– C’est exactement mon intention, mais pas sous vos ordres et je vous conseille de ne pas le prendre de si haut ! Mener l’enquête est « mon » travail et je vais prendre les dispositions pour organiser cette réunion… demain à l’heure qui conviendra à la duchesse. En attendant, vous, je vous garde sous surveillance !

– J’espère que vous n’entendez pas m’obliger à rester ici ?

– Pourquoi pas ? J’aimerais que vous voyiez ce que donne une prison espagnole…

– Je vous conseille, en ami, d’abandonner ce projet sinon je téléphone à mon ambassade à Madrid, et par la même occasion je peux aussi appeler le Palais royal pour demander que l’on veuille bien me trouver un avocat. Ensuite…

Le taureau, après avoir fait mine, un instant, de foncer tête la première sur l’insolent pour l’encorner, se contenta de souffler sa fureur par les naseaux, se racla la gorge et finalement bougonna :

– C’est bon, vous allez pouvoir sortir d’ici, mais je vous préviens que vous serez suivi et surveillé partout où vous irez.

– Si cela peut vous faire plaisir ! Je vous signale seulement que je dois me rendre à l’Alcazar Real afin d’y faire mes adieux à Sa Majesté. Je fais provisoirement partie de sa suite et je devais repartir pour Madrid avec elle dès ce soir. Il me faut m’excuser et demander mon congé.

– Vous n’allez pas en profiter pour filer ? J’ai votre parole ?

Morosini lui offrit un sourire narquois :

– Je vous la donne bien volontiers si la parole d’un… voleur représente quelque chose pour vous. Cela dit, soyez tranquille : je serai encore là demain. N’étant pas de ceux qui fuient devant une accusation, j’entends venir à bout de celle-là avant de rentrer chez moi.

Et il sortit sur un salut désinvolte.

Sans se presser, il gagna la résidence royale, bien décidé à ne souffler mot à la Reine de ses démêlés avec la police. Il offrit ses excuses de ne pas accompagner Sa Majesté durant son voyage de retour, alléguant une irrésistible envie de rester quelque temps encore en Andalousie. En retour, il reçut l’assurance qu’on le reverrait toujours avec le plus vif plaisir à Madrid ou ailleurs et, finalement, prit congé, raccompagné jusqu’à la sortie des appartements par dona Isabel que ce désir de s’attarder à Séville surprenait un peu.

Ce qu’une femme intelligente veut savoir, elle parvient en général à l’obtenir. D’autant qu’Aldo n’avait aucune raison de lui taire la vérité. Elle sauta en l’air d’indignation :

– On vous accuse de vol ? Vous ? Mais c’est insensé ?

– Non, dès l’instant où c’est l’œuvre de votre « don Basile ». Ce bonhomme me déteste, il doit s’imaginer que j’en veux à son cher portrait et s’arrange pour se débarrasser de moi. C’est de bonne guerre… surtout s’il croit sincèrement que je suis le coupable.

– Pourquoi n’avoir rien dit à Sa Majesté ?

– Surtout pas ! Je tiens trop à mon image : la fréquentation des alguazils y laisse toujours une petite ombre. Et puis j’aime régler mes affaires moi-même…

– Vous êtes fou, mon ami ! Ce Gutierez risque de rester accroché à vos basques pendant des semaines. Il peut très bien vous envoyer pourrir en prison jusqu’à ce qu’on ait retrouvé le tableau.

– Et le droit des gens, alors ?

– Oh ça ! N’oubliez pas que l’Afrique n’est pas loin d’ici et que le temps ne compte pas. Sérieusement : si, après cette confrontation, le commissaire prétend vous garder, exigez que l’on en réfère à Madrid. De toute façon, je vais laisser une consigne au majordome qui s’occupe de notre maison sévillane. J’ai toute confiance en lui. Il surveillera et, le cas échéant, il me préviendra…

Morosini prit la main de la jeune femme et la porta à ses lèvres :

– Vous êtes la meilleure des amies. Merci !

En la quittant, il se dirigea vers la cathédrale voisine, imposante et belle dans le soleil matinal. Là, il eut beau chercher, se rendre aux différents portails du monument, il n’aperçut nulle part la souquenille rouge de son mendiant. Dans un sens, cela valait mieux afin d’éviter au policier chargé de sa surveillance de se poser des questions. N’ayant rien d’autre à faire, Aldo décida de le promener. Pour son édification, il entra faire un bout de prière dans la cathédrale puis gagna tranquillement la calle de los Sierpes, interdite aux voitures, qui était le centre nerveux de la ville. Là abondaient cafés, restaurants, casinos et clubs où, derrière de larges vitres, les hommes aisés de Séville se délassaient en buvant des boissons fraîches, en fumant d’énormes « puros » et en contemplant l’animation de la rue. Comme il était plus d’une heure de l’après-midi, Morosini décida d’aller déjeuner et entra chez Calvillo pour déguster le fameux gaspacho andalou, des langoustines grillées et du mazapan, arrosés d’un rioja blanc qui se révéla excellent. On ne pouvait en dire autant du café, préparé à la mauresque et presque en purée qu’il dut faire descendre à l’aide d’un grand verre d’eau. Après quoi jugeant que son ange gardien avait bien droit à un peu de repos, il décida de faire une petite sieste, comme tout un chacun, et regagna l’agréable fraîcheur de l’Andalucia. Son suiveur aurait le choix entre les fauteuils du grand hall et les palmiers du jardin…

Naturellement, il ne dormit pas. D’abord parce que la sieste ne faisait pas partie de ses habitudes, ensuite parce que, en dépit de son apparente sérénité, cette histoire l’embêtait. Il n’avait pas envie de s’éterniser à Séville. En outre, le commissaire Gutierez ne lui inspirait aucune confiance : s’il l’avait relâché, c’était peut-être pour se donner le temps de réfléchir à la meilleure façon de contourner la protection royale sans y laisser sa carrière, mais il était décidé à le reprendre sous sa griffe. Quelle que puisse être l’issue de la confrontation du lendemain, Morosini était à peu près certain que l’on trouverait le moyen de lui faire tâter de la prison.

Un coup frappé à sa porte vint interrompre sa crise de morbidezza, comme on disait chez lui, et sa lente descente vers les profondeurs obscures du découragement. Il alla ouvrir et se trouva en face d’un groom en tenue rouge galonnée qui offrait une lettre sur un plateau d’argent. Ce n’était en fait qu’un billet mais, en le lisant, Aldo eut l’impression que l’on venait de lui insuffler une bouffée d’oxygène : en quelques mots, la duchesse de Medinaceli le priait de venir bavarder un instant avec elle vers sept heures : « Nous serons entre nous. Venez, je vous en prie. Il me déplairait que vous emportiez de Séville une image déplaisante. »

Cela voulait-il dire que dona Ana était au courant et n’ajoutait aucune foi à l’accusation portée contre lui ? Il voulait l’espérer. Et puis l’aimable femme saurait peut-être quelque chose au sujet des bijoux.

Aussi fut-ce avec enthousiasme qu’il alla prendre une douche avant d’endosser un élégant complet gris anthracite dont la coupe irréprochable rendait pleine justice à ses larges épaules, ses longues jambes et ses hanches étroites. Une chemise blanche pourvue d’un col à coins cassés et une cravate de soie dans les tons gris et bleus fondus complétèrent une toilette parfaite pour rendre visite à une dame en fin de journée. Un rapide coup d’œil à une glace lui apprit que ses épais cheveux bruns grisonnaient aux tempes mais il s’en soucia peu. Au demeurant, cela convenait à sa peau mate tendue sur une ossature d’une arrogante noblesse et à ses yeux dont le bleu acier pétillait le plus souvent d’ironie.

Tranquille sur son aspect physique, il prit un chapeau, des gants et appela le portier par le téléphone intérieur pour demander une voiture devant laquelle, un moment plus tard, s’ouvrit le portail de la Casa de Pilatos.

Il trouva la maîtresse de maison sous la loggia du « grand jardin ». Vêtue d’une robe de crêpe romain d’un rouge sombre, quelques rangs de perles autour du cou, elle l’attendait assise dans un grand fauteuil d’osier, auprès d’une table sur laquelle des rafraîchissements étaient disposés. Morosini nota qu’elle semblait nerveuse, anxieuse même, pourtant elle répondit à son baisemain par un charmant sourire :

– Comme c’est aimable à vous d’être venu, prince ! Revoir ce palais ne doit pas vous causer un plaisir infini…

– Pourquoi donc ? C’est une fête pour les yeux, dit Aldo avec douceur en laissant son regard errer sur la jungle fleurie et embaumée d’un de ces jardins qui sont l’une des plus belles manifestations du génie andalou.

– Sans doute, mais il s’y passe des choses bien déplaisantes. Je ne saurais vous dire à quel point je me sens confuse, et tourmentée, que l’on ait osé vous mêler à cette vilaine affaire de tableau volé. Vous auriez dû venir m’en parler sur-le-champ. Sans dona Isabel je l’ignorerais encore…

– Ah ! C’est elle qui…

– Oui, c’est elle qui… Cette accusation est ridicule. Nous ne nous connaissons guère mais votre réputation parle pour vous. Il faut avoir le cerveau fêlé de ce pauvre Fuente Salida pour s’en prendre à vous. Quant à cet écervelé qui prétend vous avoir vu poursuivre une dame qui n’existait pas, je vais le renvoyer…

– N’en faites rien, surtout ! Le pauvre garçon n’a dit que la vérité. Il m’a bien vu sortir. Il traversait la cour d’honneur avec un plateau de verres et je lui ai demandé le nom d’une dame que j’étais seul à voir. Lui n’a rien vu du tout…

– Et le commissaire en a conclu que vous cherchiez à détourner son attention afin de permettre à un ou une complice de sortir le portrait…

– C’est à ça qu’il pensait ? Il aurait pu me le dire. En tout cas c’est ridicule, fit Aldo en riant. Comment aurais-je pu détourner son attention en lui désignant une dame qu’il ne voyait pas, et qui…

Il s’interrompit : un domestique imposant comme un ministre venait d’apparaître pour servir les rafraîchissements. Morosini accepta un doigt de xérès, imité en cela par son hôtesse. Puis, aussi silencieusement qu’il était sorti d’un bouquet d’orangers en fleur, l’homme s’effaça.

La duchesse fit tourner un instant son verre entre ses doigts :

– Cette femme, pouvez-vous me la décrire ?

– Bien sûr. Je peux vous dire aussi jusqu’où je l’ai suivie… Seulement… j’ai peur que vous ne me preniez pour un fou, doña Ana.

– Dites toujours !

Elle écouta sagement, sans mot dire et sans surprise apparente, puis elle déclara le plus tranquillement du monde :

– Certains prétendent qu’elle apparaît ici tous les ans à pareille date. Moi je ne l’ai jamais vue parce qu’elle ne se montre qu’aux hommes.

– Vous la connaissez donc ?

– Tous les Sévillans connaissent l’histoire de la Susana. Elle est inscrite dans notre mémoire collective. Mon beau-père prétendait l’avoir rencontrée… et aussi l’un de nos maîtres d’hôtel que l’on a retrouvé un matin errant par les rues et totalement privé de raison. On dit qu’elle revient ici pour le portrait de la Reine, mais surtout pour le rubis qu’elle porte au cou. Après tout, c’est peut-être elle qui a volé le tableau ?

– Je ne crois pas qu’elle en ait eu la possibilité. Quand je la suivais, en tout cas, elle ne portait rien. Mais puisque nous parlons du joyau représenté sur la toile, sauriez-vous ce qu’il est devenu ? Une pierre de cette importance doit avoir laissé sa trace dans l’Histoire ?

La duchesse écarta ses petites mains chargées de bagues dans un geste d’ignorance.

– J’ai honte d’avouer que je n’en sais rien. Pourtant, nous descendons de ce marquis de Denia qui fut le geôlier de Tordesillas où la pauvre reine subit une si longue captivité et parfois dans d’affreuses conditions. Denia et sa femme étaient rapaces au-delà de toute expression et j’ai tout lieu de croire qu’ils ont pu faire main basse sur les quelques bijoux que la pauvre reine conservait. Mais il se peut aussi qu’au moment de sa mort le rubis ne lui ait plus appartenu, sinon il nous serait peut-être parvenu par voie d’héritage. Il est possible que dona Juana l’ait offert à sa dernière et si précieuse fille Catalina quand celle-ci a quitté Tordesillas pour épouser le roi de Portugal. Mais j’y pense : puisque vous deviez, demain, être confronté à Fuente Salida, nous pourrions lui demander ce qu’il en sait ? Je crois qu’il n’ignore rien de ce qui touche à la reine folle.

– Ne venez-vous pas de dire que je « devais » ? Je le dois toujours, madame la duchesse… à moins que vous refusiez cette rencontre chez vous ? Je vous avoue que je le regretterais : je compte beaucoup dessus…

– Ce ne sera pas utile. J’ai l’intention de régler cette question ce soir même : dans un petit quart d’heure, le commissaire Gutierez devrait venir ici. Quant à Fuente Salida, je vais lui faire porter un carton d’invitation à déjeuner avec vous demain. Tel que je le connais, il accourra, ajouta-t-elle avec un sourire qu’Aldo imita :