Dans la nuit, alors que l'on venait seulement de s'endormir après avoir dit la prière du soir, on entendit tirer les verrous et un homme entra : un inconnu assez bien vêtu et de figure plutôt aimable qui, après avoir esquissé un salut, s'approcha du lit de Pauline en lui disant :
- Mademoiselle de Tourzel, habillez-vous promptement et suivez-moi...
La réaction de la mère fut immédiate :
- Que voulez-vous faire de ma fille? s'écria-t-elle avec angoisse.
- Cela ne vous regarde pas, madame. Qu'elle se lève et me suive !
En un instant, les deux autres femmes furent debout. Anne-Laure s'approcha de la marquise pour la soutenir, mais déjà celle-ci reprenait son empire sur elle-même. Seule sa voix brisée trahit son désarroi :
- Obéissez, Pauline! dit-elle. J'espère que le Ciel vous protégera...
L'homme alors se retira dans un coin et tourna le dos tandis que l'on aidait la jeune fille, au comble de l'effroi, à s'habiller. Après quoi, elle alla baiser la main de sa mère avant de laisser l'inconnu lui prendre le bras pour l'entraîner tandis que Mme de Tourzel se laissait tomber à genoux pour prier et pleurer.
- Qui peut bien être cet homme? demanda Mme de Lamballe à voix basse. Nous ne l'avons jamais vu ici.
- Cependant, il me semble qu'il ne m'est pas inconnu, répondit Anne-Laure. Quant à savoir où je l'ai vu... Peut-être aux Tuileries? La seule chose qui peut apporter un peu de réconfort est qu'il ne ressemble en rien à ces furieux qui ont jalonné notre chemin jusqu'ici...
- J'espère que vous avez raison et qu'il y a là un signe d'espoir... De toute façon, qui peut en vouloir à une enfant de seize ans ? Reprenez courage, ma chère amie, ajouta Mme de Lamballe en se penchant sur Mme de Tourzel qui ne voulait rien entendre.
- Ah, ma chère princesse, murmura-t-elle enfin avec une profonde douleur, vous n'êtes pas mère. Ce que j'espère à présent, si ma Pauline doit mourir, c'est la faveur de la rejoindre bientôt!...
- Il se peut que vous soyez exaucée plus vite que vous ne pensez, soupira Mme de Pontallec. J'ai le pressentiment que le jour qui va venir ne sera pas bon...
- Alors il faut nous mettre en paix avec Dieu ! s'écria Mme de Lamballe, et lui demander pardon de nos fautes.
Et elle commença à réciter le " Miserere "...
Le reste de la nuit se passa en prières auxquelles Anne-Laure s'associa de bon cour. Le plus beau cadeau que pouvait lui faire le Ciel n'était-il pas de permettre que tout fût fini rapidement?
Elle crut bien que l'instant était venu quand, à six heures du matin, le geôlier tout effaré entra, suivi de six hommes armés de fusils, de sabres et de pistolets qui fouillèrent un peu partout, vinrent regarder les trois femmes sous le nez avant de repartir sans rien emporter mais en grommelant des injures. Il n'y en eut qu'un qui ne dit pas un mot mais, sortant le dernier, il regarda Mme de Lamballe avec insistance, puis leva les yeux et les mains au ciel.
- Inutile de pleurer davantage, ma chère Tourzel! dit celle-ci. Nous allons mourir, cela ne fait plus aucun doute pour moi. Songeons seulement à rassembler notre courage et à finir dignement!
Le bruit sinistre et déjà trop connu d'une foule qui s'assemble et gronde se leva presque aussitôt. En montant sur le lit de Mme de Lamballe, on pouvait atteindre celle des deux fenêtres qui donnait sur la rue. Anne-Laure aperçut un attroupement considérable, hérissé de piques et de sabres. Elle vit aussi, dans la maison d'en face, un homme qui la couchait en joue. La balle fracassa le carreau, mais l'instinct de conservation l'avait déjà fait sauter à terre.
- Vous avez raison, princesse, dit-elle avec un sourire qui donna aux deux autres une haute idée de son courage. Je crois vraiment que nous allons mourir...
Et elle s'efforça de faire une toilette plus soignée encore que de coutume, imitée en cela par ses deux compagnes...
La porte se rouvrit vers onze heures sur une petite armée. Elle venait chercher Mme de Lamballe mais ses deux compagnes refusèrent de la quitter. On ne se fit d'ailleurs pas prier pour les emmener parce que l'on prit ensuite la décision de rassembler toutes les prisonnières dans la grande cour où elles rejoignirent les hommes. Il y avait là des gens à bonnets rouges, à mine féroce, qui regardaient les prisonniers sous le nez en agitant des couteaux. Il y avait parmi eux quelques personnages plus acceptables, dont la présence semblait contenir les premiers comme des dogues au bout d'une laisse. A l'un de ceux-là, Mme de Lamballe demanda :
- Ne pourrions-nous avoir un peu de pain et un peu de vin ? Nous n'avons rien pris depuis hier et je me sens faible tout à coup...
Quelqu'un ricana :
- Tu t' sentiras plus faible encore tout à l'heure quand on t'aura jugée ! Parce que t'es là pour ça, figure-toi !
- Je n'ai rien à me reprocher. Je n'ai donc rien à craindre d'un jugement...
L'autre lui brandissait déjà son poing sous le nez quand un homme à la mine sévère, tout vêtu de noir, s'interposa :
- Ça suffit, citoyen ! Elle n'est pas encore jugée. Personne ne doit molester les prisonniers avant le tribunal !
La princesse eut un morceau de pain et un gobelet de vin qu'elle partagea avec ses deux compagnes. Anne-Laure voulut refuser mais, observant ce qui se passait, elle finit par accepter comme elle aurait accueilli tout ce qui parviendrait à relever son courage car elle admettait volontiers qu'il allait lui en falloir. D'après ce qu'elle comprit, le " tribunal " siégeait au greffe de la prison. A des intervalles de cinq à sept minutes, deux hommes, aussi affreux et vigoureux que pouvaient l'être des valets de bourreau, venaient s'emparer d'un prisonnier : ils l'attrapaient chacun sous un bras pour le traîner avec le maximum de brutalité vers la porte basse et noire qui conduisait au greffe et à la sortie de la Force. Mais jamais on n'en ramenait aucun. En outre, il était difficile de croire qu'on les libérait ensuite car, selon les mêmes laps de temps, se faisaient entendre les rugissements féroces de la foule qui battait les murs de la prison et qui, parfois, couvraient à peine des cris d'agonie...
- On va tous nous massacrer, remarqua-t-elle. Constatation paisible qui fit évanouir aussitôt une jeune et jolie femme proche d'elle, l'épouse du premier valet de chambre du Roi, qui se nommait Mme de Septeuil. Mme de Tourzel se hâta de lui porter secours. Elle en terminait juste quand on vint chercher Mme de Lamballe...
La princesse devint aussi blanche que son fichu et tourna vers ses compagnes ses beaux yeux bleus que la terreur agrandissait :
- Priez pour moi!... Et que Dieu vous garde! cria-t-elle tandis que les deux préposés empoignaient ses membres fragiles.
- Mon Dieu ! murmura Mme de Tourzel, faites qu'ils aient pitié !
En fait, elle n'y croyait pas. Comme sa fille, comme Anne-Laure, elle savait que Mme de Lam-balle était considérée comme la " conseillère " de la Reine et donc vouée à l'exécration publique. La douceur, le charme et la beauté de la pauvre femme désarmeraient-ils le " tribunal " ? Mme de Tourzel était trop réaliste pour en douter et sa dernière compagne pensait comme elle sans le dire. Quelques minutes plus tard, en effet, l'énorme clameur qui se fit entendre au-dehors leur donna raison : on était en train de massacrer la princesse. D'un même mouvement, elles se signèrent. Quelqu'un, alors, s'approcha de Mme de Tourzel et murmura :
- Tenez-vous tranquille ! Votre fille est sauve !
Une extraordinaire expression de bonheur irradia le visage sévère de la gouvernante des Enfants de France, mais Anne-Laure n'eut pas le temps de s'en réjouir. Son tour était venu. Les deux huissiers du tribunal qui, sans doute pour entretenir leur courage, puaient la vinasse à plein nez, voulurent s'emparer d'elle. La jeune femme se dégagea sans trop de peine parce qu'ils étaient ivres :
- Lâchez-moi ! Je peux marcher seule ! Contentez-vous de m'accompagner!
- Pas... pas question! fit l'un d'eux. Les mijaurées, on sait... hic... les traiter! C'est... hic!... pour toi comme pour les autres! Allez!... On y va!
Il fallut bien en passer par là car les deux poivrots eurent aussitôt du renfort ; ce fut remorquée par quatre braillards plus ou moins avinés qu'Anne-Laure franchit la porte basse et pénétra dans le greffe. Elle remarqua avec horreur cinq hommes aux bras nus et tachés de sang qui, armés de lourdes bûches, se tenaient plaqués contre le mur extérieur de la prison. Elle se sentit pâlir. Souhaiter mourir est une chose, mais le visage de la mort pouvait être terrifiant...
La salle était pleine de monde et il y faisait étouffant. Derrière une longue table siégeaient une dizaine d'hommes de mauvaise mine : un " président ", huit " assesseurs " et un accusateur siégeaient là. Devant eux des gobelets de vin et des reliefs de repas. Les oreilles bourdonnantes, le cour soulevé de dégoût, la ci-devant marquise de Pontallec réussit par un miracle de volonté à se tenir debout et droite en face de ces gens qui se voulaient des juges. Un semblant de procédure commença. On lui fit décliner ses noms, âge et qualités, son adresse aussi, puis l'interrogatoire proprement dit commença :
- Vous avez été dénoncée comme amie " particulière " de l'Autrichienne ! Qu'avez-vous à dire à cela ? demanda le président qui montrait quelques teintes d'éducation.
Anne-Laure n'avait qu'une envie, c'est qu'on la tue très vite ; pourtant, elle ne voulait pas que l'on applique n'importe quelle étiquette sur son cadavre.
- Qu'entendez-vous par " particulière " ? L'homme eut un gros rire et toute la rangée s'esclaffa :
- Vous êtes jeune mais pas idiote, j'imagine ! Et vous savez bien ce que je veux dire ? Une amie avec laquelle on couche !
- Quelle horreur!
Le cri était parti tout seul. Blanche jusqu'aux lèvres à présent mais ses yeux noirs lançant des éclairs, la jeune femme repoussait l'ignoble accusation avec dégoût :
- Quel homme êtes-vous pour oser m'insulter de la sorte! Ne voyez-vous pas le deuil que je porte? Cela devrait vous inciter à un peu de respect!
- Qui est mort ? Votre mari ?
- Non... mon enfant! Ma petite fille de deux ans...
Comme chaque fois qu'elle évoquait Céline, sa gorge se noua sur un sanglot. Sa voix trembla, laissant entendre cette note de vraie souffrance que les plus obtus peuvent comprendre. Un silence se fit dans la salle ; l'accusateur comprit si bien que cette femme était en train de gagner sa liberté qu'il se lança à l'assaut :
- Tout ça c'est des histoires ! Une comédie bien montée pour vous attendrir, citoyens! N'importe qui peut se mettre en noir et faire semblant de pleurer... La question est de savoir si, oui ou non, cette femme est une amie de l'Autrichienne? Un point c'est tout !
On offrait à ces gens une occasion de repousser le bon sentiment qui leur venait; ils s'en emparèrent avec joie puisqu'ils étaient là pour tuer. Le président se carra dans son fauteuil :
- Répondez!
Sachant bien qu'elle jouait sa vie sur un mot, Anne-Laure n'hésita même pas. Avec un dédain souverain, elle toisa cette meute d'égorgeurs et d'assommeurs qui hurlait autour d'elle :
- Oui, lança-t-elle fermement. Une amie pleine de respect et de dévouement!
- Jusqu'où le respect, jusqu'où le dévouement ?
- Jusqu'aux limites qui sont celles de la noblesse et de la fidélité : le sang versé... la mort!
Comme un sauvage chour antique, la foule répercuta le mot avec une violence croissante :
- La mort!... la mort!...
Dans la foule quelqu'un entonna le " Ça ira ! " et le chant féroce emplit la salle, enveloppant la mince jeune femme en noir comme les flammes d'un bûcher :
" Ah ça ira, ça ira, ça ira
Les aristocrates à la lanterne
Ah ça ira, ça ira, ça ira
Les aristocrates on les pendra... "
II fallut attendre que le tumulte cesse pour que le président pût clamer d'une voix de stentor :
- Qu'on l'élargisse !
Anne-Laure l'ignorait, mais ces mots équivalaient à la sentence fatale. Elle le devina cependant au grondement joyeux qui les accueillit. A nouveau, ceux qui l'avaient amenée voulurent s'emparer d'elle, à nouveau elle les repoussa :
- Je saurai mourir sans vous ! dit-elle avant de se retourner pour marcher vers les bourreaux, s'efforçant de masquer les battements affolés de son cour. "Céline... Céline, où es-tu?" appelait son esprit. " Je viens à toi ma chérie !... Aide-moi ! "
Elle allait franchir le seuil quand deux gardes nationaux s'emparèrent d'elle, la soulevant littéralement, et foncèrent vers la sortie en criant :
"Un homme pour le Roi" отзывы
Отзывы читателей о книге "Un homme pour le Roi". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Un homme pour le Roi" друзьям в соцсетях.