- Vous ne resterez pas seule longtemps, dit cette femme qui s'appelait Mme Hanère. Depuis hier on nous amène du monde. Surtout chez les hommes bien sûr, mais les femmes vont arriver...

- Qui a-t-on arrêté jusqu'ici ?

- Des gens des Tuileries naturellement, quelques serviteurs comme Weber, le frère de lait de la... de Marie-Antoinette. Des officiers aussi comme le commandant des Tuileries ou des gardes du corps du comte de Provence...

- Mais celui-ci est parti depuis longtemps! Il n'avait plus besoin de gardes.

- Que voulez-vous que je vous dise ? Il y a sûrement des amis à vous dans tout ce qui nous arrive.

- Je n'allais jamais aux Tuileries. Sauf hier. J'y connaissais fort peu de monde...

- Vous êtes pourtant accusée d'être une grande amie...

- De la Reine ? C'est tout juste si elle savait qui j'étais, mais je lui suis tout de même dévouée depuis qu'elle connaît le malheur...

- Vous avez pitié d'elle ?

- Oui, parce qu'elle tremble pour ses enfants...

- Vous en avez ? vous êtes bien jeune pourtant.

- J'avais une petite fille, je l'ai perdue il y a un mois...

- C'est pour ça que vous êtes en deuil ? Pardonnez-moi si je vous ai paru indiscrète. Moi aussi j'ai une fille et... si vous avez besoin de quelque chose, ajouta-t-elle très vite, faites-le-moi demander par Hardy, le guichetier. C'est un brave homme. Il ne vous tourmentera pas.

- Je vous préviens : je n'ai pas d'argent. On m'a pris tout ce que j'avais... mais je n'ai besoin de rien.

Le regard pensif de Mme Hanère s'attarda sur cette toute jeune femme qui semblait revenue de tout. Sa voix se fit plus douce :

- En prison on a toujours besoin de quelque chose. Une femme surtout... Je reviendrai vous voir.

Elle allait sortir quand Anne-Laure la retint :

- S'il vous plaît, madame, sauriez-vous me dire si le duc de Nivernais est ici ?

- Non, il n'y est pas mais cela ne veut pas dire qu'il n'y viendra pas. En outre, d'autres prisons se remplissent : l'Abbaye, les Carmes, etc. Mais je croyais que vous ne connaissiez personne ?

- C'est mon seul ami et c'est aussi un vieil homme.

- J'essaierai de savoir...

Il y eut le cliquetis des clefs et des verrous puis plus rien. Anne-Laure qui souhaitait avant tout le silence, se retrouva dans une semi-obscurité - le soleil ne pénétrait pas dans sa cellule - où dominait une odeur de moisi et habitée par tous les échos, non seulement d'une prison où les braillements du corps de garde et les bruyantes allées et venues devaient s'entendre depuis la défunte Bastille, mais encore de la rue Saint-Antoine voisine où il semblait que se déroulât une perpétuelle bacchanale. Quand on ne hurlait pas l'affreux " Ça ira! " on criait des menaces de mort contre la famille royale, le duc de Brunswick et les prisonniers que l'on ne cessait d'amener. Le tout mêlé à des acclamations vibrantes à l'adresse de Danton, Marat et Robespierre, devenus les hommes d'une situation que l'on espérait bien voir se prolonger indéfiniment.

La prisonnière s'efforçait de ne rien entendre, de dormir le plus possible. N'ayant jamais été fort pieuse, elle l'était moins encore depuis la mort de Céline et ne priait guère sinon pas du tout. Elle attendait seulement que sa porte s'ouvrît et que l'on vînt la chercher pour la conduire vers quelque échafaud. Ce serait un moment horrible sans doute, mais ensuite, quelle délivrance !

La porte s'ouvrit enfin, le dixième jour, pour livrer passage à une dame si digne et si fière qu'elle faillit lui demander ce qu'elle faisait là : c'était la marquise de Tourzel qui venait partager sa captivité et qui ne cacha pas sa surprise en la reconnaissant :

- Madame de Pontallec? Mais comment êtes-vous arrivée ici ? Ma fille Pauline m'a dit vous avoir vue vous jeter dans la Seine et probablement vous y noyer puisque l'on n'a plus rien su de vous. Madame Royale qui vous a prise en amitié était en peine et vous réclamait...

- Ce que vous me dites est infiniment doux à entendre, madame, et vous me voyez désolée d'avoir ajouté sans le vouloir à ses tourments. J'ai pu m'enfuir en effet parce que je sais nager depuis l'enfance, mais cela ne m'a servi de rien. Le matin suivant j'ai été arrêtée chez moi, rue de Bellechasse, comme amie de la Reine.

- Cela n'a pas de sens ! l'amitié de Sa Majesté était trop fraîche pour atteindre la renommée! Il est vrai que le marquis était des fidèles!... L'a-t-on pris, lui aussi ?

Anne-Laure, gênée, détourna les yeux :

- J'espère que non. Il est parti rejoindre Mgr le comte de Provence qui l'a fait appeler...

- Ah!

Comprenant que sa jeune compagne n'avait pas envie d'en dire davantage, la gouvernante des Enfants de France n'insista pas. Un silence passa, qu'Anne-Laure rompit pour mieux abandonner le sujet :

- Mais vous-même, madame, et mademoiselle Pauline ?

- Après votre plongeon, ma fille et Mme de Tarente ont été conduites au district des Capucines pour être interrogées. Là, le courage de la princesse leur a valu d'être relâchées et elles sont allées passer la nuit chez la duchesse de La Vallière, grand-mère de Mme de Tarente. Le lendemain, Pauline, accompagnée de son frère, a réussi à me rejoindre aux Feuillants où, dans cette première prison de la famille royale, j'étais malade d'inquiétude à son sujet. Le surlendemain, 13 août, nous étions autorisées avec Mme de Lamballe à accompagner nos chers souverains au Temple où on les a enfermés. Pour la première nuit, on nous a tous entassés dans l'appartement de l'archiviste de l'ordre de Malte, M. Barthélémy. Pauline a couché dans la cuisine auprès de Madame Elisabeth. Et nous sommes restées là jusqu'à la nuit dernière, assumant de notre mieux notre service auprès de Leurs Majestés.

- Et la nuit dernière, qu'est-il arrivé ?

- Vers minuit, nous avons entendu frapper. A travers la porte de notre chambre on nous a signifié, de la part de la Commune de Paris, l'ordre d'enlever du Temple la princesse de Lamballe, ma fille et moi. Je vous laisse à penser ce que purent être nos adieux à la famille royale. Aucun lien du sang ne pourrait nous faire plus proches ! Ensuite, on nous a fait sortir du Temple par un souterrain éclairé aux flambeaux et monter dans un fiacre qui nous a conduites à l'Hôtel de Ville. Pendant des heures nous avons attendu puis comparu sur une sorte d'estrade et devant une foule pour un interrogatoire... grotesque, à la suite duquel nous avons été menées ici... et séparées ! Séparées, comprenez-vous ? C'est là le plus affreux ! Ma fille, si jeune, jetée au fond d'un cachot comme celui-ci, aux prises avec les monstres qui tiennent Paris... Oh, c'est trop... c'est trop!

Et cette femme si fière, si hautaine, qui semblait dépourvue de toute possibilité de plier, se laissa tomber sur un coin du grabat d'Anne-Laure. Elle éclata en sanglots désespérés, si violents que sa compagne ne tenta rien pour les apaiser, devinant confusément que ce brutal relâchement des nerfs et d'une volonté tendue trop longtemps ferait du bien à cette pauvre mère. Elle se contenta d'aller s'asseoir près d'elle et d'attendre.

Mme de Tourzel pleurait encore quand Hardy, le geôlier, entra, trimballant une nouvelle paillasse qu'il déposa dans un coin. Après quoi, il vint se planter devant la femme en larmes.

- Faut pas pleurer comme ça ! dit-il. C'est pour vot' fille que vous vous faites du souci, mais elle est pas si mal que ça : elle est dans le cabinet juste audessus de vous... et je lui ai prêté mon petit chien pour qu'elle ne soit pas trop seule.

Anne-Laure vit alors ce qu'elle n'aurait jamais cru possible. La gouvernante des Enfants de France prit la grosse main rude de cet homme et la baisa comme elle aurait fait de celle d'un évêque. Ensuite ses larmes cessèrent et elle se sentit mieux. Surtout quand ce brave homme, vraiment compatissant, apprit aux prisonnières qu'elles allaient avoir la visite de Manuel, le procureur de la Commune.

- Vous n'aurez qu'à lui demander de vous réunir à votre fille, conseilla-t-il.

Et, de fait, après la visite du personnage, Mme de Pontallec se retrouva seule, mais pour peu de temps : la prison s'emplissait et il n'était plus possible d'attribuer une cellule à chaque prisonnier ou prisonnière. Les femmes de chambre de la Reine étaient toutes entassées dans une même pièce; Mme de Tourzel et Pauline avaient rejoint la princesse de Lamballe qui avait un logis un peu meilleur que les autres et, vers la fin du mois d'août, Anne-Laure, assez confuse et d'autant plus gênée que la chaleur qui écrasait Paris depuis des semaines ne cédait pas, y fut conduite à son tour. Elle craignait aussi de regretter une solitude où elle pouvait cultiver ses idées noires tout à loisir; pourtant l'accueil qu'elle reçut des trois femmes lui réchauffa le cour.

- Quelle joie de vous revoir, ma chère ! lui dit Mme de Lamballe comme si elle était une amie de longue date. Comme vous pouvez le voir, nous avons rendu cette chambre moins mauvaise que les autres et nous sommes heureuses de pouvoir la partager avec vous.

Le moins mauvais venait de ce que le soleil entrait par la fenêtre plus grande et moins grillagée que les autres. Il séchait les quelques pièces de lingerie étendues sur une ficelle qui allait d'un barreau à une chaise. Ces dames les avaient lavées à la cuvette commune. Il y avait aussi des lits de camp et quelques sièges rustiques. En outre, depuis le Temple, la Reine avait pu envoyer à ses amies les quelques objets personnels qu'on leur avait permis d'emporter. Mme Hanère pourvoyait au reste, encouragée peut-être par l'or que le vieux duc de Penthièvre, attaché par des liens paternels à sa charmante belle-fille et fort inquiet de son sort, avait pu faire passer de son château normand. Quand on se souvenait de Versailles et même des Tuileries, tout cela était misérable, mais ces femmes à l'âme bien trempée savaient se plier à ce qu'elles appelaient la volonté divine. Elles occupaient leur temps en priant, en évoquant les souvenirs du bel autrefois et en travaillant à des ouvrages de broderie qui étaient dans leurs affaires.

Anne-Laure s'intégra sans peine à ce petit groupe. Pour la douce et fidèle Lamballe, la bienveillance marquée par sa reine à cette quasi-inconnue suffisait pour qu'elle l'aimât ; quant aux dames de Tourzel, elles avaient pu mesurer son courage. Avec un certain étonnement, elle se découvrit une faculté d'adaptation qu'elle ne se connaissait pas et, au contact de ses compagnes, elle prit tout naturellement ce grand ton de cour que nul - Josse moins encore que quiconque ! - n'avait pris la peine de lui inculquer et qui se révélait une sorte d'armure protectrice. Hélas, cette réconfortante intimité, cet îlot chaleureux au milieu d'un océan de désastres, ne dura guère. Tout autour d'elles, la tempête faisait rage, encore amplifiée par la chute de Longwy aux mains des Prussiens, après un siège d'une douzaine d'heures. Une pure formalité ! La Commune et le peuple hurlèrent à la trahison, les meneurs, Danton, Robespierre et Marat, faisaient arrêter sans désemparer tout ce qui semblait un tant soit peu suspect. Les prisons regorgeaient au point qu'on en créait d'autres : ainsi les quelques Suisses ayant échappé par miracle au massacre des Tuileries étaient enfermés dans les caves du Palais-Bourbon. A la Force, il y avait tant de monde que certains couchaient dans la cour où les " dames " avaient eu, pendant quelques jours, la permission de se promener. Depuis le 10 août, on avait installé, sur la place de Grève et au détriment de quelques serviteurs du Roi, la fameuse machine à décapiter qui n'avait jamais été l'ouvre du Dr Guillotin. C'était celle d'un facteur de clavecins nommé Tobias Schmidt et son inauguration, en quelque sorte, avait eu lieu quatre mois plus tôt, le 15 avril 1792, pour l'exécution d'un voleur nommé Jacques Pelletier... Et, malheureusement, ce spectacle d'un nouveau genre attirait beaucoup de monde. Même si on le jugeait un peu expéditif !

Quoi qu'il en soit, le mois d'août s'acheva...

Au soir du 2 septembre, un nouveau vacarme emplit la prison. Par Hardy, on sut que la Commune avait ordonné de faire sortir de la Force les prisonniers pour dettes, les filles publiques et les femmes de chambre de la Reine, Mmes Bazire, Thibauld, de Saint-Brice et de Navarre. Les quatre prisonnières s'en réjouirent : se pourrait-il que les monstres s'humanisent et qu'il y ait encore un peu d'espoir de continuer à vivre ? A l'exception d'Anne-Laure qui n'en disait rien d'ailleurs, ce séjour en prison avec toutes ses misères donnait plus de prix à la simple vie de tous les jours. Même la princesse de Lamballe, cependant craintive et angoissée, n'avait plus de crises nerveuses et se portait mieux que jamais. Cette espérance ne dura guère qu'une soirée...