En effet, voguant sur la vaste terrasse encombrée comme un navire de haut bord au milieu des petits bateaux rassemblés dans un port, sa tête arrogante empanachée d’une précieuse forêt de plumes de paradis et traînant après elle des mousselines écarlates, la marquise Casati, intriguée sans doute par la longue conversation des deux hommes, se dirigeait avec décision vers leur table. Le baron Louis se leva, serra la main de Morosini, s’inclina devant la dame avec la grâce d’un maître de ballet du XVIIIe siècle et, se faufilant entre les tables, disparut bientôt dans les lointains déjà bleutés du crépuscule. Aldo, cependant, se levait aussi, mais ce fut pour se courber sur la longue main constellée de rubis et de perles qui s’offrait à ses lèvres :
– Je ne me trompe pas, fit la marquise, c’est un Rothschild, ce gentilhomme ?
– Oui, le baron Louis. La branche viennoise…
– Je me disais aussi… Et c’est moi qui le fais fuir ?
– Il ne fuit pas, il repart. Son yacht est en panne à Ancône et il est juste venu faire un tour ici pour passer le temps. Je l’ai connu à Vienne et nous nous sommes rencontrés par hasard dans le hall du Danieli… Satisfaite ?
Les grands yeux noirs abondamment charbonnés de Luisa Casati considérèrent Morosini d’un air un peu contrit :
– Vous trouvez que je suis trop curieuse, n’est-ce pas ? Mais, cher Aldo, je suis surtout votre amie et je viens vous donner un bon avis : vous ne devriez pas laisser votre femme s’afficher ainsi…
S’il était une chose dont Morosini avait horreur, c’était que l’on s’occupe de sa vie privée quand lui-même n’en parlait pas. Il releva un sourcil insolent :
– Prendre un verre chez Florian au coucher du soleil, et avec une cousine, n’a rien de bien choquant, il me semble ?
– Ne montez pas sur vos grands chevaux ! D’abord, tout Venise sait que vous êtes brouillé à mort avec Adriana Orseolo, ce qui n’a rien d’étonnant après son escapade romaine…
– Chère Luisa, coupa Aldo, ne me dites pas que vous avez rejoint l’escadron revêche des douairières qui, oubliant les galipettes de leur jeunesse, fusillent de leurs face-à-main d’or celles qui s’offrent quelques intermèdes galants ?
– Bien sûr que non. J’aurais mauvaise grâce à lui reprocher son valet grec alors que moi-même je… oui, enfin, laissons cela ! Ce qui est plus gênant, pour nous autres vieux Vénitiens, ce sont ses relations actuelles, relations qu’elle semble partager avec votre épouse. Regardez !
Du pas pompeux d’un coq à la parade, bombant le torse sous le drap d’uniforme, les bottes noires étincelantes et le calot penché de façon à dissimuler une calvitie bien décidée à gagner la partie, le commendatore Ettore Fabiani, tentacule arrogant du Fascio étendu sur Venise, venait de rejoindre la table des deux femmes et, la lippe gourmande, l’œil allumé, s’inclinait sur la main d’Anielka avant de prendre place auprès d’Adriana avec laquelle il semblait entretenir les meilleures relations.
– On chuchote, souffla la Casati sur le mode orageux, qu’il ne manque pas une occasion de se trouver en compagnie de votre femme. Il en serait même… très amoureux !
– Qu’est-ce qui lui prend ? Il n’a plus peur de déplaire à son maître en courtisant la fille d’un homme traduit en justice pour ses crimes ? fit Morosini sarcastique.
– Le temps a coulé. Et puis Solmanski s’est suicidé, donc l’honneur est sauf, selon lui. Reste une fort jolie femme devant laquelle ce gros matou vicieux se pourlèche. Ce qui ne l’empêche pas d’entretenir d’excellentes relations avec la comtesse Orseolo. Je trouve d’ailleurs à cette chère Adriana une mine plus prospère depuis quelques jours…
En dépit de leur apparence venimeuse, les paroles de la Casati, Aldo en était persuadé, n’étaient inspirées que par un réel désir de l’aider.
– Si je vous connais bien, Luisa, vous devez garder dans votre manche un bon conseil à mon intention ?
Elle lui offrit un sourire qui, en dépit de son maquillage outrancier et de ses voiles tragiques, gardait l’espièglerie de l’enfance :
– Pourquoi pas ? … Sauvez les apparences, Aldo ! Pour le reste j’ai toujours une ou deux panthères à votre disposition. Si on les laisse à jeun, il ne fait pas bon s’en approcher… et un accident est si vite arrivé !
C’était tellement énorme qu’Aldo ne put s’empêcher de rire bien qu’il sût la Casati, grande éleveuse de fauves et même de serpents, toujours prête à obliger un ami dans l’embarras. Aldo se leva, prit sa main et la baisa :
– J’espère y arriver par des moyens moins drastiques… mais merci tout de même ! À présent, pardonnez-moi de vous raccompagner à votre table, je vais faire le ménage du jour-Ayant remis la marquise aux mains de son peintre préféré, Morosini opéra un demi-tour et piqua droit sur la table des deux femmes. Là, sans se donner seulement la peine de saluer, il saisit le poignet d’Anielka entre des doigts devenus soudain aussi durs que le fer :
– Saluez vos amis, ma chère, et venez ! Vous oubliez que nous donnons à dîner ce soir…
Le ton n’avait rien d’affectueux et la jeune femme réprima un gémissement. Cependant, elle se levait.
– Vous me faites mal, murmura-t-elle.
– Désolé, mais je suis pressé. Ne vous dérangez pas, commendatore, ajouta-t-il avec un sourire dédaigneux. Je m’en voudrais de troubler vos plaisirs…
Et avant que l’autre ait seulement eu le temps de soulever sa masse, il entraînait Anielka pour rejoindre la gondole qui l’attendait au quai des Esclavons. La jeune femme tenta de se dégager mais il la tenait et, sous peine de causer un esclandre, elle fut bien obligée de suivre :
– Vous êtes devenu fou ? lança-t-elle furieuse tandis qu’il la faisait embarquer.
– C’est une question que je pourrais vous poser : vous n’êtes pas un peu folle de vous afficher ainsi avec Fabiani, sans compter cette femme dont vous savez parfaitement que je l’ai chassée ? Vous tenez à ce que Venise tout entière vous méprise ?
Elle se pelotonna dans l’un des sièges recouverts velours et se mit à pleurer :
– Qu’est-ce que ça peut vous faire ? J’ai bien le droit de vivre à ma guise ?
– Non. Pas tant que vous porterez mon nom. Après…
Le geste qu’Aldo ébauchait traduisait bien son désintérêt total de cet « après », et cela ralluma la colère d’Anielka :
– Il n’y aura pas d’après ! Que cela vous plaise ou non, il vous faudra bien accepter mon enfant pour votre héritier et moi je resterai !
– Votre enfant ? … Brusquement, Aldo éclata de rire.
– J’espère pour vous qu’il ne ressemblera pas à Fabiani… Vous auriez bonne mine !
Indifférent à la colère de la jeune femme et même aux épaules rétrécies de Zian qui conduisait et qui, de toute évidence, aurait souhaité disparaître, Aldo riait encore lorsque l’on aborda les marches du palazzo Morosini, mais ce n’était plus le rire spontané, amusé, du début. Il y entrait de la colère et du désespoir. En pénétrant dans la maison, il tourna le dos à Anielka et se dirigea vers son bureau pour annoncer à Guy Buteau qu’il partait le lendemain matin et qu’une fois de plus, le fidèle ami aurait à veiller sur les affaires et les intérêts de la firme Morosini.
Tout en enfermant le nœud de corsage de la tsarine dans son énorme coffre médiéval qu’il avait fait perfectionner pour qu’il devienne le plus moderne et le plus inviolable des coffres-forts, Aldo donna ses dernières directives à son ami, mais sans éprouver l’excitation, la joie qui préludaient toujours à l’un de ses départs en expédition. Ce voyage-là serait plus dangereux que les autres. Cela tenait peut-être à l’aura sanglante, barbare et même hors nature qui émanait de ce rubis. Il ne s’en effrayait pas : la mort ne lui avait jamais fait peur, par inconscience d’abord lorsqu’il était très jeune, et maintenant parce que, depuis l’intrusion des Solmanski dans sa vie intime, il trouvait à celle-ci beaucoup moins de charme que par le passé. La sourde inquiétude qui le rongeait s’adressait aux rares êtres qu’il aimait : Guy, Cecina, Zaccaria et ses autres serviteurs. S’il ne revenait pas, il fallait qu’il les mette à l’abri des entreprises d’Anielka et des siens.
Buteau connaissait trop bien son ancien élève pour ne pas ressentir son état d’esprit :
– Inutile de demander si vous partez à la recherche de la dernière pierre, Aldo, mais j’ai l’impression que, cette fois, vous le faites sans joie. Je me trompe ?
– Non, pourtant le goût de la chasse est toujours aussi ardent en moi, la curiosité toujours aussi aiguë, mais ce que je laisse ici commence à me faire horreur. Une maladie mortelle, un ver ignoble ronge l’arbre fier et vivant qu’était cette demeure. Si je ne revenais pas…
– Ne dites pas une chose pareille ! protesta Guy d’une voix soudain altérée. Je vous l’interdis comme tous ici vous l’interdiraient. Vous « devez » revenir, sinon rien n’aurait plus de sens !
– Je ferai de mon mieux mais je vais, ce soir, rédiger un nouveau testament que je vous demanderai de porter dès l’aube chez maître Massaria après l’avoir signé avec Zaccaria. Si cette femme est enceinte…
– La princesse ?
– Ne l’appelez pas ainsi ! Pas devant moi… Si donc elle s’apprête à procréer, je ne veux pas qu’un être qui ne me sera rien devienne mon héritier… Si je disparaissais, ma demande en annulation ne servirait plus à rien.
– Vous ne disparaîtrez pas ! affirma Guy Buteau avec, au fond des yeux, une petite flamme qui réchauffa Morosini.
– Dieu vous entende !
Enfermé chez lui, Aldo passa une grande partie de la nuit à rédiger le document. Il y renouvelait les legs précédents et refusait tout droit à l’enfant que la « comtesse Solmanska » pourrait mettre au monde, détaillant par le menu ce qu’avaient été leurs relations dans les derniers temps, révélant ce qu’il avait surpris rue Alfred-de-Vigny – et qui pouvait être confirmé par Mme de Sommières et Adalbert Vidal-Pellicorne, ajoutant même qu’il soupçonnait les Solmanski d’avoir fait évader leur père au moyen d’un faux décès. Ensuite seulement il se sentit mieux, alla enfermer le testament dans son coffre et s’octroya les quelques heures de sommeil dont il aurait besoin dans la journée. Afin d’éviter d’être suivi, il avait décidé de partir non par un train dont la destination pouvait être révélatrice mais au moyen de la voiture achetée l’année précédente à Salzbourg et qui l’attendait dans un garage de Mestre 1. Cela lui permettait en outre de choisir l’heure de son départ.
Au matin, il fit signer le testament par Guy et Zaccaria, le fourra dans la serviette qu’il emportait toujours en voyage, procéda à de rapides adieux comme s’il s’agissait d’un des nombreux petits voyages qu’il accomplissait chaque année à travers l’Italie, et embarqua dans le motoscaffo conduit par Zian. On fit une première halte chez maître Massaria que l’on trouva en robe de chambre puis, revenu dans le bassin San Marco, le canot automobile mit les gaz et fonça vers la mer, laissant derrière lui un sillage de plumes blanches…
Il était parti depuis une heure environ quand Cecina noua un fichu sur sa tête où ne paraissaient plus les joyeux rubans colorés d’autrefois, prit un panier et se dirigea vers le marché du Rialto en passant par les rues. Arrivée au Campo San Polo, elle entra un moment dans l’église, alla faire une prière à la Madone, alluma un gros cierge, puis sortit par une porte latérale et s’enfonça dans une ruelle étroite sur laquelle donnaient les arrières de deux demeures patriciennes. Là, elle tira une clé de sa poche, ouvrit une porte basse, referma derrière elle, traversa d’un pas rapide un charmant jardin intérieur où chantait une fontaine et, après avoir frappé quelques petits coups rapides à une haute fenêtre aux verres sertis de plombs anciens, pénétra dans une grande pièce fraîche en disant :
– Il fallait que je vienne. Il y a du nouveau…
Pendant ce temps, au volant de sa petite Fiat, Morosini roulait vers les Alpes qu’il comptait passer au col du Brenner. Mais ce fut seulement quand, la frontière franchie, il atteignit Innsbruck, qu’il adressa à son ami Adalbert un bref télégramme :
« Serai à Prague, hôtel Europa. Confirme arrivée. Aldo. »
À moins qu’il ne se fût brisé un membre ou qu’il eût contracté une dangereuse maladie, il savait qu’Adalbert sauterait dans le premier train…
CHAPITRE 6 UN AMÉRICAIN ENCOMBRANT
Morosini était tombé dessus le soir même de son arrivée à Prague. Assis sur un haut tabouret dans le bar élégant, orné de fresque superbes, de l’Europa, ses grands pieds chaussés de « tennis » blanches bien calés sur les barreaux d’acajou, il mangeait des saucisses au raifort – on peut en déguster à toute heure du jour et de la nuit à Prague mais au bar de l’Europa ce n’était pas recommandé ! – arrosées d’une grande chope de Pilsen-Urquell, la bière nationale.
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