– Hé bien ? demanda-t-elle. Tout est en ordre ?
– Presque, mais j’ai un service à vous demander. Vous avez l’intention d’aller à la messe, tout à l’heure ?
– Bien entendu. C’est aujourd’hui Sainte-
Pétronille, vierge et martyre, fit cette curieuse chrétienne.
– Tâchez de savoir si quelqu’un est arrivé hier chez Ferrals. Un homme… Puis, pour éviter les questions qu’il sentait poindre : Je vous raconterai plus tard. Pour l’instant, il faut absolument que j’aille me reposer… et vous aussi !
À l’heure du petit déjeuner – que l’on prenait en commun dans la salle à manger –, Aldo reçut le renseignement qu’il souhaitait : l’avant-veille, en effet, quelqu’un était arrivé de Londres, mais cela n’avait rien d’extraordinaire puisque c’était le secrétaire du défunt sir Eric Ferrals, venu rencontrer sa veuve pour affaires les concernant tous deux. Il repartait ce matin même..,
– Et elle, est-ce qu’elle repart aussi ?
– Il n’en est pas question. Je pense même qu’elle attend encore de la visite : la Polonaise chargée du ravitaillement a fait d’énormes provisions…
– Mais comment votre… joueuse de trictrac peut-elle être si vite renseignée sur ce qui se passe à côté ? La concierge va aussi à la messe ?
– Ça lui arrive mais, surtout, Mlle Dufour – c’est son nom – passe chaque matin à l’hôtel Ferrals pour y prendre un solide petit déjeuner sans lequel il lui serait difficile d’accomplir sa tâche. En effet, sa patronne, sous prétexte qu’elle a une trentaine de chats à entretenir, se rattrape sur elle-même et sur sa demoiselle de compagnie qu’elle nourrit chichement. Or Mlle Dufour a bon appétit. Alors, voilà où nous en sommes …
– Qui cette femme peut-elle bien attendre, à votre avis ? demanda Mme de Sommières qui avait écouté attentivement en buvant son café au lait à petits coups.
– Peut-être son frère et sa belle-sœur ? S’ils ont obtenu la permission d’emporter le corps de Solmanski en Pologne, ils doivent passer par Paris pour embarquer ensuite le cercueil sur le Nord-Express. Si les horaires ne coïncident pas, cela leur laisse du temps…
– Tant de provisions pour seulement quelques heures et deux personnes de plus ? fit Marie-Angéline avec une moue dubitative. M’est avis, comme on dit chez nous en Normandie, qu’il va falloir surveiller votre femme plus étroitement que jamais, mon cher prince ! Dans la journée pas de problèmes mais, pour la nuit, je vous propose de nous relayer…
– Plan-Crépin ! s’écria la marquise, vous voulez encore galoper sur les toits ?
– Tout juste ! Mais nous n’avons pas à nous tourmenter : ils sont d’accès facile. Et puis, il faut bien dire que j’adore ça ! ajouta la vieille fille avec un soupir enchanté.
– Bah, fit la vieille dame avec un regard au ciel, cela vous fera toujours passer un moment !
Quelques heures plus tard, l’assistante bénévole d’Aldo allait trouver une nouvelle matière à exercer sa curiosité. Elle quittait l’hôtel de Sommières pour se rendre au salut à Saint-Augustin quand un taxi s’arrêta devant la demeure qui l’intéressait tant. Trois personnes en descendirent : un jeune homme brun, mince et beau dans le style arrogant, une jeune femme blonde, vêtue assez élégamment mais de façon un peu extravagante, et pour finir un homme nettement plus âgé portant lorgnon, barbe et moustache qui se tenait courbé en s’appuyant sur une canne.
Du coup, pour avoir une occasion de s’arrêter, Marie-Angéline se mit à fouiller frénétiquement son réticule à la manière de quelqu’un qui croit bien avoir oublié quelque chose à la maison, ce qui lui permit de rester plantée à deux ou trois mètres du groupe qui du reste ne lui prêta aucune attention :
– Nous sommes arrivés ? demanda la jeune femme avec un accent nasillard qui ne pouvait venir que de l’autre côté de l’Atlantique.
– Oui, ma chère, répondit le jeune homme avec, quant à lui, un accent tirant plutôt sur l’Europe Centrale. Ayez la bonté de sonner ! Je ne comprends pas que l’on n’ait pas ouvert le portail à l’avance ! Oncle Boleslas pourrait prendre froid…
Il faisait un soleil radieux et une douce chaleur printanière enveloppait Paris, mais apparemment le vieillard était fragile.
– Monsieur aurait dû rester à l’intérieur, fit le chauffeur apitoyé par l’aspect tremblant du personnage. J’aurais aussi bien pu rentrer la voiture dans la cour…
-– Inutile, mon ami, inutile ! Ah, voilà que l’on ouvre ! Veuillez payer cet homme, Ethel ! Oncle
Boleslas, prenez mon bras. Ah voici Wanda ! Elle va s’occuper des bagages…
La camériste polonaise accourait au-devant des voyageurs. Jugeant qu’elle en avait assez vu, Marie-Angéline se frappa le front, referma son sac et, virant sur ses talons, retourna sur ses pas en courant.
Elle traversa les salons à une vitesse de courant d’air et pénétra en trombe dans le jardin d’hiver où Mme de Sommières s’établissait en fin de journée pour la cérémonie du verre de Champagne quotidien. Assis auprès d’elle, Aldo était plongé dans un ouvrage qu’il avait trouvé dans la bibliothèque et qui traitait des trésors de la maison d’Autriche, et en particulier de l’empereur Rodolphe II. Ouvrage incomplet d’ailleurs, au dire même de l’auteur, étant donné l’incroyable quantité d’objets possédés par ce dernier personnage et dont une grande partie avait été vendue ou volée après sa mort. Ce n’était pas la première fois que le prince-antiquaire s’intéressait à cet incroyable amas d’objets hétéroclites où, à côté de magnifiques tableaux et de beaux bijoux, voisinaient des racines de mandragore, des fœtus bizarres, un basilic, des plumes indiennes, une silhouette diabolique prise dans un bloc de cristal, des coraux, des fossiles, des pierres marquées de signes cabalistiques, des dents de baleine, des cornes de rhinocéros, une tête de mort accompagnée d’une clochette de bronze pour appeler les esprits des défunts, un lion en cristal, des clous de fer provenant de l’arche de Noé, des manuscrits rares, un bézoard énorme venu des Indes portugaises, le miroir noir de John Dee le célèbre magicien anglais et une foule d’autres choses destinées à alimenter la passion d’un souverain que son éternelle mélancolie poussait à la magie et à la nécromancie.
Que tout cela eût été dispersé, rien de bien étonnant, mais on pouvait espérer qu’au moins les pierres de grande valeur auraient laissé une trace – et le rubis devait compter parmi les plus importantes… Or, il n’était mentionné nulle part.
L’arrivée tumultueuse d’une Marie-Angéline excitée comme une puce lui fit oublier sa quête. D’après la description précise qu’elle en fit, Morosini n’eut aucune peine à identifier les deux premiers personnages : de toute évidence Sigismond Solmanski et son épouse américaine. Quant à l’« oncle Boleslas », c’était à la fois pour lui une nouveauté et une découverte, pour l’excellente raison qu’il n’en avait jamais, au grand jamais, entendu parler…
– Répétez-moi sa description, demanda-t-il à Marie-Angéline qui s’exécuta de nouveau avec encore plus de brio.
– Vous dites qu’il n’a pas l’air solide et qu’il marche courbé ? Avez-vous une idée de ce que peut-être sa taille réelle ?
– Et toi, questionna Mme de Sommières, quelle idée as-tu en tête ?
– Je… je ne sais pas ! Je trouve tellement bizarre l’arrivée soudaine de ce type dont le nom n’a jamais été évoqué, même pour le mariage Ferrals où il y avait la terre entière. Et puis quand on s’achète un nom, il n’est pas pour autant distribué aussi aux frères… et la véritable identité de Solmanski est russe.
– Tu dis des âneries ! Ce peut être un frère du côté maternel.
– M… moui ! C’est possible en effet. Pourtant, j’ai peine à y croire. Je crois me souvenir qu’Anielka m’a dit un jour n’avoir aucune parenté du côté de sa mère.
– Alors, vous imaginez quoi ? fit Marie-Angéline toujours prête à s’engager dans les pistes les plus fantaisistes. Qu’il pourrait être le suicidé de Londres pas tout à fait mort ou miraculeusement ressuscité ?
– Encore une qui déraille ! protesta la marquise. Sachez, ma fille, que lorsque quelqu’un meurt en prison et cela dans quelque pays que ce soit, sauf peut-être chez les sauvages, il n’échappe pas à l’autopsie. Alors, ne rêvez pas !
– Vous avez raison ! soupira Aldo. Nous sommes en train de dérailler tous les deux, comme vous dites. Il n’empêche que j’ai envie de comprendre ce qui se passe dans cette baraque…
– Je sens, s’exclama Marie-Angéline avec satisfaction, que nous allons avoir une nuit passionnante !
Mais, à sa grande déception, à celle d’Aldo aussi, il fut impossible de jeter le moindre coup d’œil à l’intérieur de la maison. En dépit de la douceur du temps et dès que le jour se mit à tomber, les fenêtres furent fermées et les rideaux tirés, ainsi que Morosini put s’en convaincre à la nuit close en allant fumer une cigarette dans le jardin. Il y avait de la lumière dans les pièces du rez-de-chaussée et aussi dans celles du premier étage, mais elle ne se révélait que sous la forme de minces rais brillants. Une expédition sur le toit vers minuit ne fut pas plus concluante. Aldo choisit d’aller se coucher, laissant une Marie-Angéline entêtée partager avec les chats le séjour des ardoises, des balustres et des gouttières. Elle n’en descendit qu’aux approches du jour pour faire une toilette rapide et se précipiter à la messe, avec tant de hâte qu’elle arriva avant l’ouverture de l’église.
Elle en rapporta une pleine cargaison d’informations. Peut-être pour se faire pardonner la nuit sans sommeil, la chance avait voulu que la gardienne de l’hôtel Ferrals se rendît elle aussi au service matinal. Cette digne femme jugeait normal et tout à fait révérencieux d’aller prier pour le pauvre défunt dont la dépouille attendait, à la consigne de la gare du Nord, le départ du grand express européen chargé de la rapatrier, départ qui aurait lieu le soir même. Plus intéressant encore, lady Ferrals – tout le monde se donnait le mot pour l’appeler ainsi ! – n’accompagnerait pas le corps de son père comme on aurait pu le supposer. Elle demeurerait quelque temps encore à Paris et resterait auprès du vieux monsieur, trop fatigué pour continuer le voyage.
– J’ai demandé, bien sûr, si l’on avait fait venir un médecin, ajouta Marie-Angéline, mais on m’a répondu que c’était inutile. Dans quelques jours, il sera remis.
– Et elle va en faire quoi de son Tonton quand il sera sur pied, la belle Anielka ? dit Mme de Sommières. Le ramener en Pologne ?
– C’est ce que l’on saura, je pense, dans les jours qui viennent. Il va falloir prendre patience !
– Je n’en ai pas beaucoup, grogna Morosini, et je n’ai pas davantage de temps. J’espère seulement qu’elle n’a pas dans l’idée de le ramener à Venise ? Elle sait depuis notre mariage ce que je pense de sa famille.
– Elle n’oserait tout de même pas. Tiens-toi tranquille !
– Difficile ! Cet oncle Boleslas ne me dit rien qui vaille ! …
Ce fut pis encore quand Adalbert revint de Londres peu de temps après. Sans être soucieux, l’égyptologue était rêveur.
– Je n’aurais jamais cru qu’un affreux assassin tel que Solmanski, guetté par la corde de surcroît, eût de telles relations. Warren non plus d’ailleurs. Il semblerait qu’après la mort de Solmanski la Justice britannique ait eu pour seul souci d’adoucir le chagrin de la famille. Les portes de la prison se sont ouvertes devant Sigismond et sa femme, on leur a remis le corps du suicidé. Ils avaient supplié qu’on leur évite l’horreur d’une autopsie que rien ne justifiait puisque l’on connaissait la cause de la mort : empoisonnement par le véronal. Mais Warren, fort attaché aux traditions et usages, n’en est pas moins fort mécontent : il a horreur de recevoir des ordres…
– Dans la douleur de la famille, est-ce qu’on a pris en compte aussi celle de l’oncle Boleslas ? demanda Aldo.
Vidal-Pellicorne arrondit encore un peu plus ses yeux bleu faïence.
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
– Comment ? On n’a pas vu à Londres l’oncle Boleslas ? Comment se fait-il alors qu’il soit arrivé ici l’autre jour avec Sigismond et sa femme qui prenaient de lui un soin infini tant il avait l’air flapi !
– Jamais entendu parler de lui ! Et où est-il, maintenant ?
– À côté ! fit Morosini sardonique. Le jeune couple n’y a séjourné que vingt-quatre heures pour attendre le départ du Nord-Express, le cercueil ayant été laissé à la consigne de la gare, mais s’il est arrivé avec l’oncle Boleslas, il est reparti sans lui. Trop épuisé, le pauvre homme a grand besoin de se reposer, de reprendre des forces ! C’est à quoi s’occupe en ce moment ma chère femme avant de le remmener vers… on ne sait quelle destination dont j’espère que ce n’est pas ma maison.
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