En Espagne, Borgia avait été reçu comme un prince par le pauvre roi. Mais il avait aussi vu Isabelle, il avait vu Ferdinand, et il avait fait son choix. Certes, il avait œuvré à la réconciliation des deux partis : Isabelle et son frère s’étaient embrassés. Mais… mais le beau cardinal avait en partant laissé quelques conseils : pourquoi ne pas célébrer cette réconciliation par des fêtes, un grand festin, par exemple ? Un festin à la suite duquel le roi, qui mangeait toujours énormément, pourrait souffrir d’indigestion{2}.

En attendant, l’aimable négociateur revenait vers Rome chargé de présents par le roi… et de promesses par Ferdinand et Isabelle. De belles promesses : le jour du couronnement, le jeune Pedro-Luis, l’enfant espagnol de Borgia, recevrait le titre perpétuel et héréditaire de duc de Gandia. Mais tout cela ne serait-il que fumée par la faute d’une mer qui semblait vouloir lui interdire le retour au pays ?

Il était temps peut-être de faire sa paix avec Dieu, dont la lourde main était dressée au-dessus de lui. Déjà, l’une des trois galères venait de sombrer, noyant cent quatre-vingt-douze personnes dont trois évêques, la deuxième avait disparu derrière des montagnes d’eau grise, et le maître de la troisième venait aux genoux du légat, implorant l’absolution « in articulo mortis ».

— La quille est rompue, Monseigneur, et nous ne gouvernons plus.

Alors, Borgia se laissa tomber à genoux auprès de cet homme simple qui n’avait rien à se reprocher.

Durant des heures, le navire dansa comme un bouchon sur l’eau folle, mais la mort n’était pas pour tout de suite. Au matin, comme lancée par une main géante, la galère désemparée fut jetée à la côte. Borgia avait perdu la majeure partie des trésors ramenés d’Espagne, mais il était vivant.

À Rome, le pape lui réserva un accueil flatteur. Le légat avait parfaitement mené les négociations et de nouveaux biens vinrent s’ajouter à ceux qu’il entassait déjà. Il retrouva son palais, sa douce Vannozza qu’il avait installée, avec son mari, dans une belle maison de la place Pizzo di Merlo, proche de la Zecca.

Les effusions du retour furent si chaleureuses que bientôt la jeune femme se retrouvait enceinte et, au printemps 1474, mettait au monde un beau garçon, qui reçut le prénom de Juan et que son père tout de suite adora.

Borgia trouvait de grands délassements auprès d’une maîtresse qui se comportait envers lui comme une épouse, avec la bénédiction d’un mari plus que complaisant. Mais sa vie publique était si éprouvante que ce havre de paix lui était devenu indispensable. Sixte IV, en effet, était loin d’être un pape de tout repos.

Attaché surtout à l’ascension des siens, il couvrait ses neveux de charges, de bénéfices et d’or. Piero Riario était devenu cardinal, Giuliano de La Rovere aussi. Quant au troisième, Girolamo Riario, ancien douanier, espèce de brute avide et antipathique à souhait, Sixte comptait l’établir richement.

Par l’entremise de Borgia, il obtint pour lui la main de la jeune Catherine Sforza, fille bâtarde du duc de Milan. À onze ans, l’enfant ravissante et blonde, instruite, artiste et cultivée comme toute princesse de la Renaissance, fut mariée à cette brute, qui exigea, malgré la coutume, d’user, au soir même de ses noces, du droit de l’époux avant de la ramener quasi captive à Rome.

Une jolie femme ne pouvant laisser Borgia insensible, une amitié se noua entre lui et l’épouse-enfant, et quand elle mit au monde un fils, il en fut le parrain. Ce mariage auquel il avait travaillé lui inspirait une gêne. Il détestait Riario et trouvait que le pape en faisait trop pour lui. Et quand Sixte, pour assurer à son neveu bien-aimé un état princier, fomenta à Florence la célèbre conspiration des Pazzi destinée à abattre les Médicis, pour donner leur ville à son neveu, Borgia essaya de tout son pouvoir de faire échouer le projet.

La conjuration ne réussit qu’à demi. Seul le plus jeune des Médicis, Julien, fut assassiné dans la cathédrale de Florence, Laurent, l’aîné, que l’on appelait le Magnifique, en réchappa et vengea rudement son frère.

Borgia s’empressa alors de nouer avec le vainqueur des liens de courtoisie plus étroits, car le succès l’attirait irrésistiblement.

Tandis que le pape écrasait Rome de sa lourde férule, se livrait aux joies de la simonie, faisait argent de tout et empochait les fonds que l’on récoltait pour la fameuse croisade, toujours projetée jamais réalisée et passée quelque peu à l’état de mythe, mais aussi, en vrai souverain de la Renaissance, réunissait à Rome tout ce qu’il pouvait trouver d’artistes et faisait construire la chapelle Sixtine, Borgia poursuivait avec ardeur une double existence : l’une paisible, familiale, auprès de Vannozza, l’autre de débauches, d’orgies, de chasses effrénées aussi bien aux bêtes qu’aux femmes. La maturité venue n’avait fait que décupler ses appétits. Ses maîtresses ne se comptaient plus.

Mais sa famille s’agrandissait. En 1476, Vannozza donnait naissance à César, en 1479, à Lucrèce et un an après, à Joffré. Et tout de suite, Borgia raffola de ses enfants. Il voulut pour eux une vie choyée, les meilleurs maîtres, le plus grand raffinement. Il voulut qu’ils fussent élevés comme les princes qu’il entendait bien en faire.

À cause de cela, il finit par les enlever à Vannozza, demeurée trop bourgeoise pour ses goûts. On peut d’ailleurs s’émerveiller que cette femme, liée par l’amour et la reconnaissance à un homme aux appétits aussi démesurés, ait su demeurer discrète, effacée, et mener une vie somme toute convenable.

Son premier époux étant mort, Borgia, qui ne voulait pas qu’elle restât seule, se hâta de la remarier à un Milanais, Giorgio Croce, qu’il nomma scribe apostolique. Par la suite, il devait la faire convoler une troisième fois, avec Carlo Canale, originaire de Mantoue comme elle et qui était un vieil ami. Ledit Canale fut d’ailleurs pourvu, lui aussi, d’une confortable sinécure et devint « solliciteur de bulles papales ». Il n’y a pas de sots métiers…

Enlevés donc à leur mère, Juan, César, Lucrèce et Joffré furent confiés à une cousine de Borgia qui était aussi sa confidente. Noble dame d’ailleurs, et femme aimable, Adriana Mila, qui avait épousé un Orsini et habitait un palais sur le Monte Giordano, fut véritablement pour les enfants une seconde mère, car elle les aima sincèrement.

En fait, ils étaient charmants. Juan, l’aîné, était le plus beau, mais le charme de César, mystérieux, secret, était peut-être plus redoutable. En outre, le cadet jouissait d’une intelligence dont son frère aîné ne possédait pas le quart : c’était seulement un superbe garçon aimant les beaux vêtements, les belles armes, la joie, les jeux et plus tard, les filles.

Tout cela, César l’aimait aussi, mais très tôt, il avait pris conscience du destin que lui réservait son père : l’Église, à son instar, et il prenait grand soin, très jeune encore, de dissimuler ses appétits profonds pour ne manifester qu’un goût prononcé pour l’étude. Et, s’il acceptait le train de prince que lui offrait son père, c’était avec une sorte de dédain, comme une chose sans importance et toute naturelle.

Mais le plus ardent de l’amour de Borgia allait à sa fille. Lucrèce, blonde, fragile, d’une rayonnante beauté, était le charme, la grâce et la douceur mêmes et Rodrigue se plaisait à la regarder grandir comme une fleur précieuse dans l’élégant décor de la maison d’Adriana.

Elle y reçut l’éducation raffinée des princesses de l’époque. On lui apprit la musique, le dessin, la peinture, la poésie, l’art de bien s’exprimer, l’éloquence même, puis le latin, le grec et toutes les splendeurs de l’antiquité classique. Elle sut danser, chanter, jouer de divers instruments, faire des vers, broder et tenir une maison.

Pour son éducation religieuse qui devait être, elle aussi, sans défaut, Borgia lui fit faire quelques séjours au couvent des dominicaines de San Sisto, sur la Voie Appienne, pour lequel elle garda toujours une prédilection. Et peu à peu, l’enfant s’épanouissait, se formait, devenait une créature précieuse qui faisait fondre de tendresse le rude cœur de son père quand elle levait sur lui ses grands yeux, d’un gris azuré si doux, et lui souriait. Celui-ci espérait qu’elle serait la douceur et la consolation d’une vieillesse qui tout de même commençait à approcher.

En 1484 – le 12 août –, Sixte IV mourait dans une Rome révoltée qui se mit à chasser furieusement sa famille. Les Turcs avaient pris pied en Italie, à Otrante, dont le vieil archevêque avait été atrocement supplicié : on l’avait scié entre deux planches.

L’horreur souleva les Romains. Qu’avait fait Sixte de l’argent de la croisade ? Il l’avait donné à ses neveux, à ce Girolamo Riario surtout, que l’on haïssait plus que les autres et qui dut s’enfuir tandis que sa femme, la belle Catherine Sforza, faisant courageusement face, allait s’enfermer dans le château Saint-Ange et en tournait les canons contre la ville révoltée.

Rome fourmillait d’ailleurs de bandits, italiens, espagnols ou autres et, la police étant inexistante, les ambassadeurs étrangers eux-mêmes étaient attaqués voire tués dans les rues de la ville.

Comptant sur son énergie, Borgia crut que son heure était venue. Il était le doyen du Sacré Collège, et en commençant les tractations habituelles, il espérait bien coiffer enfin la tiare. Lui seul était capable de ramener l’ordre pensait-il… mais, pour une fois, l’habile diplomate qu’il était commit une faute par trop de hâte : lâchant ses alliés habituels, les Colonna, il fit des offres aux Orsini et se retrouva perdant. Il dut négocier et trouva à qui parler en la personne du cardinal Giuliano de La Rovere{3}, le seul neveu de Sixte IV qui eût résisté à la tempête.

La Rovere possédait autant d’énergie et de ruse que lui-même. Il y avait du condottiere dans cet homme d’Église et Borgia comprit qu’il aurait désormais comme interlocuteur quelqu’un d’aussi dur que lui-même.

On finit par se mettre d’accord sur un pape de compromis, un Génois, le cardinal Cibo, qui était loin d’être jeune et prit le nom d’Innocent VIII.

Un nom bien mal porté. Innocent était tout ce qu’on voulait sauf, justement, innocent. Plus débauché encore que Borgia, père d’une vraie collection de bâtards, il courait déguisé les rues de Rome la nuit, jouait gros jeu avec les plus jeunes de ses cardinaux et passait son temps à organiser de grandes fêtes pour les différents mariages de ses enfants. Sous son règne, on trafiqua des indulgences, on vendit des bulles pontificales, on en fabriqua même de fausses et l’on découvrit, avec quelque stupeur tout de même, que la fabrique était installée au Vatican même. Les consistoires furent autant de bagarres et un jour, l’on vit même le cardinal Borgia sauter à la figure du cardinal français La Balue{4} en le traitant de tous les noms. Il fallut séparer ces deux enragés…

Mais le démon de midi guettait le vice-chancelier.

Adriana Mila avait fait choix pour son fils Orsino d’une jeune fille de quinze ans appartenant à une grande et ancienne famille à peu près ruinée. En 1490, Giulia Farnèse arrivait à Rome pour épouser le jeune Orsino et Borgia ne connut plus le repos.

Il avait accepté que le mariage eût lieu dans le plus beau salon de son palais, le « salon aux étoiles », mais quand il vit s’avancer Giulia, éblouissante dans sa parure de mariée, il comprit que cette belle enfant allait fixer à jamais son cœur et sa sensualité effrénée.

Qu’il eût soixante ans et elle quinze ne faisait rien à la chose, qu’elle fût éprise de son jeune fiancé, pas davantage : Borgia savait qu’il n’aurait ni trêve ni repos tant qu’il n’aurait pas tenu dans ses bras et soumis à son désir cette blondeur lumineuse, ce corps déjà épanoui, cette chair nacrée qui semblait frissonner sous l’éclat des cierges.

Pour l’heure, témoin du mariage, il lui fallait attendre, attendre une autre heure. Peut-être, s’il arrivait à la puissance suprême, Giulia accepterait-elle de se donner à lui ?… Bientôt peut-être : le misérable Innocent avait une si mauvaise santé…

L’année 1492 débuta par un coup de tonnerre : en Espagne, les Rois Catholiques venaient de prendre Grenade, dernier bastion des Maures. La reconquête était terminée et la lourde férule d’Isabelle et de Ferdinand allait peser sur le royaume avec l’aide toute-puissante de l’Inquisition, que Sixte IV avait ranimée d’un long sommeil pour leur service.

Puis, en avril, Rome apprit la mort de Laurent le Magnifique. Le médiateur de l’Italie, le modérateur des princes-forbans, le maître bien-aimé de Florence n’était plus, et déjà des prophètes de malheur couraient les rues de Rome, annonçant les temps de l’Apocalypse… Et le destin parut leur donner raison.