Le mauvais temps aidant, la nuit s’annonçait déjà et, dans les guérites à guichet où les petits marchands de tabac tenaient leurs assises, les lampes à pétrole s’allumaient l’une après l’autre. Sans hésiter, Morosini s’engagea dans la rue principale, la plus large de l’antique cité marquée par les rails du tramway, mais il la quitta bientôt au profit d’une ruelle tortueuse dont il avait gardé le souvenir à cause de son aspect de faille entre deux falaises et aussi de la présence, à l’entrée, d’une boutique de brocanteur. Tout allait bien jusqu’à présent : il savait que l’artériole en question débouchait sur la placette pourvue d’une fontaine où était la maison d’Élie Amschel dont la cave gardait l’entrée secrète des souterrains.

Elle était bien là en effet, muette et noire avec ses marches usées et la petite niche de la « mezuza » que tout Juif se devait de toucher en pénétrant dans une maison :

– Espérons que la porte ne résistera pas trop longtemps et que nous aurons l’air d’entrer de façon assez naturelle ! marmotta Vidal-Pellicorne. Il n’y a personne en vue : c’est le moment d’en profiter.

– De toute façon, il faut la franchir. Si c’est en force, tant pis ! On nous prendra pour des policiers et voilà tout !

Mais la porte leur évita cette peine en s’ouvrant avec facilité sous les doigts agiles de l’archéologue et les deux hommes s’engouffrèrent dans le vestibule étroit et sombre, refermèrent soigneusement puis passèrent dans la vaste pièce du rez-de-chaussée que Morosini, lors de son premier passage, avait trouvée accueillante avec ses grandes bibliothèques, ses fauteuils en tapisserie et surtout le poêle carré qui répandait alors une bonne chaleur. Rien de tel aujourd’hui. Non seulement il n’y avait personne, mais la maison semblait abandonnée. Le froid, l’humidité générant une odeur de moisi, des toiles d’araignée et la fuite menue des souris furent seuls à accueillir les visiteurs. Personne n’avait pris la suite du malheureux Élie Amschel assassiné par les Solmanski.

L’électricité ne fonctionnait plus mais les fortes lampes de poche d’Adalbert et d’Aldo y suppléèrent.

– Nous ferions mieux, dit le second, de n’en allumer qu’une à la fois afin d’économiser les piles puisque, selon toi, nous avons un assez long voyage souterrain à effectuer…

– On peut peut-être même économiser les deux. Il y avait dans un coin des lampes à pétrole qui éclairaient bien.

Il les découvrit sans peine, posées sur un vieux coffre, et en prit une dont le réservoir était rempli. Il l’alluma et la tendit à Adalbert :

– Tiens ça ! Je vais soulever la trappe.

Écartant le vieux tapis usé, il empoigna l’anneau de fer et mit au jour l’escalier menant à la cave.

– Jusqu’à présent, je n’ai pas commis de faute, soupira Aldo. Espérons que ça va continuer et que je vais me souvenir du casier à bouteilles qu’Amschel manœuvrait…

Il s’arrêta, surpris : le casier et le mur auquel il était attaché avaient été manipulés ; le passage était grand ouvert. Quelqu’un était passé là, peut-être depuis peu et, craignant de ne pouvoir faire jouer le mécanisme de l’autre côté, on avait préféré laisser ouvert. Les deux hommes échangèrent un regard et, d’un même mouvement, mirent l’arme au poing. À présent, ils allaient avancer en terrain miné et il fallait éviter de se laisser surprendre…

– Dans ces conditions, murmura Adalbert, je laisse la lampe ici, ma torche est moins encombrante et avec elle, au moins, on ne risquera pas de flamber si on nous tire dessus.

Aldo approuva d’un signe de tête et le voyage souterrain commença. Plus fébrile qu’avant la découverte de l’ouverture. Peut-être qu’à cet instant même, Simon Aronov était en train de mourir. Morosini n’avait pas droit à l’erreur.

– Essaie de te détendre, conseilla doucement Adalbert. Si tu es trop nerveux, tu vas t’embrouiller…

Ce n’était, hélas, que trop facile ! Une suite de galeries s’ouvrait dont le sol était fait de vieilles briques pour les unes et de terre battue pour les autres. Aldo se souvenait d’avoir marché plutôt droit à la suite de l’homme au chapeau rond. Avec un peu de soulagement, il retrouva une ogive de pierre à demi écroulée qui se trouvait inscrite dans sa mémoire. Il se souvenait aussi d’avoir marché longtemps mais, quand il se trouva en face d’une patte d’oie, il fut obligé de s’arrêter, l’angoisse au cœur. Fallait-il prendre à droite, à gauche, ou aller tout droit ? Les trois couloirs ne s’écartaient que faiblement les uns des autres et lui s’était contenté de suivre son guide…

– Restons au milieu, conseilla Adalbert, et faisons encore quelques pas ! Si tu as l’impression qu’on se trompe, on reviendra en arrière pour essayer un autre boyau.

Ils continuèrent donc mais, assez vite, Aldo sut que ce n’était pas le bon chemin. Celui-là s’enfonçait dans la terre alors qu’il se rappelait avoir eu l’impression de remonter vers la surface. On revint donc à l’embranchement.

– Et maintenant ? souffla Adalbert. Qu’est-ce que tu choisis ?

– Il faut trouver une porte basse… sur la droite. C’était la première que l’on voyait depuis un moment…

En effet si, au départ, on avait trouvé de chaque côté plusieurs ouvertures fermées, soit de grilles, soit de vantaux en bois qui étaient des caves de particuliers, Aldo se souvenait d’avoir parcouru une sorte de boyau sans coupures.

– C’est une vieille porte à pentures de fer pour laquelle il faudrait la clé que possédait Amschel. Elle ne sera pas facile à ouvrir si on la trouve.

– Laisse-moi donc en juger !

Ils repartirent en s’efforçant d’aller aussi vite que possible. Le cœur d’Aldo battait lourdement dans sa poitrine, étreinte par un affreux pressentiment. Et soudain quelqu’un sortit d’un passage latéral, ou plutôt surgit. C’était un Juif roux portant barbe et cadenettes sous un bonnet crasseux.

En tombant presque sur les deux hommes, il poussa un cri de terreur.

– N’ayez pas peur, dit Morosini en allemand. Nous ne vous voulons aucun mal…

Mais l’homme hocha la tête. Il ne comprenait pas, et son regard ne perdait rien de sa méfiance apeurée.

– Je suis désolé, dit Adalbert dans sa propre langue. Nous ne parlons pas le polonais…

Un vif soulagement se peignit sur le visage barbu.

– Je… parle français ! dit-il. Qu’est-ce que vous cherchez ici ?

– Un ami, répondit Aldo sans hésiter. Nous le croyons en danger et nous venons l’aider…

Au même moment, étouffé par la distance mais tout à fait identifiable, l’écho d’un râle de souffrance leur parvint. L’homme bondit comme sous un coup de fouet.

– Il faut que j’aille chercher du secours ! Laissez-moi passer !

Mais Aldo l’empoignait par le col de sa lévite.

– Du secours pour qui ? … Il ne s’appellerait pas Simon Aronov par hasard ?

– Je ne sais pas son nom mais c’est un frère…

– Celui que nous cherchons est aussi un frère pour nous. Il habite quelque chose qui ressemble à une chapelle…

Une nouvelle plainte arriva. Aldo secoua son prisonnier plus violemment :

– Tu parles, oui ou non ? Dis-nous pour qui tu voulais du secours.

– Vous… vous êtes des ennemis… vous aussi !

– Non. Sur ma vie et sur le Dieu que j’adore, nous sommes des amis de Simon. Nous sommes venus l’aider mais je ne retrouve plus le chemin.

Un reste de méfiance tremblait encore dans le regard du Juif mais il comprit qu’il devait jouer cette carte inattendue.

– Lâ… lâchez-moi ! gargouilla-t-il. Je… vous conduis.

Il se retrouva aussitôt sur ses pieds.

– Venez par ici ! dit-il en s’enfilant dans le boyau d’où il sortait.

Aldo le rattrapa par sa lévite :

– Ce n’est pas le chemin. Jamais je ne suis passé par ici.

– Il y en a deux et c’est le plus court. Je suis obligé de vous faire confiance, moi. Vous pourriez me rendre la pareille…

Les hurlements de douleur continuaient :

– Vas-y, décida Adalbert. On te suit et gare si tu bronches !

Au bout d’une centaine de mètres, une faille s’ouvrit soudain dans la muraille et l’on déboucha dans la cave encombrée de débris dont Aldo se souvenait. L’inconnu indiqua alors l’escalier de fer dissimulé par l’amas de ruines. En haut, il y avait la porte, en fer elle aussi, datant des anciens rois. Elle n’était pas fermée. Là-haut, le cri n’était plus qu’un long gémissement. Sans plus s’occuper de leur guide qui en profita pour s’enfuir, Aldo et Adalbert, la tête au feu, foncèrent dans le petit escalier couvert d’un tapis pourpre que masquait la porte. Il n’y avait personne et personne non plus dans la courte galerie qui suivait : les bandits étaient trop sûrs qu’on ne viendrait pas les déranger ! Mais le spectacle que les assaillants découvrirent dans l’ancienne chapelle leur fit dresser les cheveux sur la tête : sur la grande table de marbre aux pieds de bronze, sous l’éclairage du chandelier à sept branches, Simon Aronov était étendu, dépouillé de ses vêtements. Ses mains et ses pieds étaient attachés aux pieds de la table avec une incroyable férocité : on avait brisé à nouveau sa jambe malade qui formait un angle tragique. Deux hommes étaient penchés sur lui : un colosse armé de tenailles rougies au feu d’un brasero qui lui arrachait des lambeaux de chair et, de l’autre côté, Sigismond, bavant d’une joie sadique, qui posait sans arrêt la même question :

– Où est le pectoral ? Où est le pectoral ? … Tout était bouleversé dans les bibliothèques que l’on avait dû fouiller à fond mais, sur le haut fauteuil en ébène du Boiteux, le vieux Solmanski trônait, l’œil allumé, le cou tendu, l’une de ses mains crispée sur le collier de Dianora. Près de lui, un comparse regardait et riait.

– Parle ! croassait le comte. Parle, vieux démon ! Ensuite on te permettra de mourir.

Les deux coups de feu partirent en même temps : Sigismond, le front troué par la balle d’Aldo, et le bourreau, la tête à demi explosée par le coup d’Adalbert, moururent sans même s’apercevoir de ce qui leur arrivait. Quant à Solmanski père, il put tout juste pousser un cri d’horreur :

Aldo le tenait sous la menace de son arme tandis que Vidal-Pellicorne abattait l’homme qui s’amusait tellement, avant de courir s’occuper du supplicié dont le corps n’était plus qu’une plaie, mais qui pourtant gardait conscience. Sa voix s’éleva, faible, chuintante, encore impérieuse :

– Ne le tuez pas, Morosini ! Pas encore !

– A vos ordres, mon ami. Mais ce ne serait jamais que le renvoyer là où il devrait être : n’est-il pas mort à Londres il y a quelques mois ? Puis, cessant de persifler : Vieille ordure ! J’aurais dû vous abattre sans explications quand vous souilliez ma maison de votre présence.

– Tu aurais eu tort, remarqua Adalbert qui essayait de faire boire un peu d’eau à Simon. Il mérite mieux qu’une balle ou un nœud coulant au petit matin. Fais-moi confiance, on va y veiller…

– L’Éternel y a déjà veillé, murmura Simon. Il ne peut plus marcher et ses hommes l’ont porté ici. Il tenait à me montrer lui-même qu’il avait le rubis… comme il possédait déjà le saphir… et le diamant.

– Pour ces deux-là, goguenarda Vidal-Pellicorne, il peut les mettre à la poubelle : ce ne sont que des copies…

Il s’attendait à des protestations furieuses, mais Solmanski ne voyait plus qu’une chose : le cadavre de Sigismond et le trou au milieu du front du beau visage cruel…

– Mon fils ! balbutiait-il… Mon fils ! Vous avez tué mon fils !

– Vous en avez tué d’autres, et sans le moindre regret ! fit Morosini dégoûté.

– Ces gens n’étaient rien pour moi. Lui, je l’aimais…

– Allons donc ! Vous n’avez jamais connu que la haine… Et, ma parole vous pleurez ?

Des larmes, en effet, coulaient sur les joues blanches et plates, mais elles n’émurent pas Aldo. D’un geste négligent, il prit le collier et s’approcha de Simon qu’Adalbert venait de détacher mais qui, après une si longue et si douloureuse résistance, ne pouvait plus bouger. Aldo regarda autour de la pièce.

– Y a-t-il ici un lit où l’on puisse vous porter ?

– Oui… mais c’est inutile. Je veux mourir… ici même. Là où ils m’ont mis… là où j’ai supplié… le Très-Haut de me délivrer… Je suis… plus fort… que je ne le croyais.

Les deux amis glissèrent un coussin sous sa tête et recouvrirent de la robe de chambre en soie arrachée par les bourreaux le corps brisé. Aldo, avec beaucoup de douceur, prit sa main :

– On va vous sortir d’ici… vous soigner ! Maintenant, il n’y a plus de danger et…

– Non… Je veux mourir… Ma tâche est finie et je souffre trop. Vous avez réussi votre mission, vous deux, à vous de l’achever.