On se précipita vers le grand escalier que l'on quitta juste au moment où la haute porte donnant sur la cour du Carrousel cédait en dépit des efforts de ceux qui s'y arc-boutaient. Avec un cri, les deux jeunes femmes forcèrent leur course et, un instant plus tard, elles rejoignaient les autres dames occupées à fermer les contrevents et à allumer toutes les bougies dans le cabinet de la Reine. Ce qui augmenta considérablement la chaleur déjà forte. Mme de Septeuil s'évanouit. On la mit sur un canapé, on lui fit respirer des sels, mais le vacarme se rapprochait. Dans l'antichambre encore gardée par deux Suisses, des hurlements atroces éclataient avec le vacarme des armes. On se battait tout près, là, derrière les belles portes de bois peint et doré...
- Cette fois c'est fini. Nous allons toutes périr, gémit une voix plaintive à laquelle fit écho le bruit de deux genoux tombant sur le parquet.
- Ce n'est pas le moment de s'agenouiller! gronda Mme de Tarente.
L'instant suivant, le vantail éclatait littéralement et une horde puant la sueur et le vin, un affreux mélange d'hommes et de femmes à moitié ivres, s'engouffra, brandissant des sabres dégouttant de sang.
Comme l'avait espéré la princesse, la surprise de trouver ces femmes, jolies et élégantes pour la plupart, au milieu de ce salon illuminé comme pour une fête, les pétrifia. Les lumières reflétées par les hautes glaces leur composaient une auréole magique qui calma net leur fureur. Pourquoi fallut-il qu'à cet instant, l'une de ces femmes, Mme de Ginestous, se jetât à genoux devant celui qui paraissait le chef en s'écriant :
- Grâce !... Pardon !... Ne me faites pas de mal ! Le charme fut rompu. Une voix éraillée brailla :
- C'est les putains d' l'Autrichienne! Faut les pendre.
- On a le temps, fit l'homme dont la malheureuse étreignait les genoux en dépit des efforts de Mme de Tarente pour la relever.
- N'y prenez pas garde, s'il vous plaît, Monsieur. Cette dame a perdu la tête à la suite d'une grande douleur. Prenez-la sous votre protection. Elle ne mérite pas votre colère...
L'homme, un grand blond d'une quarantaine d'années, portant les épaulettes d'officier et pourvu d'un accent alsacien prononcé et qui ne manquait pas d'une certaine allure, considéra la princesse :
- Qui êtes-vous ?
- Mme de Tarente, dame d'honneur de la Reine, ajouta-t-elle avec audace.
- Dame d'honneur?
- Oui. Cet honneur qui veut qu'en France un vainqueur se montre généreux. Il n'y a ici qu'une poignée de femmes qui ont voulu rester fidèle à leurs souverains dans le malheur...
Le tout sans baisser la tête, sans qu'un seul instant son regard quitte les yeux gris-bleu de l'homme...
- Vous êtes courageuse, Madame ! constata-t-il. Pour cela je sauverai cette femme... et vous aussi, et cette jeune fille qui s'accroche à votre main et qui doit être votre fille...
Son regard passa sur le groupe terrifié des dames, s'arrêta sur Anne-Laure qui se tenait à l'écart, près d'une fenêtre, et semblait se désintéresser des événements. Un instant il considéra la mince silhouette vêtue de noir.
- ... Et celle-là aussi! conclut-il en pointant un doigt dans sa direction.
- Et les autres dames? demanda la princesse avec angoisse.
- On va les conduire en prison. Vous et celles que j'ai dit, vous allez pouvoir rentrer chez vous ! Exécution, vous autres ! ordonna-t-il.
Saisies sous les bras chacune par deux hommes, les quatre " miraculées " furent tirées du salon où la horde, pour se dédommager, commençait à piller et à briser ce qui ne lui résistait pas. Anne-Laure tenta de se défendre, ayant horreur de ce contact : l'homme qui s'était chargé d'elle avait une poigne solide et il fallut bien se laisser emmener.
En sortant de l'appartement, on découvrit un paysage de carnage. Il y avait là les corps d'un chambrier de la Reine, d'un de ses valets de pied et des Suisses de garde. Partout le vacarme du château éventré, les insultes braillées des assaillants, les cris d'agonie des victimes. L'impression d'assister à la fin du monde! De tous ceux qui tout à l'heure se pressaient autour de la famille royale, combien réchapperaient?...
Non sans peine, l'homme réussit à conduire ses rescapées vers une petite porte qui ouvrait sur la terrasse et puis jusqu'à celle du pont Royal. Là, il les quitta :
- J'ai tenu la promesse que je m'étais faite. Arrangez-vous pour disparaître, à présent !
Il allait s'éloigner quand soudain il se ravisa, revint vers les quatre femmes qui n'avaient pas encore réagi, saisit Anne-Laure dans ses bras et lui donna un baiser avide; il la repoussa ensuite si brutalement qu'elle tomba à moitié étourdie par ce qui lui arrivait. Ses compagnes la relevèrent tandis que son agresseur s'éloignait en courant.
- Si vous voulez m'en croire, dit Mme de Tarente en époussetant de son mieux la robe d'Anne-Laure, nous allons descendre sur la rive et suivre le fleuve jusqu'au plus près de chez nous. J'habite non loin du Louvre chez ma grand-mère la duchesse de La Vallière, ce sera le chemin le moins encombré. Et vous, petite? ajouta-t-elle à l'intention d'Anne-Laure.
- Rue de Bellechasse, Madame la princesse. Il faut que je traverse la Seine...
Tout en parlant, elles étaient descendues sur le bord du fleuve, mais elles n'eurent guère le temps d'en dire davantage. Des cris éclatèrent derrière elles, menaces de mort et injures mêlées. Une troupe hirsute dégringolait en brandissant des sabres et des piques. En même temps, d'autres énergumènes accouraient en sens inverse cependant que le parapet, au-dessus d'elles, se couvrait de fusils qui les couchèrent en joue :
- Cette fois nous sommes perdues ! gémit Pauline. Je ne reverrai jamais ma bonne mère !
- Il reste encore une issue, s'écria Anne-Laure pour dominer le tumulte. Faites comme moi !
Et, sans hésiter, elle se jeta à l'eau.
- Je ne peux pas ! cria Mme de Tarente. Je ne sais pas nager...
- Aucune importance! Je vous aiderai, répondit la jeune femme qui reparut à la surface pour faire entendre les derniers mots : Et puis mieux vaut périr noyée que massacrée...
Pauline tenta de la suivre mais il était déjà trop tard. Les deux troupes s'étaient rejointes et les femmes prisonnières. Elle entendit alors Mme de Tarente qui recommençait à parlementer. Cela détourna l'attention de sa personne et elle gagna l'abri des piles du pont Royal. Non pour s'y accrocher mais pour se donner le temps d'évaluer le chemin qui lui serait le plus facile... Depuis qu'elle était entrée dans l'eau elle se sentait revivre. C'était si bon cette fraîcheur après l'écrasante chaleur qui régnait au château et même dans les jardins ! En outre, elle était fille et petite-fille de corsaires malouins, et nageait depuis l'enfance dans une mer autrement difficile que ce fleuve paresseux. Le traverser ne présentait aucune difficulté sinon celle d'être gênée par le poids de ses jupons alourdis. S'agrippant d'une main à un anneau d'amarrage, elle entreprit de s'en défaire, puis vêtue de sa seule robe qui était déjà d'un poids suffisant, elle décida de traverser le fleuve suivant l'ombre projetée par le pont.
Ce fut l'affaire de quelques minutes. En arrivant de l'autre côté, elle dut reprendre souffle avant de se hisser sur la berge : il y avait longtemps qu'elle n'avait nagé et le chagrin avait usé une partie de ses forces.
Le calme de la rive gauche était étonnant. Alors que les Tuileries se changeaient en pandémonium crachant le feu, la fumée, le fracas des meubles brisés ou jetés par les fenêtres, les cris de douleur et de haine, par toutes leurs ouvertures, le quai d'en face était désert. En cherchant un coin pour aborder, Anne-Laure découvrit même un pêcheur à la ligne. Pensant qu'il valait peut-être mieux l'éviter, elle allait se laisser glisser un peu plus bas, mais il se levait, calait sa ligne entre deux pavés et venait vers elle. Il lui tendit la main, d'où elle jugea que ses intentions étaient plutôt pacifiques. C'était un vieil homme dont la barbe blanche se fendait d'un bon sourire :
- Vous nagez bien, dites donc! C'est pas très courant chez les gens d'en face !
- C'est que je suis bretonne et je ne fais pas vraiment partie des gens d'en face comme vous dites. Vous croyez que je peux sortir de l'eau ?
- J'allais vous en prier. Allez, v'nez vous reposer un peu près d' moi ! J'ai là d' quoi vous réconforter, ajouta-t-il en sortant de l'eau une bouteille qu'il y avait mise à rafraîchir au bout d'une ficelle.
Avec reconnaissance, elle se laissa tomber auprès de lui dans une flaque de soleil et accepta le gobelet de vin de Suresnes qu'il lui tendait. Elle le vida d'un trait, le rendit et empoigna à pleines mains sa robe de légère soie noire pour la tordre. Elle avait un peu l'impression de rêver. C'était tellement invraisemblable, ce vieil homme qui péchait tranquillement à deux pas d'un carnage. Elle le lui dit:
- Ça vous étonne que je ne sois pas là-bas, avec ces fous criminels à hurler à la mort comme des loups malades ? Mais je n'ai rien de commun avec eux, moi. Et si vous alliez dans d'autres quartiers de Paris vous verriez qu'y a des tas d'gens qui vaquent à leurs occupations et que l'affaire des Tuileries n'intéresse pas plus que moi.
Le pêcheur haussa des épaules encore solides sous la blouse paysanne en toile bleue qu'il portait avec un vieux chapeau de paille.
- Mais ça intéresse qui alors ?
- Dans Paris? L' faubourg Saint-Antoine et le Saint-Marceau surtout, qui sont les plus agités depuis l'affaire de la Bastille. Et puis bien sûr les Jacobins qui n'ont jamais eu qu'une idée, c'est de se débarrasser de ce pauvre Louis XVI qui est pourtant bien brave. Seulement, faut y ajouter les sacrés foutus Marseillais, les gars du Nord et ceux qu'on appelle les Allobroges qui traînent après eux toute une racaille. En dehors de ça, tous les Parisiens sont pas là, tant s'en faut ! La seule chose qui me tourmente c'est ce qu'ils vont bien pouvoir faire du Roi et d' ses petiots. Un si bon homme ! De si beaux petits !
Il en parlait comme s'ils étaient de sa famille.
- Vous les connaissez? demanda Anne-Laure qui, à présent, tordait ses cheveux et les étalait pour les faire sécher, le grand bonnet de mousseline étant resté dans la Seine.
- Pour sûr. Ils sont venus souvent voir, à Versailles quand je travaillais au grand potager que jadis M. de la Quintinie avait si bellement installé. Je m'occupais des espaliers. Fallait voir les petits mordre dans mes abricots ! Et le Roi donnait pas sa part au chat ! Qu'est-ce qu'il peut être gourmand le cher homme !
- Et vous habitez toujours Versailles ?
- Oh non ! J'aurais trop de peine ! Cette grande carcasse vide ! J'ai un petit bien à Vaugirard et j'y vis tranquille avec mes souvenirs; quand il fait beau, j' viens pêcher ici parce que le coin est bon... sauf quand des jolies dames viennent y faire trempette.
- Oh pardon! s'écria Anne-Laure. Je vous ai dérangé !
- C'est rien ! J'avais bien un peu de distraction, depuis c' matin. Et, au fait, où est-ce que vous alliez comme ça en prenant le chemin de l'eau?...
- Chez moi. J'habite rue de Bellechasse... J'espère y retrouver mon mari...
- Ah !... eh bien, si ça va mieux, allez vite ! C'est pas loin, et c'est tranquille! Mais si vous aviez besoin d'aide vous m'trouverez toujours ici quand il fait beau, ou chez moi. C'est tout au bout d' la grand-rue à Vaugirard. Un petit clos avec des vignes et j' m'appelle Honoré Guillery... Mes voisins m' disent " Compère Guillery " à cause de la chanson.
La jeune femme se leva et spontanément tendit la main à ce vieil homme si chaleureux. Il lui avait fait beaucoup plus de bien encore qu'il ne le croyait.
- Merci !... Merci beaucoup, Monsieur Guillery ! Moi, je suis...
- Ne le dites pas ! J' veux pas le savoir. Quand on ne sait pas ça évite de mentir. Mais si vous voulez un conseil, vous devriez partir! C'est pas fait pour les petites jeunes dames des arias comme ça, ajouta-t-il en désignant le château qui disparaissait presque sous une épaisse fumée. Et, malheureusement, ça n' fait que commencer, j'en ai bien peur ! Alors mettez-vous à l'abri !
- C'est ce que je vais essayer de faire... Encore merci !
Un peu réconfortée, à la fois par le vin de Suresnes, la sympathie de l'ancien jardinier et même le bain forcé qui l'avait rafraîchie, Anne-Laure ramassa sa longue jupe encore humide et, sans se soucier de ses cheveux qui dansaient sur son dos, elle prit sa course vers la rue de Bellechasse. La distance n'était pas longue, pourtant elle était hors d'haleine en arrivant à destination et sentait la fatigue d'une nuit blanche suivie de deux exercices violents.
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