– Je n’insinue rien. Je dis que le meurtrier, ce pourrait bien être vous. N’aviez-vous pas toutes les raisons de la tuer ? D’abord pour vous emparer du collier… ou tout au moins du gros rubis qui est dessus. Elle n’avait pas voulu vous le céder, n’est-ce pas, quand vous êtes allé la voir il y a une dizaine de jours ?
Aldo regarda la jeune furie avec stupeur. Comment diable pouvait-elle savoir ça ? À moins qu’il n’y eût, chez Kledermann, un espion à la solde de Solmanski ?
– Lorsqu’une dame m’invite à prendre le thé, il m’arrive d’accepter. Quant à vous, rappelez-vous quel nom vous portez et ne vous conduisez pas comme une fille de rien !
– Une tasse de thé ? Vraiment ? Aviez-vous l’habitude d’en boire lorsque vous étiez son amant ?
Le policier ne cherchait plus à interrompre ce couple qui se disait des choses si intéressantes mais, au dernier mot lancé par la jeune femme, Kledermann redressa la tête et, abandonnant le corps inerte aux mains d’un médecin qui se trouvait là, il s’approcha. Dans son regard sombre, le désespoir faisait place à une stupeur indignée :
– Vous étiez son amant ? Vous ? … Vous à qui…
– Je l’étais quand elle était comtesse Vendramin et c’est la guerre qui nous a séparés. Définitivement ! coupa Aldo.
– Je peux en témoigner ! s’écria Adalbert qui venait de rejoindre son ami. Vous n’avez aucun reproche à lui faire, Kledermann. Ni à lui ni à votre femme ! Seulement, madame… Morosini honore son mari de sa rancune depuis qu’il a demandé l’annulation de leur mariage. Elle dirait n’importe quoi pour lui nuire.
– On voit bien que vous êtes son ami, lança Anielka plus venimeuse que jamais. Néanmoins, vous vouliez le rubis, vous aussi. Alors, votre vertueux témoignage…
– Le rubis ? Quel rubis ? intervint le policier.
– Celui-ci, voyons ! dit le banquier en se tournant vers le corps. Mais…
Il se rejeta à genoux, glissa une main sous les cheveux de sa femme, découvrant le cou nu. Avec une infinie douceur, aidé du médecin, il retourna le corps : le collier avait disparu.
– On a tué ma femme pour la voler ! tonna-t-il au comble de la fureur. Je veux l’assassin et je veux aussi le voleur !
– Ce n’est pas difficile, siffla Anielka. Vous avez l’un et l’autre devant vous. L’un a tué et l’autre a profité du tumulte pour s’emparer du collier.
– Si c’est à moi que vous faites allusion, gronda Vidal-Pellicorne, j’étais dans le salon de jeu quand c’est arrivé. Vous étiez plus près, vous… ou votre frère ? Au fait, où est-il ?
– Je ne sais pas, il était là il y a un instant mais ma belle-sœur est très impressionnable et il a dû l’emmener dehors.
– On va vérifier tout ça, intervint à nouveau le policier. Messieurs, avec votre permission, je vais d’abord vous fouiller.
Aldo et Adalbert se laissèrent faire de la meilleure grâce du monde et, bien sûr, on ne trouva rien.
– À votre place, persifla Morosini, j’irais voir si la comtesse Solmanska va mieux et ce qu’il peut y avoir dans les poches de son époux,
– On verra ça tout à l’heure. Pour l’instant je vous ferai remarquer que vous ne m’avez pas confié où vous étiez au moment où l’on a tiré sur Mme Kledermann.
– C’est simple, inspecteur : il était avec moi. Aux yeux émerveillés d’Aldo, Lisa faisait son apparition au détour d’une colonne et s’avançait vers son père dont elle prit la main avec tendresse.
– Toi ? fit celui-ci. Je croyais que tu ne voulais pas paraître à la soirée.
– J’ai changé d’avis. Je descendais l’escalier pour vous faire plaisir et aller embrasser Dianora quand j’ai vu Aldo… je veux dire le prince Morosini, sortir de la salle dans l’intention évidente d’aller fumer une cigarette dehors. J’ai été surprise de le voir, contente aussi puisque nous sommes de vieux amis, et nous sommes sortis tous les deux.
– Vous étiez dehors et vous n’avez rien vu ? grogna le policier.
– Nous étions à l’opposé de la salle de bal. À présent, je vous en prie, inspecteur, laissez tous ces gens rentrer chez eux. Ils n’ont rien à voir dans ce meurtre et, certainement, l’assassin n’est pas parmi eux…
– Avant de les lâcher, on va leur demander s’ils n’ont rien remarqué. Voici d’ailleurs mes hommes qui arrivent, ajouta-t-il tandis qu’un groupe de policiers pénétrait dans la salle.
– Comprenez donc que mon père a besoin de ménagements, que nous voulons être seuls et qu’il serait peut-être préférable de ne pas laisser son épouse sur ce parquet poussiéreux !
Le ton était sévère. L’inspecteur baissa pavillon aussitôt :
– On va transporter Mme Kledermann chez elle et vous pourrez en prendre soin… Je m’occupe de tout le reste. Messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers Aldo et Adalbert, je vous demanderai de rester encore un moment pour éclaircir certains détails. Vous aussi, Madame, bien entendu… mais, où est-elle ? s’écria-t-il en constatant qu’Anielka n’était plus là.
– Elle a dit qu’elle allait chercher son frère, fit un serveur.
– Eh bien, nous allons l’attendre…
Deux agents s’approchaient pour enlever le corps de la malheureuse Dianora, mais son époux s’interposa :
– Ne la touchez pas ! C’est moi qui vais l’emporter !
Avec une vigueur qui semblait incompatible avec son long corps mince, le banquier souleva la forme inerte et se dirigea d’un pas ferme vers le grand escalier. Sa fille voulut le suivre, mais Aldo tenta de la retenir :
– Lisa ! Je voudrais vous dire… Elle eut, pour lui, un petit sourire :
– Je sais tout ce que vous pourriez me dire, Aldo, et ce n’est pas le moment ! Nous nous reverrons plus tard. Pour l’instant, c’est lui qui a besoin de moi…
Le cœur serré, Morosini regarda sa mince forme blanche suivre la traîne de velours noir qui glissait derrière Kledermann. L’inspecteur revint à Morosini :
– Vous connaissez mademoiselle Kledermann depuis longtemps ?
– Plusieurs années, mais je ne l’avais pas vue depuis des mois et j’ai été très heureux de la retrouver ce soir.
Ce policier n’imaginerait certainement jamais à quel point l’apparition de la jeune fille l’avait rendu heureux. Il n’insista pas sur le sujet :
– Votre femme n’a pas l’air de revenir. Je vais la chercher.
Aldo n’osa pas le suivre. Près de la porte, plusieurs agents recueillaient les noms et les absences de témoignage des invités avant de les laisser partir. Résignés, ceux-ci formaient une longue queue se réduisant petit à petit. Aldo prit une cigarette après en avoir offert une à son ami. Les deux hommes, conscients d’être entourés de policiers, ne disaient rien. Quand enfin l’inspecteur – il s’appelait Grüber – revint, il était d’une humeur massacrante :
– Personne ! … Je n’ai trouvé personne ! Et au vestiaire on m’a dit que la dame en paillettes noires avait repris son manteau depuis un moment. Quant à la belle-sœur, je ne sais pas si elle se sentait mal mais, toujours au vestiaire, on a vu peu après le coup de feu un beau jeune homme brun accompagné d’une jeune dame en robe bleu ciel qui pleurait à chaudes larmes mais n’avait pas l’air en train de s’évanouir. Ils ont filé comme si le diable était à leurs trousses…
« Non sans raisons, pensa Aldo. Ils emportaient le collier que Sigismond ou Anielka elle-même ont dû subtiliser… » Il se garda bien d’exprimer son sentiment qui lui eût valu une recrudescence de soupçons. Il n’échappa pourtant pas aux questions qui suivirent. Grüber tira son carnet :
– Bon ! De toute façon c’est votre famille, alors donnez-moi vos adresses !
– La seule adresse que je connaisse pour un beau-frère que je n’apprécie pas, c’est le palais Solmanski à Varsovie. Sa jeune femme est américaine et je crois me souvenir qu’outre-Atlantique, ils habitent Long Island, à New York. Quant à… ma « femme », c’est à Venise : palazzo Morosini.
Le policier devint rouge vif :
– Ne vous fichez pas de moi ! C’est votre adresse ici que je veux.
– La mienne ? Hôtel Baur-au-Lac ! fit Aldo tranquille jusqu’à la suavité. Mais ne vous imaginez pas qu’ils y sont descendus aussi. J’ignore où ils logent.
– Vous voulez me faire croire que votre femme n’habite pas avec vous ?
– Il faudra bien que vous le croyiez, puisque c’est un fait. Vous avez vu, tout à l’heure, quelles relations affectueuses nous entretenons ? J’ai été le premier surpris de la voir ici : je la croyais partie pour les Lacs italiens avec une cousine…
– On arrivera bien à les retrouver. Ont-ils des relations ici ?
– Je l’ignore. Quant aux miennes, elles se réduisent à la famille Kledermann.
– Parfait ! Vous pouvez regagner votre hôtel mais j’aurai sans doute à vous revoir encore. Ne quittez pas Zurich sans mon autorisation !
– Pouvons-nous saluer mademoiselle Kledermann avant de partir ?
– Non.
Les deux hommes se le tinrent pour dit et allèrent à leur tour reprendre leur vestiaire. Ce fut Ulrich lui-même qui tendit le sien à Morosini. Celui-ci murmura :
– Vous savez où ils habitent ?
– Oui. Dans une heure je serai chez vous.
Le gangster à demi repenti tint parole. Une heure plus tard il frappait à la porte de la chambre où les deux amis l’attendaient après avoir prévenu le portier de nuit qu’ils devaient recevoir une visite et demandé une bouteille de whisky. Lorsqu’il lui ouvrit la porte, Aldo se demanda s’il n’allait pas s’évanouir entre ses bras. Naturellement pâle, Ulrich était blême jusqu’aux lèvres et, après lui avoir indiqué un fauteuil, Morosini lui tendit un verre bien plein qu’il avala sans respirer.
– Belle descente ! apprécia Adalbert. Mais un pur malt vingt ans d’âge mérite un autre traitement !
– Je vous promets de déguster le second ! fit l’homme avec un pâle sourire. Je vous jure que j’en avais besoin.
– Si je vous comprends, vous n’étiez pas au courant de ce qui allait se passer ?
– En aucune façon. Je ne savais même pas que les Solmanski devaient venir à la fête. Alors, le meurtre ! …
– Je vous ai connu moins sensible quand nous nous sommes rencontrés au Vésinet, remarqua Aldo.
– Je ne crois pas avoir tué qui que ce soit, cette nuit-là ? Sachez-le, je ne tue que pour me défendre et j’ai horreur de l’assassinat gratuit.
– Gratuit ? ricana Adalbert. Comme vous y allez. Un collier qui vaut peut-être deux ou trois millions… Car, bien sûr, ce sont vos amis qui l’ont subtilisé ?
– Trêve de mondanités ! coupa Aldo. Vous m’avez dit que vous saviez où ils sont ? Alors, vous buvez encore un verre et vous nous emmenez !
– Hé là ! Un instant ! À propos de collier, vous m’en aviez promis un. J’aimerais le voir !
– Il est dans le coffre de l’hôtel. A notre retour je vous le remettrai. Je vous le répète : vous avez ma parole !
Ulrich ne considéra qu’un instant le regard d’acier froid du prince-antiquaire :
– C’est OK ! Au retour. En attendant, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de prendre des flingues…
– Soyez tranquille ! Nous savons à qui nous avons affaire ! dit Adalbert en sortant un imposant revolver de sa poche de pantalon.
À leur retour à l’hôtel, lui et Aldo avaient, en effet, troqué leurs habits de soirée pour des vêtements plus adaptés à une expédition nocturne.
– On y va ?
Entassés dans l’Amilcar de l’archéologue, les trois hommes se dirigèrent vers la rive méridionale du lac.
– C’est loin ? demanda Aldo.
– Environ quatre kilomètres. Si vous connaissez le coin, c’est entre Wollishofen et Kilchberg…
– Ce qui m’étonne, dit Aldo, c’est que vous, vous connaissiez si bien Zurich et ses environs.
– Ma famille est originaire de par ici. Ulrich, ce n’est pas un prénom américain… et mon nom c’est Friedberg.
– Vous m’en direz tant !
Trois heures sonnaient à l’église de Kilchberg quand la voiture atteignit l’entrée du village. Une odeur inattendue vint alors caresser les narines des voyageurs :
– Ça sent le chocolat ! fit Adalbert qui reniflait avec ardeur.
– La fabrique Lindt et Sprüngli est à une centaine de mètres, le renseigna Ulrich. Mais, tenez, voici la maison que vous cherchez, ajouta-t-il en désignant, au bord du lac, un beau vieux chalet dont la nuit, claire, permit d’admirer le colombage compliqué, encore enrichi par un décor peint.
Un joli jardin l’entourait. Adalbert, pour sa part, se contenta de jeter un coup d’œil et alla garer sa voiture, assez bruyante, un peu plus loin. On revint à pied et, un moment, on considéra la maison aux volets clos dans laquelle tout semblait dormir.
– C’est curieux ! remarqua Ulrich. Ils ne sont pourtant pas rentrés depuis bien longtemps et ce ne sont pas des couche-tôt ?
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