Mais quand, au mois de décembre, Alexandre VI enjoignit sévèrement à sa fille de quitter son couvent pour assister à la proclamation de son divorce, Lucrèce jugea qu’il était plus prudent cette fois de ne pas résister et de quitter un asile qui risquait de devenir prison : elle était enceinte de plusieurs mois et cela ne tarderait plus à se voir.

Deux mois plus tard, un batelier du Tibre repêchait deux cadavres : celui du pauvre Perrotto et celui de la jeune Penthésilée, pour laquelle, cependant, on assurait que le pape avait des bontés. Tous deux avaient été étranglés… par ordre de César Borgia.

En apprenant cette macabre découverte, Lucrèce trouva dans sa colère et son indignation le courage de faire à son frère une scène au cours de laquelle la douceur du caractère et l’aménité de l’éducation firent place à une violence tout espagnole.

— Je crois que je te hais ! cria-t-elle. Tu ne sais que faire le mal, blesser, torturer, tuer… tuer tout ce que j’aime ! D’abord notre frère Juan que tu as lâchement assassiné et à présent, mon pauvre Perrotto et la gentille Penthésilée… Misérable !

César n’était pas patient, et en outre, trop espagnol pour tolérer les injures d’une femme, fût-elle sa sœur bien-aimée.

— Cesse de pleurnicher ! gronda-t-il. Voilà bien de beaux sujets d’embarras : un domestique, une servante… Que représentent-ils auprès de la grandeur de notre maison ?

— La grandeur de notre maison ? Ne me dis pas que ce crime lui était nécessaire ! Tu es un tyran, César, et tu ne tolères pas mes amis.

Le beau visage dur du jeune Borgia se fit de pierre. Ses yeux sombres eurent un éclair meurtrier. Sans douceur, il saisit sa sœur aux poignets et se mit à la secouer.

— Tes amis… Où as-tu été chercher des goûts aussi misérables ? Tu as fait ton amant de ce garçon de rien et quand je parle de la grandeur de notre maison, c’est uniquement pour te rappeler que tu es enceinte, bien près d’accoucher. Voulais-tu que ces gens vivent pour pouvoir dire un jour que la fille du pape, cette vierge timide séparée de son époux pour non-consommation de son mariage, est grosse d’un bâtard ?

— Bâtard ou non, c’est « mon » enfant ! Vas-tu le tuer, lui aussi ? Si tu oses y toucher…

César desserra son étreinte et, brusquement, se calma.

— N’aie crainte. Il vivra, je t’en engage ma parole, mais il passera pour mien. J’ai commencé à faire courir le bruit que Camilla, ma maîtresse, est enceinte. Bientôt, tu t’éloigneras de Rome, elle aussi, et quand elle reviendra, l’enfant sera auprès d’elle. Toi, tu demeureras pure, inattaquable.

— Mais je veux garder mon enfant, je veux l’élever ! s’écria Lucrèce, déjà en larmes.

— Alors, il mourra, dès sa naissance ! Je ne laisserai pas le fils d’un domestique se mettre en travers de ma politique, car notre père et moi avons décidé que tu te remarierais prochainement.

— Me remarier ? moi ?

— Pourquoi pas ? Tu as l’âge, tu es belle, tu as subi une… épreuve aux mains d’un malheureux impuissant. Il est temps que tu prennes un véritable époux.

— Et qui donc ?

Comme par magie, les larmes de la jeune femme avaient cessé. D’abord, elle savait qu’un combat contre César était perdu d’avance, qu’il était le plus fort et qu’elle n’était pas de taille. Et puis, peut-être trouverait-elle là quelque agrément… Elle se sentait bien seule depuis la disparition de Perrotto.

— Un fils du roi de Naples, bâtard mais légitimé. Il se nomme Alphonse, duc de Bisceglia… Il a ton âge… on le dit aimable… beau même. Enfin, on le prétend.

Tout à coup, les mots paraissaient franchir avec peine les lèvres minces du cardinal et Lucrèce le regarda avec surprise. Elle connaissait l’étrange amour que lui portait son frère, un amour jaloux, exigeant, qui ne tolérait surtout pas qu’elle s’attachât à un autre homme. Leur frère Juan en avait su quelque chose, ainsi que le pauvre Perrotto… pourtant, il parlait d’un époux jeune, beau… C’était étrange. Ou alors il fallait que la politique napolitaine fût bien exigeante.

— Tu veux me marier, toi ?

— J’ai dit « notre père et moi », riposta-t-il, le visage fermé. Nous avons besoin d’un appui à Naples.

— N’en avons-nous pas déjà un avec Sancia ?

— C’est une femme. Le lien sera plus fort avec Alphonse, qui est d’ailleurs son frère. Au surplus, je crois qu’il ne sera guère encombrant. Tu l’aimeras… bien. Ce sera suffisant.

Il y eut un silence que seul troublait le crépitement du feu de bois. Depuis qu’elle avait regagné son palais, Lucrèce avait toujours froid. Pour elle, on allumait dans les cheminées des forêts entières. Le regard bleu de la jeune femme se perdit dans les flammes. Au bout d’un moment, elle murmura :

— Tu es d’Église, César, tu es cardinal, et cependant tu as des maîtresses, tu trompes, tu assassines.

Le rire de Borgia éclata, sonore, renvoyé et amplifié par les caissons dorés du haut plafond.

— Décidément, les nouvelles même proches ne viennent guère à toi. Il est vrai que celle-ci est toute fraîche : je vais quitter l’Église. Au surplus, je n’ai reçu que les ordres mineurs. Notre père m’envoie en France porter au nouveau roi Louis XII la bulle dont il a besoin pour se séparer de Jeanne de France, la boiteuse, et épouser la veuve de Charles VIII. Or, cette bulle, il faudra qu’il la paie… un bon prix même. Je veux un titre, un nom, une épouse même… Mais laissons cela. Tu ne dois plus songer qu’à épouser Alphonse.

Elle détourna la tête pour qu’il n’y vît pas se lever quelque chose qui ressemblait à l’espérance.

— J’épouserai Alphonse, dit-elle seulement d’une voix unie.




IV


La soutane aux orties…

Vers la mi-juillet 1498, Alphonse d’Aragon, duc de Bisceglia, vint à Rome pour y épouser la fille du pape.

En rencontrant Lucrèce pour la première fois, il fut émerveillé. On lui avait dit qu’elle était belle, mais il n’avait pas imaginé qu’elle pût être cette fée blonde, parée de ses cheveux d’or plus encore que de ses fabuleux bijoux. Et tandis qu’il la contemplait, il cherchait en vain à retrouver dans sa mémoire l’écho des bruits injurieux qui couraient sur elle à Naples. On l’y disait lu pire des courtisanes et cependant, elle lui apparaissait aussi fraîche, aussi pure qu’une jeune fille… la plus ravissante jeune fille qui fût au monde.

Il ignorait, bien sûr, que, quatre mois plus tôt, vers la mi-mars, cette idéale pucelle avait mis au monde, dans la plus grande discrétion, un petit garçon, qui avait reçu au baptême le nom de Juan et que le cardinal César avait déclaré comme étant né de ses propres amours avec une femme inconnue.

Subterfuge qui laissa plus d’un Romain sceptique et surtout plus d’une Romaine. Alors, pour achever de brouiller les cartes, le pape Alexandre jugea bon donner le jour à ce fauve. Avec lui, le taureau familial se changeait en un silencieux félin, une mystérieuse bête de sang aux instincts obscurs, aux réactions imprévisibles, et depuis qu’il avait tenu dans ses bras le corps exsangue de Juan de Gandia, son fils bien-aimé, il arrivait au souverain pontife de s’avouer secrètement qu’il avait peur, peur de son propre sang.

Aussi sa décision fut-elle prise, dès le lendemain du mariage de Lucrèce. Il la voulait heureuse, et puisque César entendait ne plus être d’Église, puisqu’il désirait aller en France se tailler un fief… eh bien, que ce désir soit exaucé et le plus tôt serait le mieux. Il avait besoin, lui, le pape, d’un négociateur habile avec le roi de France, César serait celui-là et tant mieux s’il en tirait des fruits à sa convenance.

Le 14 août suivant, dans un consistoire, Alexandre VI déclara que la vie privée, notoirement scandaleuse, de son fils César exigeait qu’il fût sécularisé car il s’agissait là du salut de son âme.

À vrai dire, il y eut bien quelques cardinaux pour laisser entendre que, s’agissant d’un homme tel que César, la simple renonciation était une procédure un peu trop douce et qu’une bonne sentence d’exclusion eût été beaucoup plus adaptée au cas de cet étrange cardinal. Mais la crainte qu’il semait autour de lui étouffa bien vite les rumeurs et César, officiellement investi de son nouveau titre d’ambassadeur extraordinaire, se prépara à partir pour la France avec une brillante escorte et quelques fidèles : son majordome Ramiro de Lorca, son secrétaire Agapito, et des compagnons de débauche tels Gian-Giordano Orsini et Bartolomeo Capranica Enfin, Miguel Corella, dit Micheletto, son homme à tout faire, l’accompagnait.

Il partit heureux, car ce voyage, c’était pour lui le début d’une fabuleuse aventure, celle dont toute sa vie il avait rêvé : la conquête d’un royaume. Ne se sentait-il pas l’âme d’Alexandre et de César tout à la fois ?…

Ainsi savait-il bien de quel prix il entendait faire payer à Louis XII la bulle de nullité qui lui permettrait de renier son épouse et d’épouser celle qu’il aimait : un duché et une épouse de sang royal. D’ailleurs, en mettant le pied sur le sol de France, Borgia n’ignorait pas que ses exigences étaient d’ores et déjà acceptées : pour épouser Anne de Bretagne, Louis XII eût vendu son âme au Diable ! César serait duc de Valentinois et on lui cherchait activement une épouse, ce qui n’allait pas être si facile que cela…

Peu de jours avant Noël, César et sa suite arrivaient à Chinon, où le roi Louis résidait pendant la durée des importants travaux qu’il avait ordonnés dans son château familial de Blois.

Ce fut une arrivée si fastueuse que les bonnes gens de la ville en gardèrent un souvenir aussi effaré que s’ils avaient soudain vu arriver le Grand Turc. Jamais on n’avait compté autant de mulets chargés de bagages, autant de serviteurs, ménestrels, tambourinaires, musiciens, valets de chiens ou d’écurie, pages et chambriers, tous rutilant d’or frisé et de pourpre. Quant à César en personne, il était enguirlandé d’une telle profusion de cordons de perles, de pierreries et d’or qu’il ressemblait à un arbre de Noël. Il était même doré au point qu’il déclencha autant de sourires que de regards émerveillés : toute cette richesse sentait son parvenu à cent lieues et les Tourangeaux aiment la mesure…

Quoi qu’il en fût, il reçut de Louis XII un accueil flatteur : il eut un appartement dans la tour de Boissy, proche de la chapelle où jadis avait prié Jeanne d’Arc, et l’on ne sut que faire pour lui être agréable. Naturellement, il apprit tout de suite qu’on allait le faire duc, Il n’y avait donc aucun empêchement à la remise de la fameuse bulle et, sitôt achevées les fêtes de Noël,

Louis XII, dont l’épouse légitime, Jeanne de France, était depuis beau temps reléguée dans un couvent après avoir subi un scandaleux procès en non-consommation de mariage, se hâtait d’épouser, dans les premiers jours de janvier 1499, la veuve de son prédécesseur.

César, qui étrennait sa couronne ducale toute neuve et avait même reçu en prime le comté de Die, fut de la noce, dansa, festoya, courut les filles, et déclara que la France était certes le plus merveilleux pays du monde. Mais il ne manqua pas de rappeler au nouveau marié qu’il entendait bien célébrer prochainement ses noces à lui, avec une princesse « de sang royal ». Seulement, la chose était plus facile à réclamer qu’à réaliser.

D’abord, les princesses royales à marier ne couraient pas les rues, même celles de Chinon. En fait, il n’y en avait guère que deux, parmi les demoiselles de la nouvelle reine Anne, d’ailleurs toutes deux prénommées Charlotte : Charlotte d’Aragon, fille du roi de Naples – mais fille légitime celle-là –, et Charlotte d’Albret, fille du défunt roi de Navarre et nièce du régent Alain d’Albret.

Évidemment, les goûts du pape se tournaient plutôt vers la Napolitaine étant donné les bonnes relations qu’il s’efforçait de garder avec sa parenté, mais avec elle, les choses furent vite réglées : Charlotte d’Aragon éclata tout uniment de rire au nez du roi quand il lui proposa d’épouser César :

— Moi, épouser cet homme ? Jamais !

— Mais pourquoi ? Il est jeune, aimable, séduisant, fort riche, il peut plaire.

— Pas à moi, Sire ! Ni d’ailleurs à aucune fille véritablement royale. En ce qui me concerne, je ne me soucie pas que l’on m’appelle « la Cardinale »… et je crois que je ne suis pas seule de cet avis.

Ce que la jeune fille ne dit pas, c’est qu’elle avait une autre bonne raison de refuser César : elle aimait profondément le jeune Guy de Laval, qui le lui rendait bien.

On se tourna donc vers la seconde Charlotte, mais cette fois, pour être bien certain de ne pas entendre le même son de cloche, Louis XII, que cette histoire de mariage commençait à ennuyer, envoya un ambassadeur auprès d’Alain d’Albret afin d’apprendre de quel œil il verrait le mariage de sa nièce avec le fils du pape.