– Vous avez le goût du martyre, mon cher prince ?

– N’en croyez rien, mais j’ai besoin de lui poser certaines questions. Vous m’avez bien dit qu’il était une autorité pour tout ce qui concerne Jeanne la Folle ?

– Absolument. Mais vous n’avez pas peur de tomber encore plus mal que l’autre jour ? Vous savez que le portrait qui était chez les Medinaceli a été dérobé. Il doit être d’une humeur affreuse.

– Il n’en a pas l’air. Il semble même plutôt calme. Peut-être ne sait-il encore rien ?

– En ce cas, allons-y !

Mais « don Basile » savait. Ou plutôt il venait d’apprendre, car la peau livide de son visage prenait une curieuse teinte rosâtre qui devait être chez lui le signe d’une violente émotion. Sa tête d’oiseau et son long nez tournaient de tous côtés comme s’il cherchait à renifler la trace du malfaiteur :

– Impensable ! Incroyable ! … Tout à fait scandaleux, ne cessait-il de répéter. Et tout de suite, il prit à témoin Mme de Las Marismas : N’est-ce pas votre avis, chère Isabel ? Nous vivons là dans le siècle des abominations.

La conciliante dona Isabel se mit aussitôt à l’ouvrage :

– Le prince et moi partageons votre avis, cher Don Manrique, et à ce propos…

L’interpellé fit trêve un instant à ses imprécations pour darder un œil de hibou sur le nouveau venu :

– Le prince ? bougonna-t-il. Et de quoi, mon Dieu ?

Le ton était si dédaigneux qu’en dépit de ses bonnes résolutions la moutarde monta aussitôt au nez d’Aldo :

– Quand on compte quatre doges de Venise dans ses ancêtres dont un prince du Péloponnèse, lança-t-il, rendant arrogance pour arrogance, on n’a pas à rendre compte de ses quartiers à un nobliau espagnol !

Courageusement, dona Isabel se jeta dans la mêlée :

– Messieurs, messieurs ! Songez que la Reine est là ! Cet échange ne rime à rien entre hommes dont l’intelligence et le grand savoir devraient leur permettre de s’accorder. Souffrez donc, prince, que je vous présente – privilège de l’âge précisa-t-elle en souriant pour éviter les vagues – au marquis de Fuente Salida, chambellan de Sa Majesté la reine Marie-Christine, veuve de notre regretté roi Alphonse XII. Don Manrique, voici le prince Morosini, un grand seigneur et un expert international en joyaux historiques. Sa culture est presque aussi vaste que la vôtre… En outre, le Roi, à qui il a rendu un grand service, l’aime beaucoup…

Fuente Salida esquissa un salut tout en pointant un nez méfiant sur le Vénitien en marmottant, incorrigible :

– Hum, hum ! … Noblesse de commerçants tout de même ! Et de quoi pourrions-nous bien parler ?

– De cette magnifique période espagnole que l’on appelle le Siècle d’Or, fit Morosini impavide, et, en particulier de la plus malheureuse et peut-être de la plus attachante des reines : celle dont un malfaiteur a osé dérober le portrait. Dona Juana…

L’autre l’arrêta d’un geste, toussota, sortit de sa queue-de-pie un immense mouchoir, y plongea son nez et déclara :

– Le lieu, l’heure ni les circonstances ne me paraissent favorables pour évoquer un si noble souvenir. Vous ne pourriez rien m’en dire que je ne sache déjà. Au surplus, je n’accepte de parler d’Elle qu’en un seul endroit. Celui de son martyre. À Tordesillas, où j’ai une maison. Et nous en sommes loin.

– Pourquoi pas Grenade puisque c’est à la cathédrale, dans la chapelle royale, qu’elle repose auprès de son époux et de sa mère ? demanda Morosini d’un ton provocant.

– Parce qu’il n’y a là que cendres et que seule la vie m’importe ! Serviteur, Monsieur ! On annonce le souper et nous n’avons plus rien à nous dire. Mon cher duc, je vous accompagne, ajouta-t-il en se penchant avec sollicitude sur le crâne chauve de l’homme à la Toison d’Or qui avait l’air de dormir debout.

La marquise les regarda se perdre dans la foule :

– Quel incroyable imbécile ! soupira-t-elle. Les reines sont bien à plaindre d’être condamnées à vivre quotidiennement avec des gens de ce style. Celui-ci n’a même pas l’excuse de se prendre pour don Quichotte, comme j’en connais. Il est seulement atteint de cursilería chronique.

– Cursilería ? Qu’est-ce donc ?

– Une sorte de snobisme. Être cursi, c’est être pompeux, prétentieux, collet monté mais avec tout de même une certaine allure qui dépasse le sens bourgeois de la respectabilité. Notre Manrique est de bonne noblesse, ancienne mais pas très élevée, aussi voue-t-il une véritable dévotion à tout ce qui porte couronne ducale, princière ou, bien entendu, royale…

– La mienne n’a pas eu l’air de l’impressionner beaucoup !

– Parce que vous êtes un étranger. Le moindre des hidalgos a plus de valeur à ses yeux qu’un lord anglais ou un prince français. Et encore, pour ces derniers, il n’oublie pas que nos rois sont des Bourbons. Sur ce, offrez-moi votre bras – vous êtes mon voisin de table ! – et venez dîner, sinon vous allez encore vous faire remarquer.

A minuit et demi, Aldo avait regagné l’Andalucia Palace, assez proche de l’Alcazar pour rendre agréable un retour à pied sous une belle nuit de printemps.

Ce qui l’attendait dans la case du courrier l’était moins : il était convoqué par le comisario de policia Gutierez le lendemain matin à dix heures. Apparemment, il était écrit dans son destin qu’il lui faudrait fréquenter la police à chacun de ses séjours à l’étranger : après Paris Londres, après Londres Salzbourg et à présent Séville. Sans compter, bien sûr, celle de son propre pays.

« Il faudra que je songe à écrire un jour une monographie comparative », pensa-t-il en gagnant son lit avec bonheur. Cette convocation ne l’inquiétait pas : doña Ana n’avait-elle pas dit que les autorités souhaitaient entendre chacun des invités ? Ne lui était-il pas arrivé, en outre, de changer ses relations policières en solide amitié comme celle qui les liait, son ami Adalbert et lui, à Gordon Warren de Scotland Yard ?

Cependant, en pénétrant le lendemain dans le bureau du commissaire Gutierez, il sut tout de suite qu’il n’avait guère de chances d’en faire un vieux copain. Le fonctionnaire évoquait de façon irrésistible un taureau hargneux. Il avait une tête énorme, couverte de cheveux laqués d’un noir presque bleu. Le visage était rubicond, la barbe courte et taillée en pointe aussi foncée que les cheveux dont une sorte d’accroche-cœur retombait sur un front massif. Les yeux étaient sombres, très dédaigneux et très dominateurs. Si l’on y ajoutait un buste aux épaules carrées émergeant de la table encombrée de papiers et des mains comme des battoirs, on obtenait une image aussi peu rassurante que possible pour qui ne se sentait pas la conscience tranquille.

Ayant évalué d’un œil critique la haute et élégante silhouette masculine debout devant lui, le personnage grogna ; après avoir consulté une note qu’il couvrit ensuite de sa large main :

– Vous vous appelez… Morosini ?

– C’est mon nom, en effet, répondit Aldo en s’asseyant paisiblement sur une chaise placée devant le bureau et en tirant avec soin le pli de son pantalon.

– Je ne crois pas vous avoir prié de vous asseoir ?

– Simple oubli de votre part, j’imagine, fit l’interpellé avec suavité. Mais voilà qui est fait. Si j’ai bien compris, vous désirez m’entendre au sujet du vol dont madame la duchesse de Medinaceli a été victime avant-hier à la Casa de Pilatos ?

– Absolument. Et je suis persuadé que vous allez avoir des choses fort intéressantes à me confier.

Morosini leva un sourcil interrogateur :

– Je ne vois pas bien lesquelles, mais demandez toujours.

– Oh, c’est fort simple : veuillez me confier où se trouve actuellement le tableau en question ?

L’interpellé eut un haut-le-corps et fronça les sourcils :

– Qu’est-ce que j’en sais ? Ce n’est pas moi qui l’ai pris…

Gutierez prit un air finaud qui lui allait aussi mal que possible :

– C’est ce qu’il faudrait voir. Je me doute bien qu’il ne vous est pas possible de me dire exactement où est le portrait de la reine Juana. Je suppose qu’après avoir descendu le Guadalquivir, il vogue quelque part vers l’Afrique ou toute autre destination et que faire fouiller votre chambre à l’Andalucia ne servirait à rien…

– Autrement dit, vous me traitez de voleur, et cela sans le moindre commencement de preuve !

– Si nous ne l’avons pas encore, cela ne saurait tarder. De toute façon, quelqu’un vous soupçonne fortement d’avoir dérobé cet objet et en outre un serviteur vous a vu quitter la Casa en plein milieu de la fête.

– Mais c’est ridicule ! Je suivais une dame…

– Que le serviteur n’a pas vue, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’était pas bien réelle et que, peut-être, elle emportait le tableau sous sa robe. Retiré de son cadre il ne tient pas tellement de place, et il s’agissait d’une fête costumée donc avec d’amples jupes…

– Je suis sorti, c’est vrai, et je suivais une dame, c’est encore vrai… mais je m’en expliquerai avec la duchesse. Je ne crois pas que vous soyez capable de comprendre ce qui m’est arrivé hier. Elle, si !

– Dites tout de suite que je suis idiot ! Et puis cessez de remuer, Morosini. Je déteste qu’on s’agite devant moi !

– Et moi je déteste que l’on me traite comme un repris de justice et que l’on manque aux égards qui me sont dus : je ne suis pas Morosini… tout au moins pas pour vous ! Je suis le « prince » Morosini et vous pouvez m’appeler Excellence ou monsieur le prince. J’ajoute que je suis venu dans cette ville à l’invitation de Sa Majesté le roi Alphonse XIII et dans la suite de votre reine. Qu’avez-vous à dire à cela ?

Il était bien rare qu’Aldo se livre à ce genre d’étalage nobiliaire qui faisait peut-être un peu snob ou plutôt… cursi, mais ce butor avait le don de l’exaspérer. Cependant, la sortie semblait avoir produit quelque effet. Le commissaire parut un peu moins rouge et ses petits yeux papillotèrent :

– La duchesse n’a pas dit tout cela, fit-il sur un ton plus conciliant mais sans songer un seul instant à s’excuser. Elle s’est contentée de donner la liste de ses invités d’avant-hier…

– Et elle a mis sur la liste Morosini tout court ?

– N… on. Elle a indiqué votre titre et je vous confronterai avec le serviteur, mais il demeure que si de lourdes présomptions pèsent sur vous c’est parce que l’un de vos pairs… j’entends l’un des participants à la fête est convaincu de votre culpabilité. Cette personne dit que vous portiez au tableau un intérêt suspect, et comme il s’agit d’une personnalité tout à fait….

– Laissez-moi deviner ! Mon accusateur c’est le marquis de Fuente Salida, au moins ?

– Je… je n’ai pas à vous donner mes sources.

– Oh, mais si, vous allez me les donner, parce que je n’accepte d’être confronté au serviteur que si vous faites venir aussi ce personnage… dont vous ignorez peut-être qu’il éprouve pour le tableau en question une véritable passion. Moi je n’ai fait que le regarder : lui, j’ai cru un moment qu’il allait le couvrir de baisers…

– On n’embrasse pas un tableau ! émit Gutierez non seulement fermé à toute forme d’humour mais proprement scandalisé.

– Pourquoi pas si l’on est amoureux de la personne qu’il représente ? Vous n’avez jamais embrassé une photo de votre femme, vous ?

– La señora Gutierez, mon épouse, n’est pas de celles avec qui l’on se livre à ce genre de privautés.

Ça, Morosini voulait bien le croire ! Si elle ressemblait à son seigneur et maître, ce devait être un véritable remède contre l’amour. Mais on n’était pas là pour ergoter sur la vie privée du comisario.

– Quoi qu’il en soit, je maintiens que si quelqu’un a des liens avec ce tableau, c’est bien lui.

– Vous aussi à l’entendre. Alors qui croire ?

– Mettez-nous face à face et vous verrez bien… L’autre ne se rendait pas encore. Il gardait dans sa manche un argument qu’il croyait massif :

– Vous exercez bien la profession d’antiquaire ?

– Oui, mais les tableaux ne sont pas ma partie. Je suis spécialisé dans les pierres précieuses et les joyaux anciens. Et, si vous voulez tout savoir, en cherchant à examiner le fameux portrait c’était surtout le rubis que la reine porte au cou que je souhaitais voir de près. Le peintre l’a rendu avec un extrême talent et j’ai tout lieu de croire que cette pierre est l’une de celles que je recherche pour un client…

– Et vous croyez que je vais avaler ça ?

– Écoutez, señor comisario, que vous le croyiez ou non m’est tout à fait indifférent. Alors, si vous le voulez bien, nous allons nous rendre ensemble à la Casa de Pilatos où vous formulerez votre accusation en présence de la duchesse, de son serviteur et de don B… du marquis de Fuente Salida que vous voudrez bien faire chercher…