A cinq heures du matin, le Roi descendit passer en revue la Garde nationale qui le satisfit ; mais l'inspection qu'il refit une heure après lui laissa mauvaise impression : entre-temps Pétion, depuis son Hôtel de Ville, avait donné l'ordre de remplacer cet effectif par des soldats acquis aux insurgés. Il fit mieux encore en envoyant chercher Mandat, commandant de la Garde qui s'apprêtait à la défense du palais, sous prétexte de se concerter avec lui. En réalité, le maire voulait récupérer l'ordre qu'il a dû lui donner, la veille, de défendre les Tuileries par tous les moyens. Un ordre qui le condamne aux yeux de ceux qui sont en train de s'emparer du pouvoir. Et Mandat - en fait le marquis de Mandat - doit obéir parce qu'il dépend du maire de Paris.

Vers sept heures du matin, alors que le soleil brillait joyeusement sur les rosés du jardin encore intact et sur les appartements où l'on avait depuis longtemps soufflé les bougies, on apprit que les faubourgs menés par les Marseillais s'étaient mis en route pour attaquer. On apprit aussi que des commissaires, choisis parmi les meneurs des quarante-huit sections, s'étaient constitués en Conseil de la Commune, qu'ils avaient fait comparaître Mandat, qu'on l'avait " exécuté " et qu'à cette heure sa tête se promenait dans Paris au bout d'une pique... Pétion avait récupéré son papier et la défense du palais était décapitée dans tous les sens du terme. Seuls restaient sûrs les Suisses dont tous ne parlaient pas français...

Roederer, alors, entreprit la tâche qu'il s'était donnée tandis qu'éclataient les premières mousquete-ries dans ce grondement si particulier d'une foule qui se rue à l'attaque : obtenir du Roi qu'il se rende avec sa famille à l'Assemblée afin de s'y mettre sous la protection de la loi. Il était de bonne foi, ignorant qu'à ce moment l'Assemblée, d'où avaient fui les députés de droite, n'était plus composée que des pires ennemis de la monarchie... La foule avait envahi le Carrousel et le Roi ne voulait pas que ses canons tirent sur elle...

Au château le tumulte était grand. Tous les braves gens réunis là depuis la veille brûlaient de se battre, la rumeur menaçante du dehors ne faisant qu'exciter leur courage. Le Roi envoya un messager à l'Assemblée pour lui demander - puisque la loi c'était elle - de venir rétablir l'ordre. Le messager ne revint pas. Un second suivit le même chemin. Alors, Roederer vint trouver Louis XVI :

- Sire, dit-il, le danger est imminent ; les autorités constituées sont sans force et la défense est devenue impossible. Votre Majesté et sa famille courent les plus grands dangers ainsi que tout ce qui est au château. Elle n'a d'autre ressource pour éviter l'effusion de sang que de se rendre elle-même à l'Assemblée.

- Une assemblée qui fait la sourde oreille et qui a peut-être déjà massacré nos émissaires ? Vous voulez tuer le Roi, Monsieur ? s'écria Marie-Antoinette. Sans parler de ceux du palais qui auront perdu leur dernier rempart.

- Si vous vous opposez à cette mesure, dit le procureur syndic, vous répondrez, Madame, de la vie du Roi et de celle de vos enfants. Pour plus de sûreté vous accompagnerez le Roi ainsi que votre famille. Je viendrai avec vous, bien sûr, et je réponds de votre sûreté. Le peuple n'aura plus aucune raison d'attaquer le château et vous y rentrerez quand tout sera apaisé.

- Vous croyez? Je crois, moi, que si nous en sortons nous n'y rentrerons jamais. Ces gens hurlent à la mort ! N'entendez-vous pas ?

- Non, Madame, fit Roederer avec une soudaine douceur. Ces gens pensent seulement qu'on va tous les massacrer. Dès que vous serez sous la protection des lois, vous n'aurez plus rien à redouter.

Roederer croyait vraiment à ce qu'il disait. Il tenait à tout prix à ménager le Roi et le peuple. Il fallait compter avec l'ombre menaçante des armées de Brunswick, très capables de mettre leurs menaces à exécution. D'autre part, il fallait empêcher le Roi de gagner la partie parce que, de monarchie absolue ou non, Roederer n'en voulait plus. Avant de l'emporter, il dut pourtant argumenter longtemps : Louis XVI se taisait, réfléchissait.

- Sire, dit-il, il ne fait plus de doute pour moi que l'Assemblée est empêchée de venir jusqu'à vous. Il faut donc aller à elle...

- Et si votre Assemblée est déjà au pouvoir de l'insurrection, qu'adviendra-t-il du Roi, s'écria M. d'Hervilly qui commandait la défense du château. Ici il est au milieu des siens, de ses fidèles, de ses Suisses...

- Ne vous illusionnez pas, baron! La défense est impossible à moins d'ordonner un bain de sang. Les cours sont déjà envahies. Le Roi et sa famille courent le plus grand danger. Il faut qu'il parte. La Garde nationale assurera son passage jusqu'au manège...

- Ce faisant, s'écria la Reine, nous laisserions derrière nous trop de braves gens qui sont venus nous offrir leur vie.

- Si vous vous opposez à ce que je propose, Madame, fit Roederer d'un ton sévère, vous répondrez de la vie du Roi et de celle de vos enfants. Le peuple sera le plus fort, il écrasera tout...

Avec un cri d'horreur, la Reine se laissa tomber sur un fauteuil la tête dans ses mains.

- Vous faites bon marché de la défense du château, dit M. de Bachmann, colonel des Suisses. Il est plein de gens qui brûlent de se battre et, croyez-moi, vous n'aurez pas facilement raison de mes hommes. Ce sont des soldats, eux, des vrais ! Et les canons sont prêts à tirer.

- Je le sais et c'est pourquoi j'ai parlé d'un bain de sang. Encore que vous vous fassiez beaucoup d'illusions, il me semble. Certes il serait beau, grand, héroïque, de résister, de mourir dans les ruines de ce palais, mais c'est à peu près impossible...

- Je dis, moi, que nous devons résister...

- Insensé ! Résister avec quoi ? Des canons qui sont peut-être déjà encloués, des soldats - sauf les vôtres bien sûr! - qui fraterniseront avec le peuple et laisseront massacrer leurs souverains? Même Mgr le Dauphin ne sera sans doute pas épargné...

Cette perspective arracha un nouveau cri de douleur à la Reine vers laquelle son époux se pencha pour murmurer :

- Mieux vaut céder et, surtout, gagner du temps. C'est cela l'important car cela laissera aux secours le temps d'arriver. Puis, redressant sa haute taille, le Roi déclara :

- Nous allons suivre votre conseil, Monsieur, et nous rendre à l'Assemblée. J'espère que cette preuve de bonne volonté ramènera le calme en ces lieux.

Une clameur de protestation salua ces paroles mais le Roi sourit :

- Paix, messieurs ! Je veux que le peuple sache que je ne suis pas son ennemi ainsi qu'on s'efforce de le lui faire croire. Vous garderez la maison en notre absence...

- Certes pas, Sire ! s'écria un jeune homme. Et foi de La Rochejaquelein, je jure bien que nul n'approchera les personnes royales !

Marie-Antoinette sourit à ce visage, à cette voix ardente :

- Restez, Monsieur, nous allons revenir. M. Roederer s'y engage, je pense ?

- Certes, Madame, certes...

- Et moi, dit Louis XVI, j'entends que nous soyons escortés par la Garde nationale !

Peu après, le cortège se mit en marche pour traverser les jardins. Le Roi, vêtu d'un habit violet, allait devant. Venaient ensuite la Reine tenant ses enfants par la main, puis Madame Elisabeth et la princesse de Lamballe, qui avait obtenu de suivre la famille royale à titre de parente. Mme de Tour-zel, après avoir embrassé sa fille tendrement et l'avoir confiée à Mme de Tarente, alla prendre sa place derrière le Dauphin d'un air si déterminé que nul n'osa s'y opposer.

D'une fenêtre de l'appartement du Roi, Anne-Laure et les autres dames assistèrent à ce départ et virent qu'outre les ministres, qui faisaient assez grise mine, plusieurs membres de la haute noblesse se mettaient résolument à la suite : le duc de Poix, le duc de Choiseul, le marquis de Tourzel, frère de Pauline, et d'autres encore, parmi lesquels la jeune femme reconnut le duc de Nivernais. Elle chercha en vain son époux alors que, de toute la nuit, il n'avait pas quitté les entours de Louis XVI. Un bataillon de la Garde nationale enveloppait le tout, suivant le désir du Roi...

Pensant que Josse s'était peut-être attardé à cause d'une mission particulière ou d'un ordre de dernière minute, elle resta là et regarda longtemps s'éloigner le cortège, de plus en plus petit, de plus en plus fragile au milieu de la foule énorme, houleuse et menaçante qui le pressait de toutes parts. Une foule qui se refermait comme la mer derrière le sillage d'un bateau et qui isolait le palais et ceux qui y demeuraient.

Une soudaine et proche canonnade fit reculer loin des fenêtres les sept ou huit femmes qui s'y accrochaient comme à un dernier espoir. Seule Pauline de Tourzel tenait à rester encore, mais Mme de Tarente la tira vigoureusement en arrière.

- Vous voulez vous faire tuer ? Songez que vous m'êtes confiée et que votre mère...

- Tant que je l'aperçois, il me semble qu'elle est toujours auprès de moi.

- Votre mère est à l'abri maintenant et il nous faut songer à en faire autant. C'est sur nous que l'on tire...

Les fenêtres brisées, les carreaux pulvérisés faisaient un vacarme épouvantable et lui donnaient raison.

- Nous ne pouvons pas rester plus longtemps dans l'appartement du Roi, reprit la princesse. C'est le côté le plus exposé. Descendons dans celui de la Reine, au rez-de-chaussée. Nous fermerons les volets et nous allumerons toutes les chandelles afin que la surprise des agresseurs, en voyant tant de lumières, nous donne le temps de parlementer.

- Je vous rejoins, dit Anne-Laure. Auparavant il faut que je trouve M. de Pontallec pour lui dire où je suis... Il pourrait être en peine.

Tout en parlant, elle se précipita dans la chambre du Roi et entendit à peine ce qu'on lui répondit :

- Hâtez-vous ! Dans peu de temps le palais sera envahi.

Il résonnait, en effet, des combats qui s'y déroulaient, des coups de feu et les cris des blessés. On tirait aussi dans la chambre royale, mais il n'y avait aux fenêtres que deux jeunes gens. L'un, grand et vigoureux avec un visage frais, clair et arrondi avec les cheveux courts; l'autre plus petit, brun, nerveux, une figure à la fois arrogante et moqueuse. Tous deux armés de fusils tiraient alternativement, l'un rechargeant pendant que l'autre lâchait son coup de feu. Ils étaient là comme à une fête où ils s'amusaient. Le plus petit chantait une chanson qui n'avait rien d'un air de cour :

A la ferme des Margoulettes, Là oùsqu'y a les six peupliers C'te nuit la fête s'ra complète Écoute le chat-huant chanter...

II reposait son arme pour y remettre de la poudre et des balles. Anne-Laure s'approcha de lui, se souvenant d'ailleurs de l'avoir vu, dans la nuit, causer assez longuement avec Josse :

- Je vous demande excuses, Monsieur. Je suis la marquise de Pontallec et il me semble...

Il lui sourit, salua avec grâce comme dans un salon :

- Chevalier Athanase de Charette de la Contrie. A votre service. Que puis-je pour vous, Madame ?

- Me dire si vous avez vu mon époux. Je le cherche...

Soudain, le sourire s'effaça. Le jeune homme se détourna, visa, tira et reposa son arme, puis sans regarder la jeune femme, il lâcha :

- Cela fait un moment qu'il est parti, gronda-t-il, et vous auriez dû en faire autant. Il tient à la vie, lui ! Suivez son exemple.

La colère, le mépris qui grondaient dans la voix de Charette la firent rougir cependant que l'autre tireur intervenait :

- Ayez un peu pitié, mon ami ! C'est sa femme...

- Ce n'est pas le jour de porter des masques, La Rochejaquelein. Celui de Pontallec est tombé : nous savons tous deux que c'est un lâche. Autant que sa femme le sache!... Pardonnez-moi, ajouta-t-il en regardant celle qu'il venait de frapper si durement, mais je dis toujours ce que je pense ! Et je pense que vous n'avez pas de chance, Madame !

- Parti? Mais enfin c'est impossible! Nul ne peut plus quitter le palais ! Par où serait-il passé ?

- Par la galerie du bord de l'eau et par l'escalier de Catherine de Médicis. Lui et deux ou trois autres ont jeté des planches sur la brèche qui existe encore entre la galerie et le château. Si cela peut vous consoler il n'a pas été le seul à lâcher pied.

Soudain, la porte se rouvrit sous la main de Pauline de Tourzel revenue sur ses pas pour chercher Anne-Laure qu'elle entraîna presque de force :

- Que faites-vous donc? Venez! Vous allez vous faire tuer !

Anne-Laure était trop troublée pour lui résister. Elle avait envie de pleurer, mais ne savait trop si c'était de la honte suscitée par le mépris du gentilhomme ou de la douleur d'être ainsi abandonnée par Josse. Il s'était enfui sans se soucier d'elle, sans chercher à l'emmener. Elle ravala cependant ses larmes, elle se devait de montrer autant de courage que les autres femmes.