- D'ordre du citoyen Manuel, on conduit cette femme à la Commune.
Anne-Laure se sentit emportée comme par un vent furieux et se retrouva face à ce qui lui parut une multitude vomie par l'enfer. A nouveau l'un de ses deux gardes hurla :
- Ordre du procureur Manuel! On doit conduire cette femme à la Commune !
Surpris par cette soudaine clameur, les assom-meurs ajustèrent mal leurs coups. Ceux-ci épargnèrent Anne-Laure et réussirent tout juste à faire tomber l'un des bicornes d'uniforme et à aplatir l'autre dont le propriétaire protesta :
- Bougre d'abruti ! Tu peux pas faire attention ?
- Mais, grogna le tape-dur, on a entendu crier " la mort " et aussi " qu'on l'élargisse ! "
- T'as dû mal comprendre ! En tout cas c'était pas " qu'on l'aplatisse! " Mon bicorne est fichu...
Ce qui fit rire mais, pendant que le garde donnait quelques explications complémentaires sans trop s'occuper de la prisonnière, celle-ci poussait un cri d'horreur et s'évanouissait en découvrant l'insoutenable spectacle qu'offrait l'étroite ruelle.
Contre le mur d'une maison de la rue des Ballets, il y avait un tas de vêtements et, contre un autre mur, les corps nus et sanglants de leurs propriétaires. Le massacre, en effet, s'organisait avec une sorte d'affreux mécanisme : le prisonnier " élargi " tombait sous les bûches des " travailleurs ", après quoi les " déblayeurs " le tiraient inconscient jusqu'au caniveau, le dépouillaient de ses bijoux et de ses effets, puis regorgeaient avant de le jeter sur la pile qui grandissait. Mais le pire était ce qui était arrivé à la pauvre princesse de Lamballe : devant la prison, des mégères se disputaient ses vêtements cependant que son joli corps était exposé sur la borne au coin des rues des Ballets et du Roi-de-Sicile. Un homme lui sciait le cou avec un simple couteau, un autre lui ouvrait la poitrine pour en arracher le cour et un troisième découpait sa toison blonde. Le tout au milieu des clameurs obscènes d'une foule que l'odeur du sang ramenait aux pires instincts. Comprenant que le danger grandissait, l'un des gardes nationaux brandit sous le nez des " assommeurs " un document dont un large cachet de cire rouge était le plus bel ornement et qui impressionna suffisamment pour qu'ils laissent aller le groupe. D'ailleurs, ils ne savaient pas lire !
Traînant la jeune femme inerte plus qu'ils ne l'emportèrent, les soldats gagnèrent en courant la rue Saint-Antoine où ils la jetèrent dans un fiacre qui attendait là. Il était temps : un instant plus tard il eût été impossible de franchir la rue des Ballets, en raison de l'ignoble cortège qui se formait autour des piques portant le cour et la tête charmante de la pauvre princesse dont les longs cheveux blonds pendaient. Suivait le corps mutilé, traîné par les jambes, le dos contre le sol, le ventre ouvert laissant échapper les intestins. Tout ce beau monde voulait aller au Temple montrer à l'Autrichienne comme le bon peuple traitait sa " conseillère "...
- Va vers l'Hôtel de Ville! cria l'un des deux hommes au cocher. Ils vont prendre la rue du Temple et, s'ils nous voient remonter vers la Bastille, ils risquent de nous courir après. Et il y a trop de monde dehors pour prendre le galop sans risques...
- Alors je passe où ?
- Va prendre la rue du Monceau-Saint-Gervais qui arrive sur l'arrière de la maison commune, de là tu passeras sur le quai de la Grève puis par le quai aux Ormes, le quai Saint-Paul et le quai des Célestins, la rue du Petit-Musc, nous rejoindrons la porte Saint-Antoine. La suite tu la connais.
- Bien, monsieur le...
L'homme se retint à temps et se consacra au chemin désigné. Pendant ce temps, à l'intérieur, celui qui venait de donner ses ordres aidait son compagnon à installer plus confortablement leur rescapée qu'ils avaient entassée sans trop de soin dans le véhicule.
- Est-ce que nous ne la ranimons pas? demanda celui qui n'avait encore rien dit.
- Je préfère attendre qu'elle reprenne connaissance naturellement. Le réveil, après ce qu'elle vient de voir, risque d'être agité, voire bruyant. Il vaudrait mieux que nous soyons déjà à l'écart...
- Vous devez avoir raison... Pauvre petite! Si jeune et déjà tellement accablée par le malheur qu'elle voulait mourir...
- C'est vrai. Vous l'avez entendue ? Elle revendiquait hautement une amitié qui n'a jamais existé.
- Il paraît qu'elle a été dénoncée ? Sait-on quel misérable...
- Qui voulez-vous que ce soit sinon le mari? Vous savez aussi bien que moi qu'il n'en est pas à son coup d'essai pour s'en débarrasser ! Votre ami Jaouen vous en a déjà parlé et je vous ai raconté l'affaire de la rue Saint-Sulpice dont il a été l'instigateur...
- Elle n'était pourtant pas bien gênante. Plus effacée qu'elle ne se pouvait trouver...
- Elle ne l'était pas assez pour un homme tombé dans les mains d'une coquine presque aussi redoutable que lui-même et qui en outre guigne depuis longtemps la fortune des Laudren dont celle-ci est la seule héritière depuis la mort de son frère. Ce dernier était mon ami...
- Vous l'aviez connu en Espagne, je crois ?
- En effet. C'était un garçon charmant. Il aurait voulu que j'épouse sa petite sour...
- Que ne l'avez-vous fait?
- La mère ne m'aurait jamais accepté : elle voulait un grand nom breton. Et, de toute façon, le mariage n'est pas pour moi. J'ai beaucoup trop à faire pour m'encombrer d'une femme et les derniers événements donnent à mes projets une nouvelle direction. En tout cas je vous remercie, mon cher Pitou, de l'aide si précieuse que vous m'apportez depuis le début des troubles. Hier en tirant de prison la petite Tourzel et aujourd'hui. Vous êtes adroit, intelligent et assez bon comédien...
- Je suis journaliste, monsieur le baron! Ce sont des petits talents utiles ; j'ai essayé de vous en convaincre lorsque nous nous sommes rencontrés il y a six mois... J'espère de tout mon cour que vous ne les laisserez pas inemployés. Vous servez une grande cause : celle du Roi, et j'aimerais en prendre ma petite part... D'autant que moi et mes pareils des gazettes " bien-pensantes " allons être réduits au chômage sinon pourchassés. Je veux bien mourir de faim mais avant je voudrais servir à quelque chose de valable !
Le baron se mit à rire :
- Vous servirez, je vous en donne ma parole, et plus peut-être que vous ne le voudrez, mais je vous jure que vous ne mourrez pas de faim !
- C'est toujours agréable à entendre mais ne conditionnera pas mon dévouement, vous le savez bien. Ce que nous avons fait hier et aujourd'hui me remplit de joie. Pourtant, si vous le permettez, je voudrais vous poser une question... grave.
- Vous voulez savoir pourquoi nous n'avons pas tenté de sauver la malheureuse princesse de Lamballe ? Parce que c'était impossible, mon ami... Tout était orchestré pour sa perte. D'abord le fait qu'elle est sortie la première de toutes les femmes et que les massacreurs ne pouvaient commettre l'erreur de la confondre avec une autre. Ensuite, ceux qui se sont " chargés d'elle " après qu'elle eut été assommée ne sont pas des anonymes pour moi et je sais d'où ils sortent. Enfin, j'ai reconnu dans la foule, en dépit de son déguisement, son valet de pied préféré, un certain La Marche...
- Mais... vous parlez du duc d'Orléans?
- Pas de nom s'il vous plaît! N'avez-vous pas remarqué que la malheureuse princesse a été arrêtée comme " conseillère " de la Reine. Or le seul conseil qu'elle lui ait donné a été de refuser de recevoir certain prince qui pensait le temps venu d'imposer ses vues politiques. Ce que n'a pu réussir le duc de Penthièvre qui a dépensé une fortune pour sauver sa belle-fille, il nous était impossible à deux de le réussir. Nous nous serions fait écharper pour rien... et nous avons beaucoup à faire car maintenant c'est l'âme même du royaume qui...
Il s'interrompit pour observer celle qu'il venait de sauver. Elle eut soudain un grand soupir et ouvrit des yeux embrumés qui dessinaient la vague silhouette de deux bicornes penchés sur elle... Des gardes nationaux!... Elle les associa aussitôt à l'abominable vision qui lui avait fait perdre conscience. L'épouvante était si profondément gravée dans sa mémoire que celle-ci lui restitua la scène instantanément. Et ce que craignait le baron se produisit : la jeune femme se redressa brusquement tandis que jaillissait de sa gorge un hurlement de terreur, un de ces cris comme on essaie vainement d'en pousser dans les cauchemars. Celui-là fit sursauter le cocher, effrayant même les chevaux dont il eut quelque peine à retenir l'élan brutal. Heureusement, le quai des Célestins et le port aux Pavés que l'on avait atteint étaient déserts : ceux que la peur ne calfeutrait pas chez eux étaient allés au sanglant spectacle du jour. Le cri d'ailleurs s'arrêta net, étouffé sous la main ferme du baron :
- Allons, calmez-vous ! intima-t-il avec autorité. Vous n'avez rien à craindre de nous. Nous sommes des amis...
- Des... amis?
Anne-Laure n'avait plus l'air de très bien savoir ce que ce mot-là voulait dire. Elle regardait tour à tour les deux hommes qui, devinant qu'elle devait se croire encore prisonnière de ses gardiens, enlevèrent leurs chapeaux d'un même mouvement.
- Oui, insista le plus âgé des deux, des amis. Nous vous avons sauvée et nous vous emmenons en sûreté ! Vous comprenez ce que je vous dis ?
- Oui... sauvée... mais pourquoi!
Les deux hommes échangèrent un regard inquiet, traversé par la même pensée : l'abominable spectacle avait-il fait sombrer son esprit?
- Nous en parlerons plus tard, dit le baron avec une soudaine douceur. Quand nous serons arrivés. Pour l'instant, vous devriez essayer de dormir un peu.
Docile, elle se laissa étendre sur la banquette du fond - jusque-là, les deux hommes l'avaient maintenue assise entre eux deux - et ferma les yeux mais ne s'endormit pas. Elle essayait de comprendre ce qui lui était arrivé et par quel tour de magie, au lieu de n'être plus qu'un cadavre sans vie, elle se retrouvait bien vivante, roulant dans une voiture en compagnie de deux gardes nationaux inconnus et dans une direction ignorée. Quand ils s'étaient emparés d'elle pour la sortir de la Force, ils avaient clamé qu'ils l'emmenaient à la Commune mais, ce qu'en entrouvrant les paupières elle pouvait voir défiler par la portière, c'étaient des arbres et de la verdure avec, apparue fugitivement, l'image paisible d'un moulin, toutes choses n'ayant rien à voir avec le centre de Paris. Qui étaient ces gens et pourquoi donc s'étaient-ils donné la peine de la sauver?
Au milieu de toutes les idées un peu incohérentes qui se bousculaient dans sa tête, une notion subsistait : elle connaissait la voix du garde qui venait de lui conseiller l'apaisement ; ce timbre riche, profond et grave, où donc l'avait-elle entendu? Tant d'images trop souvent terribles, tant de cris, tant de sons étaient entrés en elle durant les terribles derniers temps que tout se brouillait... Elle espérait, tout en gardant ses yeux soigneusement clos, que ses compagnons parleraient entre eux mais, peut-être pour ne pas troubler son repos, ils n'échangèrent plus la moindre parole. Elle finit par penser que c'était après tout de peu d'importance et, vaincue à la fois par la lassitude et le balancement de la voiture, elle finit par perdre conscience réellement, ne se réveillant qu'au bout d'un laps de temps impossible à évaluer, quand quelqu'un voulut l'enlever du fiacre.
Elle vit alors que ceux qui la descendaient de voiture étaient deux valets en sobre livrée noire. Le fiacre était arrêté au milieu d'une cour de dimensions moyennes, plantée d'orangers en pots; elle appartenait à une belle maison qui avait dû naître au siècle précédent et dont les hautes fenêtres ouvertes accueillaient largement le soleil. Au seuil, une jeune femme en robe de jaconas blanc rayé de vert surveillait une manouvre que les valets menaient avec une grande délicatesse, mais qui fut vite insupportable à celle qui en était l'objet :
- Posez-moi à terre! ordonna-t-elle. Je peux marcher seule...
Elle avait conscience d'être sale, froissée, portant peut-être encore sur elle les odeurs de la prison et, en face de cette jeune femme brune, aux yeux pensifs, qui venait à elle dans des vêtements respirant la fraîcheur, elle éprouvait une honte bien féminine. Celle qui l'accueillait tendait cependant vers elle des mains déjà chaleureuses en disant :
- Soyez la très bienvenue, madame ! Je suis si heureuse que l'on ait pu vous amener jusqu'ici sans encombre...
" On ", c'étaient les deux gardes nationaux qui semblaient avoir disparu. Anne-Laure s'efforça de sourire :
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