La voix d'Anne-Laure s'éleva soudain, lui coupant la parole avec une note d'exaspération :

- Pourquoi m'avez-vous sauvée, moi?

En même temps elle se levait, incapable de supporter plus longtemps ce qui, pour elle, ressemblait à des propos de salon. Batz fut debout presque en même temps qu'elle :

- J'aurais préféré que vous preniez un peu de repos avant l'entretien que nous devons avoir ensemble mais, si vous vous en sentez la force, nous pouvons l'avoir immédiatement.

- Je préfère!... Pardonnez-moi! ajouta-t-elle à l'adresse des deux autres qui eurent le même geste apaisant,

- En ce cas venez !

Avec un rien d'autorité, il lui prit la main pour la guider, à travers un salon obscur, vers une pièce éclairée par des chandeliers sur la cheminée et une lampe-bouillotte posée sur un bureau chargé de papiers. C'était à la fois un cabinet de travail, une petite bibliothèque et un lieu où le couple se tenait fréquemment, sans doute, puisqu'une petite table à ouvrage s'y trouvait auprès d'un fauteuil sur lequel un tambourin de brodeuse était abandonné.

Le baron avança un siège mais Anne-Laure fit non de la tête, se contentant de s'approcher à toucher le bureau auquel elle s'appuya du bout des doigts, tout son corps raidi dans sa volonté désespérée de ne pas céder à la crise qui tendait ses nerfs à les briser. Elle se contenta de répéter d'une voix blanche :

- Pourquoi m'avez-vous sauvée ?... Je ne le voulais pas.

Batz alla s'adosser à la bibliothèque, croisa les bras sur sa poitrine :

- Je sais. Même la mort affreuse qui vous attendait devant la Force ne vous arrêtait pas... tant vous avez souffert et souffrez toujours ! Mais moi, il fallait que je vous arrache à cette horreur. D'abord parce que je l'avais juré !

- Juré ? A qui, mon Dieu ? Qui se soucie encore de moi?

Elle tourna lentement vers lui des yeux pleins d'incompréhension et de lassitude, mais il y avait des larmes dans sa voix.

- Le duc de Nivernais d'abord, votre vieil ami et le mien. Ses sentiments pour vous sont ceux d'un aïeul et ce n'est pas d'hier qu'il se tourmente à votre sujet. En outre, il se trouve qu'il y a quelques années, étant passé au service de l'Espagne avec la permission de notre roi, j'ai rencontré là-bas votre frère et que nous avions lié amitié. Il parlait souvent de sa jeune sour...

- Vous avez connu Sébastien ? Oh, mon Dieu !... Vous réveillez là les plus doux de mes souvenirs d'autrefois. Mon frère est le seul être, avec ma marraine, qui m'ait témoigné la tendresse que je n'ai jamais reçue de ma mère, mais je ne peux lui en vouloir. La mort de mon père l'avait déchirée, m'a-t-on dit, et l'amour qui lui restait, elle l'a reporté sur un fils dont elle était fière à juste titre. Elle n'en avait plus assez pour moi et, quand nous avons appris le naufrage de son navire, j'ai compris que j'avais cessé d'exister. Elle a conclu mon mariage comme elle mène ses affaires...

- Non, fit durement le baron. Je pense qu'elle mène ses affaires avec plus d'attention qu'elle n'en a accordé à votre futur sinon elle aurait hésité à vous donner à ce misérable.

L'injure souffleta la jeune femme :

- Un misérable? Pourquoi?... Est-ce sa faute s'il ne m'a jamais aimée ? L'amour, est-ce que cela compte d'ailleurs dans les mariages arrangés par nos familles?...

- Apparemment cela comptait pour vous... et, par pitié, ne vous avisez pas de lui chercher des excuses si vous voulez que je garde une bonne opinion de votre intelligence...

- Cela représente-t-il quelque importance ?

- A mes yeux oui... Ainsi l'amour vous a aveuglée au point de refuser d'admettre ce qu'est au juste le noble marquis de Pontallec? On peut ne pas aimer une femme. Cela arrive en effet dans ces unions où l'intérêt prime le cour, mais, si l'on est... je ne dirai pas un gentilhomme, simplement un homme digne de ce nom, on ne met pas tout en ouvre pour l'envoyer à la mort par le chemin le plus direct.

- Où avez-vous pris cela? C'est de la folie...

- Croyez-vous? Alors je vais vous mettre les points sur les i. Pourquoi pensez-vous qu'il avait ordonné à son frère de lait de vous escorter en Bretagne ? Cet homme avait l'ordre de vous assassiner.

- Comment pouvez-vous savoir cela?

- Très simple ! Joël Jaouen, bien que tenté par la république, n'en est pas moins un ami d'Ange Pitou. Il lui a tout dit et l'a prié de veiller sur vous quand il a dû quitter votre maison, sachant bien que le marquis n'hésiterait pas à l'exécuter pour lui avoir désobéi. Mais continuons ! Qui, selon vous, a suscité la petite émeute de la place Saint-Sulpice après vous avoir envoyée - en cabriolet de plus ! - chez le duc de Nivernais sous le prétexte d'une fausse maladie? Émeute dont certain porteur d'eau vous a tirée ?

- C'est ridicule ! Comment mon mari pouvait-il, lui, un royaliste intransigeant, prendre la moindre influence sur une masse populaire ?

- Avec de l'argent et quelques hommes bien entraînés, c'est simple comme bonjour avec un peuple toujours prêt à hurler à la mort après n'importe quoi. Quant au royalisme du marquis, nous en reparlerons tout à l'heure...

- Alors, je pose une autre question : comment avez-vous été prévenu du " danger " que je courais?

- Pitou ! Il avait loué une chambre en face de chez vous. C'est lui qui m'a prévenu. Je poursuis ?

- Je ne vois pas comment je pourrais vous en empêcher !

- J'espérais vous intéresser mais, bref!... reprenons! Votre époux ne vous menait jamais à la Cour. D'où vient qu'il ait jugé bon de vous y conduire quelques heures avant l'émeute qui allait ravager le château ?

- Il voulait que nous soyons ensemble pour affronter ce qui allait se passer. Il disait qu'il ne voulait pas me laisser seule à la maison...

- Mais il vous a laissée tandis qu'il prenait la fuite au moment même où les massacreurs donnaient l'assaut. Je le sais parce que j'y étais et que je n'ai pas eu le temps de vous mettre en sûreté : mon devoir était à la protection du Roi. Entre lui et vous, je n'hésiterai jamais, quel que soit l'intérêt que vous m'inspirez, ajouta-t-il avec une brutalité qui la fit frissonner.

- D'autant que vous ne me devez rien! murmura-t-elle.

- En effet, mais j'ai la mauvaise habitude de tenir ma parole ! Grâce à Dieu - à votre courage aussi ! - vous avez encore échappé à ce piège-là et vous êtes rentrée chez vous. Qu'y avez-vous trouvé ?

Elle aurait voulu mentir, par orgueil, mais il était impossible de résister au regard qui la transperçait. Comme elle ne répondait pas, Batz continua :

- Je vais vous le dire : vous avez trouvé maison vide à l'exception de Pontallec qui achevait ses préparatifs après avoir donné congé, sous prétexte de leur sauvegarde, à vos domestiques. Il a été surpris, sans doute, de vous revoir, et que vous a-t-il dit? Qu'il devait partir?

Elle fit oui de la tête sans rien ajouter.

- Et pour quelle destination ? demanda le baron avec une soudaine douceur.

- Pour rejoindre le comte de Provence. Il a dit aussi qu'il me ferait venir plus tard...

- Et vous l'avez cru ?

- Pourquoi ? Il ne fallait pas ?

- Si. En partie tout au moins. Il a surtout rejoint Mme de Sinceny pour les beaux yeux de laquelle il tient tellement à se débarrasser de vous...

Se souvenant de la femme entrevue dans la berline qui emmenait Josse, Anne-Laure murmura presque malgré elle :

- Il n'a pas eu besoin de la rejoindre : elle est venue le chercher !

- Que dites-vous?

- Que je l'ai vu monter dans une voiture et que dans cette voiture il y avait une femme..., fit-elle d'une voix morne.

- Et vous n'avez rien fait ?

- J'ai couru après lui, figurez-vous, pour le supplier de ne pas me laisser seule, de m'emmener... Que vous fallait-il de plus ? Que je me traîne derrière le fiacre en pleurant?... J'ai pleuré, oui, assise sur une des bornes du portail, seule dans cette rue où il n'y avait plus âme qui vive. A la fin je suis rentrée pour attendre le retour de nos gens. Mais personne n'est venu...

- ... sinon, au matin, les municipaux prévenus qu'une fidèle amie de la Reine se cachait dans un hôtel désert. Prévenus par qui, selon vous ?

Elle releva sur lui un regard effrayé :

- Encore lui... vous croyez?

- J'en suis sûr ! Moi aussi j'ai des relations dans bien des cercles. Malheureusement, quand je l'ai su vous étiez déjà à la Force. Il est difficile de suivre la trace de quelqu'un au milieu d'une ville en révolution. Mais quand vous avez vu que personne ne revenait, pourquoi n'êtes-vous pas allée chercher refuge à l'hôtel de Nivernais? Si étrange que cela paraisse, les quartiers de la rive gauche étaient fort calmes tandis que l'on massacrait puis que l'on fes- toyait aux Tuileries en s'y saoulant sur les cadavres des malheureux Suisses avec le vin des caves du Roi...

- Oh, j'y ai pensé, mais j'ignorais ce que vous me dites et, en outre, je ne savais pas si le duc avait pu rentrer chez lui. Je l'avais aperçu parmi ceux qui escortaient la famille royale se rendant à l'Assemblée. Que pouvais-je faire d'autre qu'attendre? Je n'avais même plus un liard pour aller prendre une diligence et rentrer au moins en Bretagne.

- Comment cela ? Vous n'aviez plus d'argent ?

- Ni argent ni bijoux... Si j'ai été assez bien traitée en prison, c'est grâce à Mme de Tourzel et à Mme de Lamballe auprès de qui j'ai vécu.

A cet instant, les affreuses images enregistrées dans sa mémoire remontèrent d'un seul coup et elle éclata en sanglots...

- Pauvre... pauvre femme!... Qu'avait-elle fait pour mériter cette horreur?...

Mais le baron ne lui permit pas de se noyer à nouveau dans le vertige de mort généré par l'affreuse réminiscence. Il posa une main sur l'une des épaules secouées de spasmes et ses doigts se firent durs pour obliger Anne-Laure à revenir à la réalité :

- Oubliez cela et répondez-moi! ordonna-t-il. Pourquoi n'aviez-vous plus rien? Qui vous avait volée?... Aucun hôtel n'a été pillé ce jour-là.

Elle gémit :

- Vous me faites mal...

- Je veux une réponse. Qui vous a volée? Est-ce... lui encore?

Elle ne répondit pas mais ses sanglots redoublèrent et, la pression de son épaule s'étant desserrée, elle se laissa aller à demi étendue sur le petit canapé, cachant son visage dans un coussin.

Jean de Batz la laissa pleurer un moment pensant que cette débâcle de larmes allait vider l'abcès. Une colère mêlée de pitié l'envahissait devant l'ouvre de destruction d'un homme dont l'égoïsme était la seule religion. Quel gâchis, mon Dieu, et, à ce gâchis, était-il encore possible de porter remède? Était-il encore possible d'offrir une raison de vivre à cet être de dix-neuf ans mené avec une froide cruauté aux limites du désespoir ? Il ne croyait pas le mal si grand. Pourtant, il fallait continuer d'y porter le fer :

- Et c'est pour ça que vous vouliez mourir?... Je veux dire : pour ce genre d'homme? Tenez, buvez cela!

Se redressant à demi, elle vit qu'il lui tendait un petit verre plein d'une liqueur verte à reflets dorés :

- Qu'est-ce?

- Un élixir que font les Chartreux. Buvez ! Vous vous sentirez mieux!

Elle obéit machinalement, surprise par le goût à la fois fort et doux de ce sirop piquant aux suaves odeurs de plantes. Et, en effet, elle se sentit un peu mieux. Un coup de vent s'était engouffré dans la pièce, éteignant plusieurs chandelles que le baron ralluma après avoir fermé la fenêtre :

- Nous allons avoir de l'orage, constata-t-il en revenant vers la jeune femme auprès de laquelle il s'assit. Vous ne m'avez pas répondu : c'est pour lui que vous vouliez mourir?

- Pas uniquement. J'ai toujours su, je crois, que Josse ne m'aimait pas, mais après la... le départ de notre petite fille, j'ai voulu revenir vers lui en dépit de ce que m'a dit Jaouen et que je n'ai pas cru. Ma place normale était auprès de mon époux; j'espérais qu'avec les temps difficiles il se rapprocherait de moi. Je n'avais plus que lui d'ailleurs. Et puis... il y a eu tout ce que vous savez... et que je devinais confusément... Son départ et ce que j'ai découvert ensuite m'ont... convaincue de ce que j'étais et serais toujours pour lui : une étrangère. Je souffrais déjà tellement de la perte de mon enfant. Cela m'a achevée... La prison m'a laissé espérer que j'en finirais bientôt et que je pourrais rejoindre enfin Céline...

- Une forme de suicide en quelque sorte ? Vous n'êtes pas chrétienne ?

- J'ai été baptisée, j'ai fait ma première communion, mais je n'ai jamais été assidue aux autels et...