– Ce soir, je vous l’ai dit. Je prends le train à cinq heures pour Innsbruck où je rejoins l’Arlberg-Express jusqu’à Zurich.

– Je pars avec vous !

Le ton était de ceux qui ne souffrent pas discussion. Devant la mine un peu offusquée de son visiteur, Aldo ajouta plus doucement :

– Si votre anniversaire est dans quinze jours, il faut à tout prix que je voie votre rubis. Quant à ceux que je peux vous offrir, il se trouve, en effet, que j’ai acheté récemment à Rome un collier qui devrait vous plaire.

Armé de plusieurs clés, il alla vers son antique coffre bardé de fer dont il ouvrit les serrures avant de déclencher discrètement le dispositif en acier moderne doublant à l’intérieur les premières défenses. Il en tira un large écrin qui, ouvert, révéla sur un lit de velours jauni un assemblage de perles, de diamants et surtout de très beaux rubis-balais montés sur des entrelacs d’or typiquement Renaissance. Kledermann eut une exclamation admirative que Morosini se hâta d’exploiter :

– C’est beau, n’est-ce pas ? Ce joyau a appartenu en premier lieu à Giulia Farnèse, la jeune maîtresse du pape Alexandre VI Borgia. C’est pour elle qu’il a été commandé. Ne pensez-vous pas qu’il devrait suffire à contenter Mme Kledermann ?

Le banquier prit entre ses mains le collier qui les recouvrit de splendeur. Il en caressa chaque pierre avec ces gestes d’amour, singulièrement délicats, que peut seule dispenser la vraie passion des joyaux :

– Une merveille ! soupira-t-il. Qu’il serait dommage de démonter. Combien en demandez-vous ?

– Rien. Je vous propose seulement de l’échanger contre votre cabochon…

– Vous ne l’avez jamais vu. Comment en estimeriez-vous la valeur ?

– Sans doute, mais il me semble que je le connais depuis toujours. Quoi qu’il en soit, j’emporte le collier : nous nous retrouverons dans le train…

– Au fond, j’en suis ravi et je vais téléphoner pour que l’on vous prépare une chambre…

– Surtout pas ! protesta Aldo dont les cheveux se dressaient sur la tête à la seule idée de vivre sous le même toit que l’incandescente Dianora. L’hôtel Baur-au-Lac fera tout à fait mon affaire. Je vais y retenir ma chambre. Pardonnez-moi, continua-t-il sur un ton plus amène, mais je suis une espèce d’ours et, en voyage, je tiens beaucoup à mon indépendance…

– C’est une chose que je peux comprendre. À ce soir !

Après son départ, Morosini appela Angelo Pisani pour l’envoyer chez Cook lui retenir trains et hôtel, à la suite de quoi le jeune homme devrait passer à la poste pour expédier un télégramme destiné à Vidal-Pellicorne qu’Aldo rédigea rapidement : « Crois avoir retrouvé objet perdu. Serai Zurich, hôtel Baur-au-Lac. Amitiés. »

Angelo disparu, Aldo resta un long moment assis dans son fauteuil de bureau, à faire jouer dans la lumière le beau collier de Giulia Farnèse. Une extraordinaire excitation montait en lui et l’empêchait de penser clairement. Une voix au fond de lui-même lui soufflait que le cabochon de Kledermann ne pouvait être que le rubis de

Jeanne la Folle, mais d’autre part il ne voyait pas pourquoi l’homme aux lunettes noires serait venu le vendre au banquier suisse au lieu de le remettre à ses patrons qui devaient l’attendre avec quelque impatience. Peut-être avait-il pensé que, son complice mort, il pouvait voler de ses propres ailes et tenter de se faire une fortune personnelle ? C’était la seule explication valable encore que, s’il voyait juste, le petit truand fît preuve d’une bien grande légèreté… Mais, après tout c’était son affaire, et celle d’Aldo était maintenant de convaincre Kledermann de lui céder le joyau, si toutefois c’était bien lui.

Perdu dans ses pensées, il n’entendit pas la porte s’ouvrir et c’est seulement quand Anielka se dressa devant lui qu’il s’aperçut de sa présence. Aussitôt, il se leva pour la saluer :

– Vous sentez-vous mieux, ce matin ?

Pour la première fois depuis trois semaines, elle était habillée, coiffée et nettement moins pâle.

– Il semblerait que j’en aie fini avec les nausées, dit-elle distraitement.

Toute son attention était retenue par le collier qu’Aldo venait de reposer et dont elle se saisit avec une expression de convoitise que son mari ne lui avait jamais vue. Un peu de rouge montait même à ses joues :

– Quelle merveille ! … Inutile de demander si vous comptez me l’offrir ? Je n’aurais jamais cru que vous puissiez être un époux aussi avare…

Doucement mais fermement, Aldo reprit le bijou qu’il remit dans son écrin :

– Un : je ne suis pas votre époux et, deux, ce collier est vendu.

– À Moritz Kledermann, je suppose ? Je viens de le voir sortir d’ici.

– Vous savez très bien que je refuse de m’entretenir d’affaires avec vous. Vous souhaitiez me parler ?

– Oui et non. Je voulais savoir pourquoi Kledermann est venu ici. Il était de mes amis, vous savez ?

– Il était surtout celui de ce pauvre Eric Ferrals.

Elle eut un geste signifiant qu’elle ne voyait pas la différence.

– Ainsi, c’est la belle Dianora qui portera ces pierres magnifiques ? La vie est vraiment injuste.

– Je ne vois pas en quoi pour ce qui vous concerne. Vous ne manquez pas de bijoux, il me semble ? Ferrals vous en a couverte. À présent, si vous le permettez, nous finirons cet entretien… oiseux. J’ai à faire mais puisque vous êtes là j’en profite pour prendre congé de vous : je ne déjeune pas à midi et je pars ce soir…

Brusquement, le ravissant visage, plutôt serein, s’enflamma sous une poussée de colère et elle saisit le poignet d’Aldo entre ses doigts devenus d’une incroyable dureté :

– Vous allez à Zurich, n’est-ce pas ?

– Je n’ai aucune raison de le cacher. Je vous l’ai dit : je suis en affaires avec Kledermann.

– Emmenez-moi ! Après tout ce ne serait que justice, et j’ai très envie d’aller en Suisse.

Il se dégagea sans trop de douceur :

– Vous pouvez y aller quand vous voulez. Mais pas avec moi !

– Pourquoi ?

Morosini poussa un soupir excédé :

– Ne recommencez pas tout le temps la même querelle ! Notre situation – fort désagréable j’en conviens – est ce que vous l’avez faite. Alors, vivez votre vie et laissez-moi la mienne ! Ah, Guy, vous arrivez à propos, ajouta-t-il à l’intention de son fondé de pouvoir qui entrait avec son habituelle discrétion.

Anielka tourna les talons et quitta la grande pièce sans ajouter un mot. Elle emportait un tel poids de rancune qu’Aldo eut soudain l’impression que l’air s’allégeait. Il passa le reste de la journée à régler les affaires courantes avec Guy, fit préparer sa valise par Zaccaria – une valise à double fond dont il se servait pour dissimuler les pièces précieuses qu’il lui arrivait de transporter – puis alla réconforter Cecina que la perspective de ce nouveau départ semblait consterner et qui traça un signe de croix sur son front avant de l’embrasser avec une sorte d’emportement :

– Prends bien garde à toi ! recommanda-t-elle. Depuis quelque temps, je suis inquiète dès que tu mets le nez dehors…

– Tu as tort et, pour cette fois, tu devrais être contente : c’est avec le père de… Mina que je vais voyager. Nous allons chez lui à Zurich mais, bien sûr, je résiderai à l’hôtel. Tu vois que tu n’as aucun souci à te faire.

– Si ce monsieur n était que le père de notre chère Mina, je ne me tourmenterais pas mais il est aussi l’époux de… de…

Elle n’arrivait pas à prononcer le nom de Dianora qu’elle détestait au temps où elle était la maîtresse d’Aldo. Celui-ci se mit à rire :

– Qu’est-ce que tu vas chercher ? Tu remontes à l’histoire ancienne. Dianora n’est pas idiote : elle tient beaucoup à l’époux richissime qu’elle s’est trouvé. Dors tranquille et soigne bien M. Buteau !

– Comme si c’était une recommandation à me faire ! grogna Cecina en haussant ses épaules dodues…

En arrivant à la gare, Aldo vit que l’on était en train d’installer quelques affiches du Théâtre de la Fenice, annonçant plusieurs représentations d’Othello avec le concours d’Ida de Nagy et se promit d’allonger autant que possible son séjour en Suisse. Le banquier zurichois ne se douterait jamais du service qu’il venait de lui rendre en l’emmenant avec lui ! Aussi fut-ce avec un sentiment de profonde satisfaction que Morosini le rejoignit… Il échapperait au moins à ça !

Le soir venu tandis que le train roulait vers Innsbruck et que le palais Morosini s’endormait, Cecina enveloppa sa tête d’une écharpe noire sous l’œil de son époux qui fumait une dernière cigarette en faisant une patience.

– Tu ne crois pas qu’il est un peu tard pour sortir ? Si l’on te demandait ?

– Tu répondrais que je suis allée prier !

– À San Polo ?

– À San Polo, justement ! C’est l’apôtre des païens et si quelqu’un peut amener au repentir la fille de rien que nous avons ici, c’est bien lui. En plus, il a quelque chose à voir dans la guérison des aveugles…

Zaccaria leva le nez de sur ses cartes et sourit à sa femme.

– Alors, offre-lui mes respectueux hommages…





CHAPITRE 10 LA COLLECTION KLEDERMANN


Lorsqu’une fois à Zurich il découvrit les demeures du banquier, Morosini comprit pourquoi Lisa aimait tant Venise et les résidences de sa grand-mère : il s’agissait de palais, sans doute, mais de palais à l’échelle humaine et dépourvus de gigantisme. La maison de banque était un véritable temple néo-Renaissance à colonnes corinthiennes et cariatides ; quant à l’habitation privée, c’était au bord du lac, dans ce que l’on appelait la Goldküste – la rive dorée – un immense palais « à l’italienne » ressemblant assez à la villa Serbelloni, sur le lac de Côme, en plus orné. C’était fastueux, plutôt écrasant, et il fallait le solide appétit de splendeur de l’ex-Dianora Vendramin pour s’y trouver à l’aise. C’eût été même un peu ridicule sans l’admirable parc animé de fontaines descendant jusqu’aux eaux cristallines du lac et sans le magnifique cadre de montagnes neigeuses. Quoi qu’il en soit, Morosini, tout prince qu’il était, pensa qu’il n’aimerait pas vivre là-dedans quand, le soir venu, il découvrit le monument. En attendant, le banquier l’avait déposé à son hôtel en lui conseillant de prendre quelque repos avant de le rejoindre pour dîner :

– Nous serons seuls, précisa-t-il. Ma femme est à Paris chez son couturier. Elle choisit la robe qu’elle portera pour son… trentième anniversaire.

Morosini se contenta de sourire tout en se livrant à un rapide calcul : lors de sa première rencontre avec la belle Dianora, le soir de Noël 1913, il avait lui-même trente ans et Dianora, veuve à vingt et un ans, en comptait vingt-quatre ce qui, tout bien compté et si les bases étaient réelles, amenait au chiffre trente-cinq en cette année 1924.

– Je croyais, dit-il en souriant, qu’une jolie femme n’avouait jamais son âge ?

– Oh, mon épouse n’est pas comme les autres. Et puis nous célébrerons en même temps notre septième anniversaire de mariage. D’où mon désir de donner à l’événement un éclat particulier.

En arrivant à son hôtel – un palace style xviii siècle pourvu de magnifiques jardins – Aldo eut la surprise de trouver un télégramme d’Adalbert : « Attends-moi, j’arrive. Serai Zurich le 23 au soir. » Autrement dit, l’archéologue serait là le lendemain. Sachant d’expérience que les choses n’étaient jamais simples quand un vestige du pectoral était en vue, il en fut content. D’autant qu’on parlait beaucoup de la plus importante des villes suisses depuis quelque temps. Outre qu’elle était la base financière de Simon Aronov, c’était là que le vieux Solmanski avait échappé à Romuald, là qu’il semblait posséder un port d’attache comme

Simon lui-même, là encore que Wong avait demandé qu’on le ramène… Et comme l’acquisition de Kledermann avait toutes les chances d’être le joyau trouvé dans la tombe de Giulio, on pouvait s’attendre à un proche avenir agité !

Vers huit heures, la Rolls étincelante du banquier conduite par un chauffeur d’une irréprochable tenue déposait Morosini devant le perron où un valet de pied le recueillit sous un vaste parapluie. Depuis la fin de l’après-midi, de véritables trombes d’eau se déversaient sur la région noyant le paysage. Ainsi escorté, l’invité rejoignit un maître d’hôtel d’une raideur toute britannique, ce qui ne l’empêchait pas d’être certainement natif des Cantons. Cela se voyait au gabarit exceptionnel et à la puissance du cou enfermé dans un col à coins cassés.

Ayant laissé son manteau aux mains d’un valet. Aldo suivit l’imposant personnage dans le vaste escalier de pierre après avoir appris que Monsieur attendait Monsieur le prince dans son cabinet de travail.