– De toute façon, fit Morosini, je ne suis pas venu ici pour contempler une vieille demeure. La meilleure façon de savoir ce qui s’y passe est d’y aller voir. L’un de vous saurait-il ouvrir cette porte ?
Pour toute réponse, Adalbert sortit de sa poche un trousseau comportant divers objets métalliques, gravit les deux marches du petit perron et s’accroupit devant le vantail. Sous l’œil admiratif d’Aldo, l’archéologue fit une brillante démonstration de ses talents cachés en ouvrant sans bruit et en quelques secondes une porte d’un abord plutôt rébarbatif.
– On peut y aller ! souffla-t-il.
Guidés par la torche électrique confiée à Ulrich, les trois hommes s’avancèrent le long d’un couloir dallé ouvrant d’un côté sur une vaste pièce meublée où, dans la grande cheminée de pierre, brûlaient encore quelques tisons. De l’autre côté du couloir c’était la cuisine, où flottaient des odeurs de choucroute, et, au fond du couloir, un bel escalier en bois sculpté montait vers les étages que la double pente du toit rétrécissait au fur et à mesure. L’arme au poing, les trois hommes explorèrent le rez-de-chaussée puis, avec d’infinies précautions, commencèrent à gravir l’escalier recouvert d’un chemin en tapis. Au premier ils trouvèrent quatre chambres, vides. Il en allait de même à celles du second étage, et toutes portaient la trace d’un départ précipité.
– Personne ! conclut Adalbert. Ils viennent de filer.
– C’est la meilleure preuve qu’ils ont le collier, grogna Morosini. Ils ont eu peur que la police les découvre.
– Il aurait pu se passer pas mal de temps avant qu’on les trouve, remarqua Ulrich. C’est grand, Zurich, et les environs encore plus.
– Il a raison, dit Aldo. Pourquoi cette fuite précipitée ? Et vers quelle destination ?
– Pourquoi pas chez toi ? Ta chère épouse tenait tellement à te faire arrêter ! Elle rapporte peut-être le collier, avec ou sans rubis, dans ta noble demeure où, quand tu seras revenu, elle pourrait s’arranger pour qu’il soit découvert par les flics ?
– Elle en est bien capable, fit Aldo songeur. Je ferais peut-être mieux de rentrer chez moi au plus vite ?
– N’oublie pas ce que nous a dit ce brave inspecteur : défense de quitter Zurich jusqu’à nouvel ordre !
À ce moment, Ulrich qui était allé inspecter la cuisine plus en détail les rejoignit :
– Venez voir ! J’ai entendu du bruit à la cave. Quelque chose comme une plainte… un râle. On y descend par une trappe…
Par prudence, on décida qu’Ulrich passerait le premier, puisqu’il connaissait la maison. On se précipita à la suite de l’Américain qui, arrivé en bas, tourna le bouton de l’éclairage. Ce qu’ils découvrirent les fit reculer d’horreur : un homme dont le corps n’était plus qu’une plaie marquée de traces de brûlures gisait à même le sol. Le visage tuméfié, saignant, était à peine reconnaissable, pourtant les deux amis n’hésitèrent pas à identifier Wong. Aldo se laissa tomber à genoux auprès du malheureux, cherchant par où il fallait commencer pour lui porter secours…
– Mon Dieu ! murmura-t-il. Comment ces salauds l’ont arrangé ! Et pourquoi ?
Ulrich, décidément de plus en plus utile, avait déjà été chercher une carafe d’eau, un verre, des torchons propres et même une bouteille de cognac.
– Leur idée fixe, en dehors du rubis, c’était de savoir où se trouvait un certain Simon Aronov. En revanche, j’ignore d’où sort celui-là ?
– Une villa à trois ou quatre kilomètres d’ici, répondit Adalbert. J’ai essayé d’aller le voir mais je n’ai trouvé personne. Et pour cause ! Une voisine m’a même dit qu’elle l’avait vu partir un soir avec un taxi et une valise.
– Elle a vu partir quelqu’un mais ce n’était sûrement pas lui, fit Aldo occupé à passer un peu d’eau sur le visage blessé. Tu penses bien que lorsqu’ils l’ont enlevé, ils n’ont pas convoqué les voisins pour assister à la scène.
– Comment va-t-il ?
– Laissez-moi voir ! dit Ulrich. Dans ma… profession on a l’habitude de toutes sortes de blessures et puis… je suis un peu médecin !
– Il faut trouver une ambulance, le faire conduire dans un hôpital, dit Aldo. La Suisse en est pavée !
Mais l’Américain secouait la tête :
– Inutile ! Il est en train de mourir. Tout ce qu’on peut faire c’est essayer de le ranimer au cas où il aurait quelque chose à nous dire ?
Avec d’infinies précautions étonnantes chez cet homme voué à la violence, il nettoya la bouche où le sang séchait et fit avaler un peu d’alcool au mourant. Cela dut le brûler car il réagit faiblement, gémit mais ouvrit les yeux. Il reconnut sans doute le visage anxieux d’Aldo penché sur lui. Il essaya de lever une main que le prince prit entre les siennes.
– Vite ! … chuchota-t-il. Aller vite ! …
– Où voulez-vous que nous allions ?
– Var… Varsovie… Le maître ! Ils savent… où il est !
– Vous le leur avez dit ?
Dans les yeux éteints, une faible flamme se ralluma, une flamme d’orgueil :
– Wong… n’a pas parlé mais ils savent… Un traître… Würmli ! Les attend là-b… as.
Le dernier mot sortit avec le dernier souffle. La tête glissa un peu entre les mains d’Aldo qui la soutenait. Celui-ci releva sur l’Américain un regard interrogateur.
– Oui. C’est fini… dit celui-ci. Qu’est-ce que vous comptez faire ? reprit-il. Prévenir la police ?
– Sûrement pas ! dit Adalbert. La police, il va falloir qu’on lui fausse compagnie alors que nous n’avons pas le droit de quitter la ville. On s’arrangera pour la prévenir quand on sera loin.
– C’est la sagesse ! Et on fait quoi maintenant ? En ce qui me concerne, je n’ai pas envie de m’éterniser…
– On peut comprendre ça, soupira Morosini. Je vous propose de rentrer à l’hôtel avec nous et d’attendre qu’il soit une heure décente pour faire ouvrir le coffre. Pendant ce temps, nous préparerons notre départ. Je vous remets ce que je vous ai promis et nous nous séparons.
– Un instant, coupa Adalbert. Sauriez-vous par hasard qui est ce Würmli dont Wong vient de prononcer le nom ?
– Absolument pas.
– Moi je sais qui c’est ! dit Aldo. Allons-nous-en, maintenant, mais croyez bien que je regrette de ne pas pouvoir rendre quelques honneurs à ce fidèle serviteur qu’était Wong. C’est affreux de devoir le laisser là.
– Oui, dit Adalbert, mais c’est plus prudent !
Peu après huit heures du matin, Vidal-Pellicorne et Morosini quittaient Zurich par la route en direction du lac de Constance. Ulrich était parti vers une destination inconnue avec, en poche, le beau collier de Giulia Farnèse complété d’un certificat de vente que lui avait signé Aldo pour lui éviter tout problème ultérieur. Les bagages avaient été faits rapidement puis, tandis qu’Aldo écrivait une lettre pour Lisa afin de lui expliquer qu’ils partaient à la recherche des voleurs et sans doute aussi des meurtriers de Dianora, Adalbert procédait à la mise en condition de son petit bolide en vue d’une longue distance. Il avait calculé, en effet, qu’en se relayant au volant, lui et Aldo arriveraient peut-être à Varsovie avant Sigismond.
– Ça doit faire douze ou treize cents kilomètres ; ça n’est pas la mer à boire et si tu te sens le courage…
– Plutôt deux fois qu’une ! Je veux la peau des Solmanski. Ce sera eux ou moi…
– Tu pourrais dire « eux ou nous ». Je n’ai pas l’intention de rester en arrière. Au fait : tu as bien dit tout à l’heure que tu savais qui était Würmli ?
– Oui. Toi aussi tu le sais, mais tu as oublié son nom : c’est le type de la banque qui servait de liaison entre Simon et nous…
– C’est pas vrai ? … Ce bonhomme de toute confiance ?
– Eh bien, il a cessé de l’être. Avec de l’argent on arrive à faire des miracles et les Solmanski n’en manquent pas. J’ignore comment ils ont découvert cet Hans Würmli, mais si Wong dit que c’est lui le traître, nous avons toutes les raisons de le croire. On verra à s’occuper de lui par la suite. Quelque chose me dit que ce qui nous attend à Varsovie, bon ou mauvais, sera le dénouement de l’affaire.
Adalbert hocha la tête et ne répondit rien. La route était mauvaise à cet endroit et requérait toute son attention. Quand on eut franchi le passage délicat, Aldo eut un sourire en coin :
– Tu crois pouvoir m’amener là-bas en bon état ?
– Comme nous partageons le temps de conduite, tu n’auras qu’à t’en prendre à toi-même s’il arrive quelque chose. Mais tâche de ne pas abîmer ma voiture. J’y tiens ! C’est une vraie merveille !
Et pour mieux affirmer l’excellence de son engin, Adalbert appuya d’un pied solide sur l’accélérateur. La petite Amilcar partit comme une bombe…
CHAPITRE 12 LE DERNIER REFUGE
Le lendemain, en début d’après-midi, Aldo arrêtait la voiture devant l’hôtel de l’Europe à Varsovie. Couverte de boue et de poussière, l’Amilcar n’avait plus de couleur visible mais s’était comportée vaillamment – seulement deux crevaisons ! – tout au long de l’interminable trajet qui, par Munich, Prague, Breslau et Lodz, avait mené ses conducteurs à bon port. Ils n’étaient pas très frais, eux non plus : la pluie leur avait tenu compagnie une partie du chemin. Ils arrivaient moulus, rompus, n’ayant dormi que par instants dans un engin apparemment pris de folie et qui dévorait la route sans se donner la peine d’en épargner les cahots à ses passagers. Cependant, ceux-ci étaient soutenus par l’espoir tenace d’arriver avant l’ennemi, soumis à des horaires de train qui ne concordaient pas toujours.
Un souci demeurait vif pour Aldo : il allait devoir retrouver sans guide le chemin caché dans les souterrains et les caves du ghetto, le chemin qui menait à la demeure secrète du Boiteux. Après plus de deux années, sa mémoire, si fidèle habituellement, ne lui ferait-elle pas défaut ? La pensée que les Solmanski, eux, semblaient connaître ce chemin l’obsédait. En arrivant, il voulait se précipiter aussitôt dans la vieille cité juive mais Adalbert se montra ferme : dans l’état de nerfs où était Aldo, il ne ferait pas du bon travail. Alors, d’abord une douche, un repas, et un peu de repos jusqu’à la tombée de la nuit.
– Je te rappelle que je vais devoir forcer la porte d’entrée d’une maison plantée au milieu d’un quartier grouillant de vie. Un coup à se faire lyncher ! Et puis l’urgence n’est peut-être pas extrême ? …
– Elle l’est pour moi ! Alors, va pour la douche et le casse-croûte, mais on dormira plus tard. Songe que je ne suis pas sûr de retrouver mon chemin. Qu’est-ce qu’on fera, si je nous perds ?
– Pourquoi pas une émeute ? Après tout, Simon est juif et nous serons en plein ghetto. Ses coreligionnaires se mobiliseraient peut-être…
– Tu y crois vraiment ? Ici ils ont encore le souvenir des bottes russes : ils sont fragiles et détestent le bruit… Et puis on verra bien. Pour l’instant, pressons-nous !
Nantis de chambres immenses, les deux hommes s’accordèrent le délassement d’un bain chaud qu’Aldo fit suivre d’une douche froide car il avait failli s’y endormir. Puis ils dévorèrent le contenu d’un vaste plateau où les traditionnels zakouskis au poisson fumé voisinaient avec un grand plat de koldounis, ces moelleux raviolis à la viande qu’Aldo avait appréciés lors de son dernier passage. Après quoi, ayant vérifié avec soin l’état de leurs armes et leur provision de cigarettes, Aldo et Adalbert emballés dans des imperméables qui les faisaient jumeaux – le temps, déjà froid, était gris et pluvieux – s’embarquèrent pour une nouvelle et dangereuse aventure.
– On y va à pied ! décida Morosini. Ce n’est pas si loin !
La casquette enfoncée jusqu’aux yeux, le col des Burberry’s relevés, le dos arrondi et les mains au fond des poches, on partit sous une espèce de bruine ressemblant comme une sœur à un crachin breton, qui ne ralentissait pas l’activité de la ville et ne cachait pas davantage sa beauté. Adalbert, qui n’était jamais venu, admirait les palais et les bâtiments de la Rome du Nord. Le Rynek avec ses demeures Renaissance aux longs toits obliques l’enchanta, et singulièrement la célèbre taverne Fukier dont Aldo lui dit quelques mots avant d’ajouter :
– Si l’on s’en sort vivants et si l’on n’est pas obligés de se sauver à toutes jambes, on restera deux ou trois jours ici et je te promets la cuite de ta vie chez Fukier. Ils ont des vins qui remontent aux croisades et j’y ai bu un fabuleux tokay…
– On aurait peut-être dû commencer par là ? Le verre du condamné… Au lieu de ça, je risque de mourir idiot !
– Défaitiste, toi ? On aura tout vu ! Tiens, voilà l’entrée du ghetto, ajouta-t-il en désignant les tours marquant la limite du vieux quartier juif…
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