– Tandis que je tournais en rond dans ce salon de clinique en attendant le résultat de l’opération, je me suis juré, si elle réussissait, d’être désormais une épouse sans reproches. Une épouse tendre… et fidèle !

Morosini, se penchant, prit entre les siennes les mains de la jeune femme qui tremblaient un peu :

– Vous avez découvert que vous l’aimiez, dit-il avec beaucoup de douceur. Et si vous m’avez appelé cet après-midi c’est pour me le dire. Je me trompe ?

Elle lui offrit un sourire un peu tremblant. Une jeune fille avouant à son père un premier amour devait avoir le même, pensa Aldo un peu ému.

– Non, dit Dianora. C’est bien ça ! J’ai découvert, un peu tard peut-être, que j’avais un mari extraordinaire, alors…

– Si vous pensez à ce que nous avons été l’un pour l’autre jadis, oubliez-le sans hésiter ! … ou plutôt enterrez-le au plus profond de votre cœur. Personne n’ira l’y chercher. Surtout pas moi !

– Je ne doutais pas de votre discrétion. Vous êtes un grand seigneur, Aldo, mais il fallait tout de même que ces choses soient dites et qu’entre nous il n’y ait plus d’ombres…

Soudain, elle demanda :

– Puisque nous sommes à présent de vieux amis, me permettez-vous une question ?

– C’est votre privilège.

– Qui aimez-vous ? En admettant que vous aimiez quelqu’un ?

À son grand mécontentement, il se sentit rougir et tenta de s’en tirer avec une pirouette :

– En cet instant précis, c’est vous que j’aime, Dianora. Je viens de découvrir une femme inconnue qui me plaît beaucoup.

– Pas de fadaises ! … Encore que je veuille bien vous croire. Lisa, je crois, a fait elle aussi cette découverte…

Le nom, inattendu, augmenta sa rougeur. Dianora se mit à rire :

– Allons, je ne veux pas vous faire souffrir… mais sachez que vous venez de me répondre.

En quittant Dianora un moment plus tard, Aldo éprouvait un sentiment complexe fait de soulagement à la pensée qu’il n’affronterait plus les avances de son ancienne maîtresse, et surtout de douceur. En choisissant d’aimer son époux, elle lui devenait chère. D’autant que, s’il l’en croyait. Lisa, elle aussi, avait rendu les armes. À tout cela cependant s’ajoutait une angoisse à la pensée du désastre que le rubis maudit pouvait attirer sur une famille désormais unie. Comment faire pour l’éviter ?

– Pas facile ! reconnut Adalbert quand Aldo lui eut raconté son entrevue. Notre marge de manœuvre rétrécit de plus en plus. Wong est parti. Une voisine l’a vu quitter la villa il y a cinq jours avec une grosse valise. Je suis allé à la gare pour essayer de savoir quels trains partaient ce soir-là aux environs de huit heures. Il y en avait plusieurs, dont un en direction de Munich et de Prague. Mais je ne vois pas pourquoi il retournerait là-bas ?

– Il allait peut-être plus loin ? Si tu tires une ligne droite joignant Zurich, Munich et Prague et si tu la continues, tu arrives droit à Varsovie,

– Simon serait là-bas ?

Morosini écarta les deux mains dans un geste d’ignorance.

– Nous n’avons aucun moyen de le savoir et, de toute façon, nous n’avons pas le temps de chercher pour avoir la copie du rubis. En revanche, on pourrait peut-être faire surveiller par tes jumeaux les abords de la maison Cartier à Paris ?

Adalbert regarda son ami avec une curiosité amusée :

– Dis-moi un peu, toi qui es franc comme l’or, tu n’aurais pas dans l’idée d’intercepter l’émissaire chargé de rapporter le bijou ?

– Bien sûr que si ! Tout plutôt que permettre à ce maudit joyau de s’attaquer aux Kledermann ! Mais comme la monture sera somptueuse, on s’arrangera pour que la police la retrouve…

– Tu fais des progrès ! Et… ton copain le gangster ? Qu’est-ce que tu vas lui dire ? Parce que ça m’étonnerait qu’il tarde beaucoup à se manifester, celui-là ?

Il ne tarda pas, en effet. Le soir même, en remontant dans sa chambre pour se changer avant d’aller dîner, Aldo trouva un petit mot l’invitant à aller fumer un cigare ou une cigarette aux environs de onze heures près du kiosque de la Bürkli Platz toute proche de son hôtel.

Quand il y parvint, à l’heure dite, Ulrich était déjà là, assis sur un banc d’où l’on découvrait les eaux nocturnes du lac encadrées de milliers de lumières.

– Vous avez appris quelque chose ? demanda-t-il sans préambule.

– Oui, mais d’abord donnez-moi des nouvelles de ma femme !

– Elle va très bien, rassurez-vous ! Je n’ai aucun intérêt à la malmener tant que vous serez fair play.

– Et vous me la rendrez quand ?

– Dès que je serai en possession du rubis… ou d’une fortune en bijoux. Vous avez ma parole.

– Bien. Alors voilà les nouvelles : le rubis est parti pour Paris, chez le joaillier Cartier chargé de l’enchâsser au milieu de diamants, sans doute pour en faire un collier. C’est Kledermann lui-même qui l’a emporté… et je suppose qu’il ira le rechercher mais sa femme n’a pas pu me le dire puisqu’en principe il s’agit d’une surprise pour son anniversaire.

L’Américain réfléchit un instant en tirant furieusement sur un cigare gros comme un barreau de chaise.

– Bon ! soupira-t-il enfin. Mieux vaut attendre qu’il soit revenu ici. Maintenant écoutez-moi bien ! Le soir de la fête, je serai chez Kledermann – il leur faudra sûrement du personnel supplémentaire. Quand je le jugerai bon, je vous ferai signe et vous me conduirez à la chambre forte dont vous allez m’expliquer comment on y accède. Ensuite, vous retournerez surveiller les salons en observant, bien entendu, le banquier en priorité. S’il fait mine de sortir vous le retiendrez. Maintenant, je vous écoute !

Morosini dressa un tableau assez exact du cabinet du banquier et des accès à la chambre forte. Il n’éprouvait aucun scrupule à renseigner le bandit, car il lui réservait une surprise de dernière minute. Qu’il livra d’ailleurs à la fin de son exposé :

– Il faut que vous sachiez ceci : la petite clé qui ouvre le panneau de la chambre forte est pendue au cou de Kledermann et je ne vois pas comment vous pourriez vous la procurer.

La nouvelle ne fit aucun plaisir à Ulrich. Il mâchonna quelque chose entre ses dents mais, si Aldo pensait qu’il allait s’avouer vaincu, il se trompait. Au bout de quelques instants, le visage assombri de l’Américain s’éclaira :

– L’important, c’est de le savoir, conclut-il.

– Vous n’avez pas l’intention de le tuer ? fit Morosini sèchement. En ce cas, il ne faudrait pas compter sur mi !

– L’aimeriez-vous plus que votre femme ? Rassurez-vous, j’ai l’intention de résoudre ce nouveau problème à ma façon… et sans violence excessive. Je suis, sachez-le, un grand professionnel. À présent, écoutez ce que j’ai à vous dire.

Avec beaucoup de clarté, il détailla pour Aldo ce qu’il aurait à faire, ne se doutant pas que celui qu’il croyait tenir était bien décidé à tout tenter pour récupérer le rubis sans laisser pour autant le joyeux Ulrich disparaître dans la nature avec l’une des plus belles collections de bijoux au monde.

Quand ce fut fini, Morosini se contenta de nasiller dans le meilleur style de Chicago : – C’est OK pour moi !

Ce qui ne laissa pas de surprendre son interlocuteur, mais celui-ci ne fit aucun commentaire et l’on se sépara pour se retrouver au soir du 16 octobre.





CHAPITRE 11 L’ANNIVERSAIRE DE DIANORA


Fidèles au style de leurs façades, les salles de réception de la « villa » Kledermann empruntaient à l’Italie de la Renaissance leur décoration intérieure. Colonnes de marbre, plafonds à caissons enluminés et dorés, meubles sévères et tapis anciens offraient un cadre estimable à quelques très belles toiles – un Raphaël, deux Carpaccio, un Tintoret, un Titien et un Botticelli qui affirmaient la richesse de la maison plus encore que la somptuosité ambiante. Aldo en fit compliment à Kledermann lorsque, après un tour de salon, il revint vers lui :

– On dirait que vous ne collectionnez pas seulement les joyaux ?

– Oh, c’est une petite collection réunie surtout pour essayer de retenir plus souvent ma fille dans cette maison qu’elle n’aime pas.

– Votre femme l’aime, j’imagine ?

– C’est peu dire. Dianora l’adore. Elle dit qu’elle est à ses dimensions. Personnellement un chalet dans la montagne ferait aussi bien mon affaire pourvu que je puisse y installer ma chambre forte.

– J’espère, en tout cas, qu’elle est en bonne santé ? Est-ce qu’elle ne reçoit pas avec vous ?

– Pas ce soir. Vous le savez sans doute, vous qui la connaissez de longue date, elle aime à ménager ses effets. Aussi ne fera-t-elle son apparition que quand tous les invités du dîner seront arrivés.

La soirée se partageait en deux parties comme cela se pratiquait souvent en Europe : un dîner pour les personnalités importantes et les intimes – une soixantaine – et un bal qui en compterait dix fois plus.

Adalbert, de l’air le plus naturel du monde, posa la question qui brûlait la langue d’Aldo :

– J’ai l’impression que nous allons assister à une fête magnifique. Est-ce que nous y verrons Mlle Lisa ?

– Cela m’étonnerait. Ma sauvageonne déteste ces « grands machins mondains » comme elle dit, presque autant que ce cadre qu’elle juge trop pompeux. Elle a fait parvenir à ma femme une magnifique corbeille de fleurs avec un mot gentil mais je pense qu’elle s’en tiendra là.

– Et où est-elle en ce moment ? demanda Morosini qui s’enhardissait.

– Vous devriez poser la question au fleuriste de la Bahnhofstrasse. Moi je n’en sais rien… Monsieur l’Ambassadeur, Madame, c’est un grand honneur que vous recevoir ce soir, ajouta le banquier en accueillant un couple qui ne pouvait être qu’anglais.

Les deux amis, naturellement, s’étaient écartés aussitôt et entreprenaient un nouveau tour des salons pourvus, pour la circonstance, d’une débauche de roses et d’orchidées mises en valeur, comme les femmes présentes d’ailleurs, par l’éclairage d’où la froide électricité était bannie. D’énormes candélabres de parquet chargés de longues bougies étaient seuls admis à ce qui devait être le triomphe de Dianora. Une véritable armée de serviteurs en livrées à l’anglaise, sous les ordres de l’imposant maître d’hôtel, veillaient à l’accueil et au confort des invités où le gratin de la banque et de l’industrie suisse se mêlait à des diplomates étrangers et à des hommes de lettres. Aucun artiste, peintre ou comédien, n’émaillait cette foule à l’élégance diverse mais dont les femmes arboraient des bijoux parfois anciens, toujours d’importance. Peut-être les invités du bal seraient-ils moins empesés, mais pour l’instant on était entre gens solides et sérieux.

Dès son arrivée, Aldo n’avait eu aucune peine à repérer Ulrich : ainsi qu’il l’avait prédit, le gangster transformé en serviteur à l’allure irréprochable avait réussi à se faire embaucher parmi les extras et s’occupait du vestiaire proche du grand escalier où s’entassait déjà une fortune en fourrures. Il se contenta d’échanger avec lui un battement de paupières. Il était convenu que, pendant le bal, Morosini conduirait son étrange associé au cabinet de travail du banquier et lui donnerait les indications nécessaires.

Des valets circulaient avec des plateaux chargés de coupes de Champagne. Adalbert en prit deux au passage et en offrit une à son ami :

– Tu connais quelqu’un ? demanda-t-il.

– Absolument personne. Nous ne sommes pas à Paris, à Londres ou à Vienne et je n’ai pas le moindre cousinage, même lointain, à t’offrir. Tu te sens isolé ?

– L’anonymat a du bon. C’est assez reposant ! Tu crois que nous allons revoir le rubis, ce soir ?

– Je suppose. En tout cas, l’émissaire de notre ami a fait preuve d’une discrétion et d’une habileté exemplaires. Personne n’a rien vu, rien remarqué.

– Non. Théobald et Romuald se sont relayés aux abords de chez Cartier mais rien n’a attiré leur attention. Ton Ulrich avait raison : essayer d’intercepter le joyau à Paris relevait de l’impossible… Doux Jésus !

Toutes les conversations s’étaient arrêtées et la pieuse exclamation d’Adalbert résonna dans le silence soudain, résumant la stupeur admirative des invités : Dianora venait d’apparaître au seuil de ses salons.

Sa longue robe de velours noir pourvue d’une petite traîne était d’un dépouillement absolu et Aldo, le cœur serré, revit dans un éclair le portrait de sa mère, par Sargent, qui était l’un des plus beaux ornements de son palais à Venise. La robe de Dianora ce soir, comme celle de la défunte princesse Isabelle Morosini, laissait nus les bras, la gorge et les épaules dans un léger mouvement de drapé cachant la poitrine et rattrapé à la taille. Dianora, jadis, avait admiré ce portrait et elle s’en était souvenue en commandant sa toilette de ce soir. Quel plus merveilleux écrin que sa chair lumineuse pouvait-elle en effet offrir au fabuleux bijou scintillant sur sa gorge ? Car il était bien là, le rubis de Jeanne la Folle, éclatant de ses feux maléfiques au milieu d’une guirlande composée de magnifiques diamants et de deux autres rubis plus petits. Contrairement à l’habitude, les bras et les oreilles de la jeune femme étaient vierges de tout bijou. Rien non plus dans la soie argentée de sa magnifique chevelure coiffée en hauteur pour dégager le long cou. Seul rappel de la teinte fascinante du joyau, de petits souliers de satin pourpre pointaient au rythme de la marche sous la vague sombre de la robe. La beauté de Dianora, ce soir, coupait le souffle à tous ces gens qui la regardaient s’avancer, souriante, vite rejointe par son époux qui après lui avoir baisé la main la conduisait vers ses hôtes les plus importants…