- Et ce n'est pas d'une importance extrême pour vous, n'est-ce pas?... A présent, regardez-moi et répondez-moi franchement : après ce que vous avez vu de la mort ce tantôt, vous voulez toujours mourir ?

- Je n'ai plus une seule raison de souhaiter continuer à vivre. Voilà pourquoi je pense que vous auriez dû sauver quelqu'un d'autre...

- Et la vengeance ? Ce n'est pas une raison de vivre? Vous n'avez pas envie de faire payer à Pontallec ce qu'il vous a fait ?

Elle haussa les épaules avec un petit rire sans gaieté :

- Il sera toujours le plus fort ! Soyez assuré que si je tentais quoi que ce soit contre lui ce serait encore lui qui gagnerait...

- Ainsi, il vous est indifférent qu'il jouisse de votre fortune avec une autre après vous en avoir dépouillée ?

- Ma seule fortune réelle est sous une dalle dans la chapelle de Komer...

Batz eut un geste d'impatience. Pour cet homme d'action, une acceptation aussi totale d'un destin misérable avait quelque chose de monstrueux. Pour cette jeune créature - plutôt jolie même si elle ne semblait pas s'en soucier -, la férule d'un maître était-elle indispensable ?

- Et les autres? reprit-il? Est-ce qu'ils comptent pour vous ?

- Les autres ? Quels autres ?... Pendant les quelques jours passés en prison je me suis prise d'amitié pour mes compagnes de geôle. Et vous avez vu ? La princesse de Lamballe mise en pièces et sans doute qu'à l'heure actuelle Mme de Tourzel en a subi autant...

- Non. Pauline est libre et sa mère va l'être... Ce qui ne veut pas dire qu'elles vivront longtemps. La pire forme de révolution est sur nous et nous sommes tous des morts en sursis, mais, au moins si nous tombons ce sera en combattant. Il me paraît stupide de se donner à soi-même une mort qui ne demande qu'à nous prendre. Vous voulez mourir? Soit, j'y consens mais pas comme un mouton à l'abattoir !

- Que puis-je faire alors ?

- Je vous le dirai en temps utile. Car vous pouvez servir peut-être à préserver d'autres vies. Tenez, je vous propose un marché !

- Un... marché ? fit-elle avec un dédain méfiant.

- Le mot vous choque ? Disons un pacte si vous préférez. Donnez-moi votre parole de ne pas attenter vous-même à vos jours et je vous fournirai l'occasion de mourir noblement.

- Comment l'entendez-vous ?

- Oh, c'est simple. Je vous ai sauvée aujourd'hui ?

- Oui.

- Partons de ce principe que j'ai des droits sur votre vie. Depuis que le Roi et sa famille sont captifs au Temple, un combat sans merci s'est engagé entre leurs bourreaux et moi, mais pour ce combat j'ai besoin d'aide. Alors, cette vie dont vous ne voulez plus, laissez-moi en faire quelque chose.

La belle voix grave avait à présent des sonorités de bronze tandis que le froid visage s'animait des feux intérieurs de la passion.

- Qu'en ferez-vous ? demanda Anne-Laure.

- Une arme efficace. Vous êtes courageuse et c'est le principal. Pour le reste il faudra obéir à tout ce que j'ordonnerai, aller où je vous dirai d'aller, rencontrer telle ou telle personne...

- Rencontrer dans quelles conditions ?

Pour la première fois, elle revit le sourire - séduisant d'ailleurs! -qu'il avait eu pour elle quand elle descendait l'escalier :

- Rassurez-vous! Je ne vous demanderai jamais rien qui puisse offenser votre pudeur.

Certes, vous aurez à séduire, mais quelle femme digne de ce nom ignore le jeu savant de la coquetterie qui permet de tout laisser espérer sans jamais rien accorder...

- Moi ! affirma-t-elle avec un joli air de dignité qu'il trouva attendrissant.

- C'est peut-être pour cela que votre époux vous a traitée en quantité négligeable avant de vous déclarer indésirable ? Vous êtes jeune et charmante et vous pourriez être de ces femmes sur lesquelles les petits ramoneurs se retournent dans la rue avec un sifflement admiratif...

- Vous croyez? souffla-t-elle en ouvrant de grands yeux.

- J'en suis certain si vous suivez les leçons que Marie vous donnera. Alors, acceptez-vous ce que je vous propose? Vous cesserez d'être une ombre pour avoir une existence, dangereuse souvent, passionnante presque toujours, amusante parfois...

- Avec la mort au bout du chemin?

- Au bout du chemin ou en chemin, qui peut savoir? De toute façon, vous serez toujours prête à la recevoir, n'est-ce pas ?

- Oui. Toujours!... Et elle ajouta tandis que son visage perdait son expression douloureuse pour une sérénité nouvelle et presque souriante : Dans ces conditions, j'accepte ! Je ne mourrai que lorsque vous l'ordonnerez... ou lorsque l'occasion s'en présentera...

- Mais vous ne la chercherez pas ? fit-il soudain sévère. Entendons-nous bien ! Vous devrez avoir à cour, avant tout, la réussite des missions qui vous seront confiées. Trop d'intérêts reposeront peut-être sur vous !

- Cela je vous le promets ! Ma vie est à vous : faites-en ce que vous voulez...

Il vint à elle et prit ses deux mains froides dans les siennes d'un geste ferme qui scellait le pacte. A ce moment, un violent coup de tonnerre éclata, si proche qu'il semblait venir du toit de la maison et aussitôt un véritable déluge s'abattit sur la propriété. Marie entra en coup de vent :

- Je viens voir si vous avez songé à fermer les fenêtres. On les entend claquer de partout...

Mais Batz regardait toujours Anne-Laure au fond des yeux et celle-ci soutenait ce regard où il lui semblait puiser une force nouvelle. Ni l'un ni l'autre ne parurent faire attention à la jeune femme. Elle allait ressortir quand le baron l'arrêta :

- Emmenez Mme de Pontallec se reposer, Marie. Elle en a grand besoin... Ah, deux questions encore si vous le permettez, madame...

Anne-Laure qui avait déjà pris le bras de la jeune comédienne se retourna :

- Dix, si vous voulez! Je vais mieux...

- J'en suis heureux mais deux suffiront pour l'instant. D'abord, montez-vous à cheval? J'entends : montez-vous bien ?

- Je crois. En Bretagne j'ai beaucoup galopé autour de mon château de Komer en forêt de Paimpont...

- Bien. La seconde : parlez-vous une langue étrangère ?

- J'en parle trois. L'espagnol a fait partie de mon éducation à cause des liens tissés au fil des années entre notre maison d'armement et l'Espagne. L'anglais et l'italien que je dois au cher duc de Nivernais.

- Je n'en espérais pas tant! Je vous souhaite une bonne nuit, madame, ajouta-t-il en s'inclinant...

Quand les deux femmes eurent disparu, Batz alla s'appuyer à la vitre d'une fenêtre. Le ciel à présent déversait des trombes d'eau qui brouillaient le décor extérieur. On n'apercevait même plus les vignes qui bordaient la propriété sur deux côtés. Le baron se demanda si le ciel n'essayait pas de laver tout ce sang répandu dans les rues de Paris, des rues qui devaient ressembler à ce qu'elles étaient en réalité : d'infâmes bourbiers rouges sur lesquels remontait la lie d'un peuple devenu fou. En dépit de son impassibilité apparente, le baron ressentait cruellement la mort horrible de la princesse de Lamballe, cette jolie créature tout en contrastes : pieuse et frivole, douce et entêtée, habitée par son amour pour la Reine si longtemps sacrifié à la Poli-gnac ! Quand le duc d'Orléans avait tenté de se rapprocher de Marie-Antoinette, elle avait montré les crocs comme un petit chien jaloux qui flaire le danger et elle avait tout fait pour empêcher ce qui eût été pour elle la pire catastrophe : elle venait de payer d'effroyable façon son imprudence... Seulement, il y avait un enseignement dans cette mort. Après avoir massacré une si haute dame, les nouveaux maîtres de la rue hésiteraient-ils à exterminer le Roi et les siens ?

Le grincement du portail d'entrée domina le clapotement incessant de l'eau et tira Jean de Batz de son amère méditation. L'instant d'après, la tête d'Ange Pitou se glissait dans l'entrebâillement de la porte :

- C'est Devaux ! dit-il.

- Ah ! Nous allons avoir des nouvelles !

Il courut jusqu'au vestibule et, sans se soucier de gâcher son habit, reçut dans ses bras le jeune homme qui entrait, enveloppé d'un manteau de cheval lourd de pluie.

- Je ne vous espérais pas cette nuit ! s'écria-t-il en aidant le cavalier à s'en défaire. Vous arrivez de Coblence ?

- Oui, et de Verdun où est à présent le roi de Prusse. Le duc de Brunswick a pris la ville sans grande peine tant était forte la terreur soulevée par ses troupes qui, sur leur passage, ont ravagé une bonne partie de la Lorraine. Le mauvais temps qui règne depuis qu'elles ont franchi la frontière les rend enragées. Et cent soixante mille hommes qui vous tombent dessus, cela donne à réfléchir...

- Cela veut dire que la route de Paris est ouverte ?

- Elle devrait l'être si le général Dumouriez, nommé commandant de l'armée du Nord, n'avait quitté Sedan pour se diriger vers l'Argonne. A l'heure qu'il est il doit être arrivé : j'ai échappé de justesse à ses éclaireurs.

- Aïe!... Venez avec moi! Pitou, mon ami, veillez à ce qu'on lui apporte de quoi se restaurer dans mon cabinet. Il doit en avoir besoin.

- Plutôt! fit le jeune homme en riant. Je n'ai autant dire rien mangé depuis vingt-quatre heures tant j'avais peur de ne plus pouvoir passer sans faire un grand détour.

- Rejoignez-nous ensuite, Pitou !

Dans son cabinet de travail, le baron choisit sur les rayonnages d'une armoire une carte géographique qu'il déroula sur son bureau ; il en bloqua un coin avec la lampe, un autre avec le presse-papiers et un troisième avec l'encrier :

- Regardez! Voilà le haut plateau d'Argonne avec ses forêts. C'est la barrière qui défend Paris à l'est. Elle est percée de cinq défilés. Si ceux-ci sont tenus fermement il faut faire un grand détour pour atteindre la route de Paris : soit au nord par Sedan, soit au sud par Bar-le-Duc. Or, Brunswick s'attarde à Verdun...

- Il vient d'y arriver, baron. Il a besoin de souffler...

- Et de laisser à Dumouriez le temps de s'installer aux défilés ?

- Croyez-vous que celui-ci soit bien dangereux? Outre ce qui reste de l'armée royale, il n'a guère que vingt mille hommes mal vêtus, mal armés, mal nourris et pas entraînés du tout. Et puis, sincèrement, vous avez vraiment envie de voir les Prussiens à Paris ?

Le poing de Batz s'abattit sur la table, faisant sauter l'encrier qui cracha quelques gouttes noires.

- Non, mais assez près tout de même pour que la peur retourne le peuple contre Danton, Marat et Robespierre, ces trois misérables qui ont ordonné le massacre de ces jours.

- Le massacre?

- Oui. Depuis hier on assomme, on égorge, on découpe en morceaux la noblesse et le clergé de France arrêtés depuis le 10 août et enfermés dans les prisons. On n'a pas encore touché à la famille royale emprisonnée au Temple, mais cela pourrait venir. Et moi, je veux avant tout arracher mon roi et les siens à ces bourreaux !

- Mais une fois à Paris, ces gens-là seront peut-être difficiles à déloger? remarqua Ange Pitou qui revenait avec un plateau lourdement chargé.

- Dans l'urgence il faut prendre ce que l'on a. D'autre part, Frédéric-Guillaume de Prusse est un brave homme qui n'a aucune envie de régner sur la France ; il sait bien que ses alliés autrichiens ne le lui permettraient pas. Un honnête dédommagement devrait en venir à bout. Quant à Brunswick, c'est un " prince éclairé ", un grand soldat, je l'admets et qui a fait ses preuves, mais il est perdu de dettes!...

- Le malheur, flûta Pitou, est que, d'après certains bruits, il aurait des accointances secrètes avec des membres de l'Assemblée. En outre, j'ai entendu un autre bruit : il travaillerait en sous-main pour l'Angleterre. N'oubliez pas qu'il est le beau-frère du roi George III dont il a épousé la sour, Augusta. Le roi est à moitié fou sans doute mais Pitt, son ministre, ne l'est pas. Notre roi à nous, notre pauvre Louis XVI, il n'en a cure. Bien au contraire : il ne lui a jamais pardonné d'avoir aidé les Insurgents d'Amérique à se débarrasser de l'Angleterre...

- ... en revanche, continua Batz, il verrait très bien une nouvelle monarchie instaurée en France avec Brunswick sur le trône. Je sais tout cela. Et aussi qu'il songe à l'avenir en mariant le prince de Galles à la fille de Brunswick... Encore une fois, ce que je veux c'est sauver le Roi et voir Danton, Marat, Robespierre et toute leur clique pendus aux arbres des Champs-Elysées. Ensuite on arrivera bien à se débarrasser des Prussiens...

- Il y a quelqu'un que vous oubliez, fit Devaux en cessant de forcer les dernières défenses d'un superbe pâté de volaille...