En entrant dans la cour elle ne vit personne, ni dans la loge du gardien ni près des écuries dont les portes, ouvertes en grand, montraient qu'elles étaient vides. L'hôtel aussi semblait désert : ni Sylvain, ni la cuisinière, ni même Bina ne répondirent à son appel. Peut-être étaient-ils allés tous vers ce spectacle inhabituel d'un palais livré au saccage ? Étreinte cependant d'une vague angoisse, elle parcourut toutes les pièces du rez-de-chaussée, descendit aux cuisines, remonta au premier, passant dans toutes les chambres en évitant la sienne. Le tout était parfaitement en ordre, donc aucune attaque n'avait fait fuir les habitants. Ce fut seulement en atteignant l'appartement de son époux qu'elle trouva quelqu'un : Josse en personne, déjà vêtu d'habits de voyage, en train d'achever de remplir un sac.

En le voyant, elle laissa échapper un soupir de soulagement en s'appuyant contre la porte refermée.

- Dieu soit loué vous êtes là!... Vous avez dû m'entendre ? Pourquoi ne m'avoir pas répondu ?

- Je n'ai pas le temps, ma chère! Je suis pressé... très pressé même!

- Vous partez? Où allez-vous?

- Je ne puis vous le dire... oh, après tout, c'est sans importance pour vous : je vais rejoindre le comte de Provence qui m'appelle !

- Le frère du Roi ? D'où vient qu'il ait tellement besoin de vous ?

- Nous sommes liés depuis longtemps déjà ! En outre, c'est le seul de la famille capable de restaurer la monarchie qui vient de s'écrouler sous nos yeux. Cela dit, je suis heureux de voir que vous avez pu vous échapper du château...

- Pas grâce à vous, en tout cas ! Pourquoi être parti sans moi ? Je vous ai cherché mais l'on m'a dit que vous aviez... fui.

- C'était la seule chose intelligente. Rien de plus stupide que de se faire tuer pour une coquille vide. Quant à vous, je n'ai pas eu le temps de courir après vous. Ce que j'ai pu apprendre m'a très vite fait comprendre où était mon devoir...

- Et... à présent, vous émigrez? Si pressé que vous soyez, vous me donnerez bien le temps de me changer et de prendre quelques affaires ?

Il lui jeta un regard rapide :

- Tiens, c'est vrai, vous êtes mouillée. D'où sortez-vous donc ? Il ne pleut malheureusement pas.

- De la Seine que j'ai dû traverser à la nage pour échapper aux massacreurs... Vous voyez bien qu'il vous faut m'accorder un instant...

La réponse claqua comme un coup de feu :

- Non. Je dois partir seul. Le chemin que je vais prendre est périlleux mais le serait plus encore pour un couple. Vous allez devoir rester ici quelque temps et je vous appellerai plus tard...

Envahie par un affreux chagrin, elle le regarda, encore incrédule.

- Vous me laissez seule ici?...

- Vous ne le serez pas longtemps; les domestiques vont rentrer ; ils ont du aller voir le " spectacle "... Soyez raisonnable, Anne-Laure! Désormais, je ne m'appartiens plus. Et, encore une fois, je vous ferai venir plus tard !

Il bouclait son sac quand le roulement d'une voiture se fit entendre dans la rue. Aussitôt, Josse enleva son bagage, prit sur un fauteuil le manteau et le chapeau qui attendaient là, s'avança vers sa femme pour lui poser sur le front un baiser rapide. Comme elle ne bougeait pas, pétrifiée qu'elle était devant sa porte, il lui prit le bras :

- Allons, soyez raisonnable! s'écria-t-il avec impatience, il faut absolument que je m'en aille là où mon devoir m'appelle !

Elle se dégagea avec irritation :

- Votre devoir ? Est-ce qu'il n'est pas auprès du Roi ? Du seul que nous ayons jusqu'ici : il n'est pas mort, que je sache, et il a certainement plus besoin de vous que Monsieur son frère ! Et je vous croyais ami de la Reine ?

Il haussa les épaules avec, sur son beau visage arrogant, un sourire de mépris :

- Ni l'un ni l'autre ne valent qu'on meure pour eux!

- Et l'enfant, le petit Dauphin? C'est lui qui succède si le Roi meurt et...

- Je ne suis pas certain qu'on lui laissera le temps de grandir. D'ailleurs, Monsieur est persuadé que c'est un bâtard de Fersen ! Allez-vous me laisser passer à la fin?...

Lentement, elle s'écarta :

- Vous êtes vraiment un homme odieux!... Pourquoi faut-il que je vous aime...

Mais il ne l'entendit pas! Il courait déjà vers l'escalier qu'il dévala en trombe, laissant à Anne-Laure l'impression que tout s'écroulait autour d'elle. Pourtant, dans sa déception et sa colère elle trouva la force de réagir et s'élança derrière lui. Rien que pour voir qui conduisait la voiture qui venait de s'arrêter...

Elle atteignit la rue juste à temps : son époux refermait la portière d'une berline conduite par un cocher inconnu. Aussi inconnu que la femme assise à l'intérieur et dont un rayon de soleil fit briller une boucle de cheveux dorés. Déjà le cocher enlevait ses chevaux. L'abandonnée eut juste le temps de voir son mari se pencher sur elle pour lui donner un baiser...

Cette fois, Anne-Laure comprit que Josse la rejetait et que, sans doute, elle ne le reverrait jamais. La douleur qui la transperça fut si cruelle qu'elle la ressentit dans tout son corps, comme une vraie blessure, et dut s'asseoir sur l'une des bornes enchaînées qui protégeaient l'entrée de l'hôtel. Elle y resta un long moment, pliée en deux, ses mains pressées sur sa poitrine pour essayer de calmer les battements affolés de son cour, mais personne ne vint lui demander si elle éprouvait le besoin d'un secours quelconque. La rue était déserte et silencieuse comme si le temps venait de s'y arrêter. Personne sur les pavés, personne aux fenêtres! Pas même la silhouette fugitive d'un chat...

Vint le moment où la jeune femme ne supporta plus cette image immobile. Elle rentra chez elle pour retrouver au moins son cadre familier, son petit jardin. Une manière comme une autre de se raccrocher à un passé qui commençait à reculer affreusement vite... Tout à l'heure Bina allait revenir, et Sylvain et Ursule... En dépit de la chaleur de four, Anne-Laure eut froid tout à coup dans ses vêtements mouillés et elle remonta dans sa chambre pour se changer.

C'est alors qu'elle mesura l'étendue de l'infamie de l'homme qu'elle aimait, en voyant son secrétaire forcé, sa cassette à bijoux - elle en avait hérité de fort beaux de sa marraine et, au moment du mariage, sa mère s'était montrée généreuse - grande ouverte et vide. Vide ! Vide aussi le compartiment si habilement caché par l'ébéniste dans la marqueterie du secrétaire, et où elle gardait une petite réserve de louis d'or. Josse avait tout pris, ne lui laissant que ses yeux pour pleurer et ses jambes si elle voulait quitter cette ville devenue folle pour retourner vers sa terre natale : il lui faudrait y aller à pied.

Pendant qu'aux Tuileries se poursuivait le hideux massacre des Suisses dont les cadavres dénudés étaient coupés en morceaux pour en faire d'ignobles trophées, pendant que des mégères vomies par l'enfer se livraient sur leurs dépouilles à une bacchanale effrénée où le vin des caves se mêlait au sang, Anne-Laure de Pontallec, seule dans son hôtel silencieux, attendait le retour de ses serviteurs... Les heures coulèrent sans que personne reparut.

Elle finit par comprendre qu'ils étaient partis sans esprit de retour quand, ayant visité leurs différentes chambres, elle s'aperçut que tous avaient emporté leurs effets personnels et qu'il ne restait rien. Sinon le désordre généré par une sorte de fuite. Mais de ce qui avait causé ce brusque départ elle ne savait rien, n'imaginait rien. Elle était bien trop lasse pour cela !

Trop lasse même pour aller vers le seul ami qui lui restât : le cher duc de Nivernais. D'ailleurs, qui pouvait dire s'il avait pu rentrer chez lui ? Ne faisait-il pas partie des courageux gentilshommes qui accompagnaient la famille royale dans sa marche vers l'Assemblée ?

Ce fut la fatigue qui l'emporta. Regagnant sa chambre, elle céda à la tentation du lit dont les draps frais lui firent soudain l'effet d'un luxe extraordinaire. Elle s'y laissa tomber, épuisée par ce qu'elle venait de vivre, les larmes qui ne cessaient de couler de ses yeux sans même qu'elle s'en aperçût, et tomba dans le sommeil comme une pierre dans un trou.

Elle dormait encore quand, au matin, on vint l'arrêter...

CHAPITRE IV

LE MASSACRE

On lui laissa tout juste le temps de s'habiller.

- Si vous avez de l'argent, prenez-en, conseilla l'un des municipaux qui allaient l'emmener. En prison, on n'a rien pour rien... Ah, je vois, ajouta-t-il en réponse au geste désabusé de la jeune femme désignant l'espèce de mise en scène arrangée par Josse pour faire croire à un cambriolage.

- On l'emmène pas d'abord à la Commune pour être jugée ? demanda son compagnon.

- Non. C'est pas la peine. Elle a été dénoncée comme une des bonnes amies de l'Autrichienne. Elle va directement à la Force...

Dénoncée?... Une amie de la Reine?... Qui avait bien pu déclarer un pareil mensonge? Elle ne croyait pas avoir d'ennemis... Mais au fond, c'était sans grande importance! Et moins encore qu'on l'emmène en prison. Cela représentait sans doute le fond normal de la misère où elle plongeait depuis la veille. Tout ce qu'elle espérait à présent, c'est que cela finisse vite et qu'on la tue rapidement pour aller rejoindre Céline qui devait l'attendre au bord de l'étang de Komer...

Pourtant, et même si elle touchait le fond du découragement, du désespoir, elle se refusa à le laisser paraître. Lorsqu'elle fut prête, elle ouvrit la porte derrière laquelle ses gardiens s'étaient retirés avec une délicatesse bien inattendue :

- Allons, messieurs, je suis à vous !

Et elle passa entre eux, droite et fière dans sa robe noire avec un fichu et des manchettes de mousseline blanche fraîchement repassés, ses cheveux simplement noués par un ruban de velours noir. Quasi fascinés par cette longue jeune femme blonde, les deux hommes la suivirent avec plus de déférence peut-être que si elle avait été la Reine, tant ce jeune visage marqué par la douleur mais redevenu serein les impressionnait. Sans un regard pour la maison qu'elle abandonnait à son tour, elle monta dans le fiacre qui attendait dans la cour en compagnie de deux gendarmes à cheval. Elle eut un sourire de dédain :

- Quatre hommes? Pour une seule femme? N'est-ce pas beaucoup?

- Il y a des femmes plus rudes que des hommes, répondit l'un de ses gardiens. Il vaut toujours mieux prendre ses précautions... surtout avec les amis de l'Autrichienne !

- Elle est toujours la Reine, vous savez ! Même si le mot vous déplaît !

- Ouais ? Eh bien ça ne durera plus longtemps ! Et si vous voulez vivre encore un moment, je vous conseille d'éviter ce genre de réflexions !

Elle haussa les épaules sans répondre. Si c'était un moyen d'en finir plus vite avec la vie, le conseil pouvait être bon...

Et l'on se mit en marche pour traverser Paris sur presque toute sa largeur...

La double prison de la Grande et la Petite Force occupait au Marais, non loin des ruines de la Bastille, l'ancien hôtel des ducs du même nom qui avait été l'un des plus beaux, des plus vastes aussi de la capitale. Celui qui, en en devenant propriétaire l'avait ainsi baptisé avait eu une étrange destinée : enfant, il avait échappé au massacre de la Saint-Barthélémy en faisant le mort entre les cadavres de son père et de son frère. Plus tard, il se trouvait dans le carrosse d'Henri IV au moment où Ravaillac frappait et ce fut lui qui désarma l'assassin dont le couteau a été conservé ensuite par la famille. Comme nombre d'hôtels du Marais, celui-là avait été plus ou moins délaissé. Douze ans plus tôt, en 1780, Louis XVI, qui faisait démolir le Grand Châtelet et le Fort-1'Évêque par trop insalubres, décida d'en faire une prison modèle pour l'époque. La plus grande partie devint la Grande Force, attribuée aux hommes et l'autre partie - la Petite Force -, aux femmes, surtout de mauvaise vie. Depuis la chute de la Bastille, les deux prisons n'avaient plus qu'une seule entrée : une porte basse au fond de la rue des Ballets, une courte artère ouvrant sur la rue Saint-Antoine. Plus question d'y entrer en voiture : il fallait franchir une porte que seules les plus petites tailles passaient sans courber la tête. Quant au nom, il semblait trop de circonstance pour que l'on eût l'idée de le changer.

Ce fut devant cette entrée que l'on fit descendre la ci-devant marquise de Pontallec, mais elle n'eut droit qu'à un bref regard sur la mine rébarbative de l'endroit, les murs gris aux énormes chaînages de pierre, aux petites fenêtres sales défendues par d'épais barreaux. Tenant sans doute à faire montre de zèle, ses gardiens, qui jusque-là s'étaient montrés convenables, l'empoignèrent chacun par un bras et la précipitèrent sous le linteau surmonté d'une imposte grillée. Derrière, il y avait un couloir avec deux guichets successifs. Le premier ouvrait sur le corps de garde et le second sur les bureaux du greffe d'où l'on passait sur une petite cour partagée en deux, sur lesquelles donnaient d'abord les fenêtres dudit greffe et ensuite le logement du concierge. A partir de là, les bâtiments bas de l'entrée faisaient place à des murs très élevés percés de petites fenêtres grillées. Au-delà, une grande cour plantée d'arbres où l'on accédait à la Petite Force qui n'était pas plus avenante. C'est là que l'on conduisit Anne-Laure après qu'un fonctionnaire hargneux l'eut inscrite sur le livre d'écrou en l'insultant copieusement. Il lui fallut subir les plaisanteries graveleuses du corps de garde. Elle éprouva un réel soulagement quand, parvenue à destination, on la remit à une femme d'une quarantaine d'années, d'aspect sévère mais polie et convenablement vêtue, qui l'accueillit d'un simple signe de tête et la conduisit vers sa " chambre ", un cachot du rez-de-chaussée, mal éclairé par une sorte de lucarne grillée et haut placée, meublé d'un vieux matelas de paille, d'un escabeau, d'une cuvette et d'un seau de toilette.