à son brigadier et quitter la salle.
— Demain matin, ma chère, vous serez malade ! marmotta Perceval. Votre amoureux n’aura pas le plaisir de vous mener chez le gouverneur. Ni d’ailleurs de vous faire un bout de conduite en direction de la ville.
— Et s’il décidait d’attendre ma guérison ?
— Ce serait à craindre s’il était seul, mais c’est un soldat ; il est très strict sur la discipline et ne peut, pour convenance personnelle, immobiliser ici une quarantaine de mousquetaires. Allons à présent demander nos chambres et nous y faire servir à souper.
Escortés par la femme de l’aubergiste, ils gagnèrent l’escalier raide qui menait à l’étage en se gardant bien d’accorder un regard aux deux buveurs attablés à côté. En passant près d’eux, le chevalier de Raguenel demanda négligemment à son hôtesse quelles chambres elle leur attribuait.
— La première et la deuxième à main droite, répondit la femme.
Philippe sourit dans sa barbe. Un peu plus tard dans la nuit, après le départ des convives vers leurs cantonnements de la citadelle, il vint gratter à la porte la plus proche de l’escalier, celle où logeait Perceval.
— Voilà deux jours que nous vivons dans l’angoisse, chuchota-t-il. Vous imaginez ce que nous avons pensé en voyant arriver les mousquetaires et plus encore ce soir en voyant d’Artagnan causer avec Mère ?
— Rassure-toi ! Jusqu’ici tout va bien…
En quelques mots, il relata la conversation avec le capitaine, ajoutant que l’on pouvait même voir une chance dans cette rencontre puisqu’elle allait permettre d’obtenir une visite chez Saint-Mars sans avoir à la demander directement. Philippe fit la grimace :
— C’est cette entrevue, justement, qui me tourmente. Avez-vous une idée du danger que vous allez courir ?
— Qui ne risque rien n’a rien et ta mère est très déterminée à se servir de l’arme qu’elle possède. Rappelle-toi ce que l’on t’a raconté à Paris : il y a dix ans, à Saint-Jean-de-Luz elle a évité à un mousquetaire nommé Saint-Mars d’être pendu comme voleur. En remerciement, il lui a écrit une lettre aux termes de laquelle il lui fait don de sa vie et de son honneur au cas où elle en aurait besoin. C’est cette dette qu’elle va lui demander de payer.
— Un homme change en dix ans. Il se peut que le geôlier ne juge pas cette dette suffisante pour contrebalancer la remise d’un prisonnier de cette importance. Depuis qu’il est ici, Ganseville a jugé plus prudent de ne pas rester à l’auberge. Il a loué une petite maison en ville, entre le vieux palais des princes d’Achaïe et l’église Saint-Maurice qui est en haut de la ville[84]. Il s’y donne pour un descendant de Villehardouin qui souhaite écrire l’histoire de l’antique principauté et en recherche les traces…
Les sourcils de Perceval remontèrent au milieu de son front :
— Où diable a-t-il été chercher cette idée ?
— C’est tout simple : il descend de Villehardouin par les femmes. Il s’en est souvenu lorsqu’on nous a montré le palais. L’idée de s’en servir est venue ensuite. Sa présence constante à l’auberge aurait pu éveiller l’attention à la longue. Dans son logis, il est plus libre et les gens le regardent avec plus de sympathie, ce qui ne l’empêche pas de descendre à l’auberge tous les jours, boire un pot de vin et, parfois, y manger. Il parle peu mais il écoute et comme il paie volontiers un pichet on parle devant lui. Un bruit court depuis quelques semaines d’un prisonnier tellement important qu’on lui fait porter un masque. Il n’aurait pas le droit de l’ôter sous peine de mort, pas le droit de parler, sinon au gouverneur, et ce serait celui-ci qui lui porte à manger et tout ce dont il a besoin, mais il aurait droit au linge le plus fin, à la meilleure nourriture…
— Avance-t-on une hypothèse sur son nom, sa personne ?…
— Pas encore, mais on s’interroge loin des oreilles des soldats. Voilà la situation, cher « Parrain ». Ce qui ne m’a pas empêché de faire les préparatifs que nous avons décidés à Paris : Nous avons des chevaux chez Ganseville et j’ai acheté une tartane qui nous attend dans le port de Menton.
— Pourquoi l’as-tu fait si tu penses que c’est perdu d’avance ?
— Je n’ai jamais dit cela. J’ai dit que Saint-Mars aimera peut-être mieux mourir que lâcher ce prisonnier-là dont il ne pourrait expliquer la disparition. Seulement, à cela nous avons une solution que le masque rend possible : Ganseville a décidé de prendre sa place…
— Prendre sa place ?
— Si quelqu’un peut le faire, c’est bien lui. Ils ont le même âge, la même taille, presque la même couleur de cheveux, sans compter les yeux bleus, et comme seul le gouverneur du château peut l’approcher… C’est, je crois, notre meilleure chance de mener à bien le projet de Mère…
L’idée était aussi généreuse que géniale. Perceval l’admira sans réserve, mais bientôt son enthousiasme s’éteignit :
— Vous qui connaissez si bien Beaufort, comment pouvez-vous croire qu’il accepterait cela ?
— Il faudra le convaincre. Pierre se fait fort d’y parvenir. Et puis… Mère sera là. À ce propos, il est indispensable que Ganseville l’accompagne en vos lieu et place.
— Tu veux que je la laisse aller seule dans ce piège ?
Philippe posa ses deux mains sur les épaules de son vieil ami dont la soudaine tristesse le touchait :
— Elle ne sera pas seule et Ganseville se ferait tuer pour elle. En outre – pardonnez-moi ! – il est plus jeune que vous… et beaucoup plus entraîné aux armes.
— On ne saurait dire avec plus de grâce que je ne suis plus qu’une vieille bête ! grogna-t-il en secouant les épaules pour échapper à l’étreinte consolante. Mais au fond tu as raison… À propos, où loges-tu ?
— Ici bien sûr, bien que je n’y sois pas à demeure. Je bouge beaucoup et je suis censé avoir lié connaissance avec Ganseville ici… Essayez de dormir, à présent ! Je vais en faire autant…
Le lendemain, comme convenu, Sylvie était malade. Lovée au fond de son lit sous un amoncellement de couvertures et d’édredons, elle toussait à fendre l’âme quand d’Artagnan se présenta à l’auberge :
— La pauvre dame a pris froid, c’est sûr, lui dit l’hôtesse qui justement s’apprêtait à monter un bol de lait chaud. Monsieur son oncle est auprès d’elle.
Le pli soucieux entre les sourcils du capitaine se creusa un peu plus.
— Je vous suis. Il faut que je parle au moins à lui…
Laissant sa prétendue nièce aux mains de la bonne femme, Perceval sortit de la chambre et entraîna d’Artagnan dans la sienne.
— Elle n’est pas raisonnable, lui confia-t-il. Elle ne prend pas assez soin d’elle-même : ce voyage, alors que nous abordons l’hiver, était une folie, mais elle n’a pas voulu m’écouter et, depuis qu’elle a été si malade, j’évite de la contrarier…
— Si vous espérez lui faire rebrousser chemin, vous vous trompez. Telle que je la connais, si elle a décidé d’aller prier au saint suaire, elle ira…
— Oh, je ne l’ignore pas !… Au fait, pourrons-nous voir M. de Lauzun ?
— Oui. Je venais vous dire que Saint-Mars vous recevrait ce soir vers neuf heures. Je ne vous cache pas que cela n’a pas été sans mal. Je n’ai jamais connu cet homme aussi pusillanime, aussi inquiet. Il donne l’impression d’être assis sur un tonneau de poudre. Je ne sais à quoi cela tient. C’est proprement ridicule. Quoi qu’il en soit j’ai réussi, mais il m’a fallu lever l’incognito de la duchesse. Il a admis qu’il lui devait quelque chose…
— Quelque chose ? fit le chevalier de Raguenel avec dédain. C’est priser bien bas son honneur et sa vie…
— C’est ce que je lui ai dit mais que voulez-vous, il n’est plus mousquetaire. Seulement geôlier. Et un geôlier fort bien payé : cela vous change un homme… Bon, je vais aller lui annoncer la maladie de notre duchesse et lui dire que c’est partie remise. De toute façon je vais rester ici jusqu’à ce que vous ayez vu Saint-Mars…
Soudain, Perceval eut aussi chaud que Sylvie dans son lit.
— Mais, vos ordres, vos hommes ?…
— Cahuzac, mon brigadier, peut se mettre en route avec eux. Je les rattraperai plus tard…
C’était la dernière chose à faire et pour un peu Perceval eût crié « Au secours ». Pourtant, il eut assez d’empire sur lui-même pour réagir comme il convenait. Son visage devint un poème de sérénité et de charité chrétienne tandis qu’il posait une main lénifiante sur l’épaule du mousquetaire :
— Non, mon ami. Nous ne pouvons accepter que vous vous mettiez pour nous dans un mauvais cas. Déjà vous en avez fait beaucoup en obtenant de M. de Saint-Mars qu’il nous permette d’embrasser le cher Lauzun. Ma filleule refusera que vous fassiez plus…
— Je ferais bien davantage pour Mme de Fontsomme. Comprenez que j’aie peine à l’abandonner, malade, dans ces montagnes hostiles…
— Si vous m’accordiez confiance ? fit Perceval la mine vexée. Je suis un peu médecin et je peux vous assurer qu’elle sera vite remise. Le pèlerinage fera le reste et nous rentrerons sagement à Paris ensuite.
— N’y voyez pas offense, chevalier ! Je sais bien que vous veillez sur elle comme un père. Eh bien, je reviendrai lui faire mes adieux tout à l’heure… Ah, n’oublions pas ceci ! Le laissez-passer pour vous rendre au château. Sans lui vous ne franchiriez pas la première enceinte. Je retourne prévenir Saint-Mars et je reviens…
L’alerte avait été si chaude que Perceval dut s’asseoir avant d’aller rendre compte à Sylvie. Qui le réconforta :
— Ce cher ami ! ajouta-t-elle avec un soupir attendri. S’il nous a fait peur quand nous l’avons découvert ici, il faut avouer qu’il nous aura fort aidés sans le vouloir. Son laissez-passer est sans prix. Cela vaut bien un peu d’angoisse et vous avez su dire ce qu’il fallait…
Sa reconnaissance – et aussi la profonde amitié qu’elle lui vouait – lui dicta des mots charmants quand le capitaine vint la saluer avant son départ. Elle promit de prier pour lui à Turin, mais ce fut tout de même avec un vif soulagement qu’elle entendit le pas des chevaux décroître puis s’éteindre sur la route de montagne. Le temps toujours froid, sans excès, s’était éclairci dans la nuit. On pouvait en augurer que le voyage des mousquetaires serait sans encombre… Restait maintenant à patienter dans cette chambre d’auberge pendant les trois jours que l’on avait fixés comme terme à sa maladie fictive.
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