- Ils n'ont pas eu le temps de toucher à ça ! Tu devrais bien les mettre de côté en attendant la police, citoyen ! Et veiller aussi sur cette armoire qu'on n'a pas encore fracturée...
- Il reste donc quelque chose ? Dieu soit loué ! lâcha cet homme, qui dans son désarroi en oubliait ses habitudes " républicaines ". Ce qui fit rire Pitou :
- Eh bien, heureusement que je suis seul à t'entendre !
- Oh, ça m'a échappé! fit l'autre devenu tout rouge. Excuse-moi, citoyen, les vieilles habitudes c'est difficile à perdre...
- T'inquiète pas! Ça peut arriver à tout le monde. Bon, maintenant je te laisse avec mes camarades. Faut que j'aille prévenir Pétion. Je ne sais plus comment on l'appelle avec tous ces changements, mais je suppose qu'il est toujours maire de Paris...
- Salue-le pour moi ! C'est un homme de bien ! Pitou n'était pas là pour discuter la question.
Après une tape encourageante sur l'épaule du bonhomme, il gagna la sortie en criant qu'il allait à la Commune, prit sa course pour rejoindre la rue Saint-Honoré - il n'arriverait jamais à l'appeler autrement - et, là, ralentit l'allure pour se contenter d'une marche régulière et point trop rapide : il n'y avait pas loin de deux lieues jusqu'à Charonne et trouver un fiacre à cette heure de la nuit aurait relevé du miracle. Il fallait donc aller à pied; cela ne représentait pas un grand exploit pour ses longues jambes mais il valait mieux effectuer le trajet dans les meilleures conditions s'il voulait arriver à bon port chez Batz. Quelque chose lui disait que le baron devait être informé au plus vite de ce qui venait de se passer au garde-meuble...
II mit deux heures à couvrir la distance, en comptant l'arrêt obligatoire à la barrière de Charonne qui ne s'ouvrait pas si facilement la nuit venue. L'uniforme de garde national et surtout la carte de sûreté délivrée par la très sérieuse section Le Peletier lui permirent de passer sans encombre, surtout quand il eut chuchoté à l'oreille du préposé qu'il avait affaire du côté de Bagnolet : il allait vérifier un renseignement touchant un citoyen dont les agissements ne lui paraissaient pas naturels. Dès qu'il s'agissait de dénonciations, on était sûr, dans l'agréable Paris de cette époque, de rencontrer une oreille attentive. Le factionnaire fut tout de suite on ne peut plus serviable :
- Tu ne veux pas que j'aille avec toi ? proposa-t-il. Il n'est peut-être pas tout seul ton conspirateur?
- Et ta faction? Qui est-ce qui la montera?
- J'peux essayer de me faire remplacer...
- Non. Vaut mieux pas. Je ne suis pas encore très sûr, sinon tu penses bien que je me serais fait accompagner. Je vais simplement prendre le vent et, si j'ai raison...
- Tu viendras me le dire? J'aimerais voir une belle arrestation de ces cochons d'aristos...
- On essaiera de te donner ce plaisir. Finis bien ta nuit, camarade !
Comme tous les commensaux de la maison, Pitou avait une clef, ce qui évitait les sonneries de cloche et les " qui va là ! " qui, même dans ce coin tranquille, pouvaient se révéler dangereux. Il ne s'en assura pas moins que personne n'était envue quand il quitta la route plantée d'ormes sur laquelle la propriété ouvrait par une porte charretière recouverte d'un auvent d'ardoises. Derrière, il y avait une cour sablée desservant un gracieux pavillon, ancien vide-bouteilles du parc du château de Bagnolet, et une longue maison à un seul étage d'un style plus sobre mais plus habitable...
Quatre heures sonnaient à la vieille église de Charonne quand Pitou pénétra dans la cour et se dirigea vers l'habitation pour en faire le tour et jeter des cailloux dans les fenêtres de Batz. Ce faisant, il vit qu'il y avait de la lumière dans le cabinet de travail : Batz en robe de chambre était assis à son bureau et écrivait quelque chose. Il se dressa aussitôt en entendant gratter à la fenêtre et vint l'ouvrir :
- Pitou ? Je vous croyais en patrouille. Que se passe-t-il ?
En peu de mots, le journaliste raconta le pillage du garde-meuble et les incroyables conditions dans lesquelles il s'était effectué, ainsi que l'étrange conduite de Me Camus qui, au lieu de faire mettre en joue les fenêtres du bâtiment afin d'empêcher les voleurs d'en sortir, avait préféré entrer comme tout le monde par la porte principale après avoir réveillé le concierge.
En l'écoutant, Batz s'était levé et parcourait la pièce en long et en large avec agitation. Il s'arrêta finalement devant Pitou, juste au moment où le jeune homme achevait son récit :
- Tout a disparu? demanda-t-il.
- Presque tout à l'exception de trois petits coffres... et de ceci qui a dû échapper aux voleurs dans leur précipitation.
Sur le plat de sa main apparut, avec la soudaineté d'un tour de magie, le diamant bleu que le feu des bougies fit étinceler. Batz le prit avec une curiosité mêlée de respect, le fit jouer dans la lumière; puis, revenant vers son bureau, il ouvrit un tiroir, y prit une de ces fortes loupes dont se servent les joailliers et examina la pierre avec une attention soutenue. Finalement, il la reposa en soupirant :
- Étrange ! J'ai cru un instant que c'était le diamant bleu que Marie-Antoinette aimait tant mais, d'une part, je suis certain que la Reine l'a joint à ses bijoux personnels confiés, à la veille de sa fuite avortée, à son coiffeur Léonard; d'autre part celui-ci, s'il est taillé en poire comme l'autre, est un peu plus gros. Je dirais un peu plus de six carats alors que l'autre n'en compte que cinq et demi. Or, il se trouve que je connais bien les joyaux de la Couronne dont je possède l'inventaire effectué en 90, et je n'ai jamais vu passer celui-là. Je me demande d'où il sort !
- C'est peut-être une des dernières acquisitions du Roi ? Il aimait beaucoup, à ce qu'on m'a dit, lui offrir des diamants...
- Elle les aimait moins depuis l'affaire du Collier mais vous avez peut-être raison. Son diamant était monté en bague et Mme Campan m'a dit qu'elle aurait aimé en avoir un deuxième pour en faire des girandoles, une forme de bijou qui allait bien à son long cou si gracieux. Mais vous pourriez bien avoir raison, Pitou...
- D'où qu'il sorte, il faut le cacher, baron. Il pourrait rejoindre ce que vous appelez le trésor de guerre et puis, au moins, vous aurez peut-être plus tard la joie de le rendre à Sa Majesté !
- Dieu vous entende ! En attendant, il faut voir comment un vol de cette importance a pu se produire. Je vais m'en occuper. Vous êtes venu à pied j'imagine ?
- Le moyen de faire autrement ? Mais c'est sans importance! conclut Pitou avec bonne humeur...
- Vous allez tout de même prendre un peu de repos, après quoi nous partirons ensemble : deux gardes nationaux au lieu d'un, ajouta-t-il avec son sourire narquois. Ensuite, je vous quitterai. Tâchez de savoir qui sont les voleurs arrêtés et ce qu'on en a fait! Puis revenez m'informer...
L'homme qui entra ce soir-là, vers les neuf heures, au cabaret de la Truie-qui-file, rue de la Tixeranderie, n'avait rien à voir avec l'élégant baron de Batz : sous le pantalon flottant dont les rayures tricolores dissimulaient un peu la crasse et la carmagnole de grosse laine bourrue s'arrondissait un ventre artistement composé de plusieurs ceintures superposées. Des cheveux gris dépassaient d'un bonnet rouge orné d'une cocarde dont le fond retombait gracieusement sur l'épaule. Les dents blanches avaient disparu sous de minces pellicules de " peau de nègre ", ces fragments de poires de caoutchouc venues du Brésil et que l'on trouvait chez les papetiers depuis une dizaine d'années; des petites lunettes éteignaient les yeux et la forme même du visage était changée par une broussaille de barbe tellement hirsute qu'aucun rasoir ne devait pouvoir la discipliner. Les pieds nus étaient chaussés de sabots garnis de paille qui claquèrent sur les marches de pierre quand l'homme les descendit. Otant la pipe qu'il avait dans un coin de la bouche, il lança un :
- Bien l'bonsoir la compagnie ! d'une voix sifflante d'asthmatique.
Quelques mains se levèrent tandis que leurs propriétaires marmonnaient une vague salutation et que le patron, derrière son comptoir, s'écriait :
- Tiens! Le citoyen Agricol! Ça fait un bout d'temps qu'on t'avait pas vu, dis donc ? Même qu'on t'croyait mort : Ta bonne amie a failli prendre le deuil !
- Bof ! Elle sait bien que j'm'en irais pas chez l'sans-culotte Jésus sans la saluer ! J'étais en province... où j'avais à faire! Un vieux compte d' famille à régler. Un héritage si tu vois c' que j'veux dire ?
A son clignement d'yeux, le patron répondit par un large sourire et le geste affreux de trancher sa propre gorge puis s'écria :
- T'es en fonds, alors ?
- Bien sûr et j'paie une tournée générale!... Moi, j'vais boire avec ma dame.
La dame en question était une femme qui pouvait avoir entre quarante et cinquante ans. Son visage aux traits accusés chaussé de lunettes offrait cette particularité d'être totalement dépourvu d'expression. Jamais on ne l'avait vue rire ni pleurer. Elle parlait d'une voix égale, un peu sourde, qui n'allait pas sans impressionner vaguement ses interlocuteurs car, si elle affichait une indifférence absolue au sort des autres, un observateur eût détecté chez elle une puissance de haine peu commune. Tout ce que l'on connaissait d'elle, c'est qu'elle était veuve d'un journalier venu de Touraine pour essayer de gagner sa vie dans la grande ville, qu'elle avait aussi perdu sa fille, qu'elle vivait seule dans un petit logement de la rue du Coq et gagnait sa vie en tricotant. En effet, elle excellait à cet ouvrage et elle avait fini par se tailler une réputation : ses gilets de laine étaient les mieux faits qui soient, ses bas les plus fins ou les plus épais selon la saison, ses bonnets avaient un petit quelque chose de coquet et elle ne manquait pas de clientèle; seulement, quand on voulait passer commande, on ne la trouvait chez elle que le matin parce que, depuis qu'elle était à Paris, Eulalie Briquet, dite Lalie, se transportait jour après jour avec son ouvrage dans la tribune réservée au public du club des Jacobins, où elle suivait les débats avec attention sans jamais rien dire mais en se contentant d'opiner du bonnet ou de secouer la tête selon qu'elle approuvait ou n'était pas d'accord. Toujours très propre sur elle avec sa jupe de laine, son caraco, son fichu de couleur, son bonnet blanc à cocarde tricolore, ses souliers bien cirés et ses bas blancs, ses mitaines noires aussi qu'elle ne quittait jamais, elle avait fini par faire école. D'autres femmes armées, elles, de longues aiguilles et de pelotes de laine l'avaient rejointe à la satisfaction des Jacobins qui, appréciant à sa juste valeur cette espèce de chour antique, leur payait 40 sols par jour depuis les troubles, à condition qu'elles les suivent à l'Assemblée. Il s'agissait malheureusement de commères fortes en gueule et mal embouchées; ce voisinage ne semblait pas affecter Lalie, ces femmes ayant compris qu'il valait mieux la laisser tranquille. Elle avait une façon de vous regarder qui donnait un petit frisson désagréable aux plus hardies. Et puis, de temps en temps, le citoyen Robespierre lui adressait un petit signe de la main ou de la tête, ce qui lui donnait le statut de puissance.
Le soir, quand il n'y avait pas de séance de nuit, elle venait au cabaret, s'installait à une place, toujours la même, près d'une fenêtre, mangeait le plat que la citoyenne Rougier, la patronne, cuisinait pour quelques habitués comme elle, buvait un pichet de vin et tricotait jusqu'à ce qu'il soit l'heure de rentrer chez elle à deux pas de là. De temps en temps, le citoyen Agricol venait boire avec elle, ce qui donnait à rire, sans méchanceté d'ailleurs, on prédisait qu'un jour on irait à la noce...
Celui-ci, réclamant du vin de Bourgogne " et du bon! ", fut acclamé par une assistance qui faisait un vacarme infernal au moment de son entrée, la nouvelle du vol du garde-meuble ayant fait le tour de Paris à une vitesse de courant d'air. Chacun la commentait à sa façon : l'idée générale le plus souvent retenue était qu'une bande de ci-devant à la solde de Louis XVI et des gens de Coblence avait fait le coup pour enlever à la Nation le fruit de ses sueurs et de son sang répandus depuis des siècles, pour payer les troupes d'invasion de Brunswick et remettre sur le trône les conspirateurs enfermés au Temple...
- Et toi, Lalie, qu'est-ce que t'en penses? demanda le citoyen Agricol en se laissant tomber lourdement sur une chaise en face de la tricoteuse.
- Comme tout l'monde, citoyen, comme tout l'monde, dit-elle en levant le verre que Rougier venait de lui remplir à ras bord. A la santé d'ia Nation !
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