- Le duc est à l'auberge ? demanda Batz.

- Avec le roi Frédéric-Guillaume. Il se peut que nous rencontrions l'ennemi bientôt, alors restez là et tenez-vous tranquilles ! Je vais vous donner une garde pour que vous ne soyez pas importunés. Même pour une dame je ne peux pas faire plus. Ah, pendant que j'y pense, donnez-moi vos passeports !

Il fallut bien s'exécuter.

- Comment s'appelle cet endroit? demanda encore le baron.

- Somme-Tourbe. Un nom qui lui va bien n'est-ce pas ?

Il fallut bien se contenter de ce qu'on leur offrait et ce n'était pas grand-chose. La porte de la grange n'étant pas assez haute pour que la voiture pût passer, Biret détela les chevaux pour les mettre à l'abri à l'intérieur et, aidé de Pitou, entreprit de les bouchonner grâce à la paille que l'on trouva dans la partie dont le toit était encore intact, pendant que le baron inspectait les lieux avec Laura.

- Je pense qu'il faudra vous contenter pour cette nuit d'une couverture et de la paille, lui dit-il. A moins que vous ne préfériez dormir dans la voiture... Et grâce à Dieu nous avons encore quelques provisions.

- La paille sera très bien. Ce ne sera pas pire qu'à la Force, croyez-moi! Et je suis morte de fatigue... Je n'ai même pas faim. Dormir est tout ce que je demande.

On s'installa du mieux que l'on put. Biret-Tissot avec ses chevaux à quelques pas de la jeune femme, Pitou dans la voiture qu'il ne voulait pas laisser sans surveillance en dépit de la garde promise par Derfflinger. Quant à Batz, après s'être restauré d'un peu de pain et de fromage, il décida d'aller faire un tour...

- Par ce temps ? protesta Laura effrayée par le crépitement soudain violent de la pluie sur le toit. Le crachin de tout à l'heure semblait s'être changé en une forte averse.

- Je suis déjà mouillé, ma chère. Alors un peu plus un peu moins...

Mais il n'eut pas le temps de sortir de la grange. Derfflinger arrivait.

- Venez ! Son Altesse veut vous voir !

- C'est la meilleure des nouvelles, répondit Batz dont le sourire venait de reparaître. Gardons-nous de La faire attendre !

Dès l'instant où il pouvait agir, Batz retrouvait sa belle humeur. Quelques minutes plus tard, il pénétrait dans une salle d'auberge où régnaient conjointement une chaleur d'enfer - grâce à l'énorme tas de bûches qui flambait dans la cheminée - et une horrible odeur où se mélangeaient des remugles de mauvais vin, de transpiration, de crasse et de laine mouillée. Deux personnages seulement occupaient cette salle mais leur taille était telle qu'ils l'emplissaient et que Batz eut l'impression d'être Gulliver au royaume de Brobdingnag, même s'il les identifia du premier coup d'oil : celui des deux géants qui portait un uniforme vert à revers rouges et marchait de long en large, les mains nouées derrière le dos, était celui qu'il cherchait : le duc de Brunswick. L'autre, assis devant l'âtre où il chauffait ses bottes fumantes, était plus grand encore et surtout plus massif : c'était le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II. Ils avaient à peu près le même âge - les abords de la cinquantaine - mais, alors que trente-cinq années de gloire militaire auréolaient le duc régnant de Brunswick-Lunebourg, ainsi qu'une réputation d'homme élégant et cultivé, philosophe d'ailleurs, son suzerain, taillé comme un cent-suisse, donnait une impression de force brutale. C'était un homme orgueilleux et sanguin dont le seul rêve était de faire, à Paris, une entrée triomphale et d'égaler ainsi la gloire de son oncle défunt, Frédéric II le Grand! Mais on le disait superstitieux, volontiers crédule et affilié aux Rosé-Croix, ce qui ne le prédisposait guère à égaler son modèle. Il ne tourna même pas la tête quand Batz pénétra dans la salle d'auberge et salua en homme qui sait son monde.

Brunswick, lui, arrêta sa promenade méditative pour considérer l'arrivant :

- Vous prétendez être le baron de Batz, homme de confiance du malheureux roi de France. Ce n'est pas ce que disent ces passeports, fit-il en désignant les papiers posés auprès de lui sur une table en bois grossier. J'ajoute que vous n'en avez pas l'air...

Il s'exprimait en français avec une grande aisance et presque sans accent. Batz sourit et, en un tournemain, se débarrassa de sa perruque et des morceaux de caoutchouc qui déformaient son visage et son nez avant de saluer de nouveau :

- C'est pourtant bien moi. On dit Votre Altesse physionomiste. Elle se souviendra peut-être de m'avoir vu, au tout début de la Révolution, chez le prince de Nassau-Siegen. Votre Altesse m'a fait l'honneur de jouer contre moi une partie d'échecs...

Le visage sombre du duc s'éclaira :

- Oui !... Une partie que vous avez gagnée ! C'est donc bien vous, mais alors pourquoi ce déguisement... et cet étrange passeport ? Un médecin américain ? Quelle idée ! Et avec une femme !

- L'idée comme la femme n'ont eu d'autre but que rue permettre de rejoindre Votre Altesse. Les Américains occupent dans l'esprit des Français une place privilégiée. Ma compagne était censée se rendre auprès de son fiancé gravement malade.

- Il Y a vraiment des Américains dans les troupes françaises ?

- Plusieurs qui sont souvent d'anciens de la guerre d'Indépendance...

- Un ramassis de brigands ! grogna le roi de Prusse sans cesser de tirer sur sa pipe. Il y a même un Espagnol. Un certain Miranda..

- Miranda n'est pas espagnol, Sire, il est péruvien. Une autre sorte d'Américain...

Fédéric-Guillaume balaya la précision d'un geste dédaigneux :

- Sans importance! Demandez-lui plutôt, Brunswick, sur quelles positions est repliée l'armée des va-nu-pieds qu'il a dû traverser puisqu'elle recule vers Paris.

- Mais je n'ai traversé aucune armée et, si c'est l'armée française que Votre Majesté traite ainsi, je lui rappelle qu'elle est encore composée d'une partie de l'armée royale et que le duc de Chartres s'y bat. Quant au camp de Châlons où l'on rassemble les nouveaux engagés volontaires pour les instruire, il ne saurait prétendre au titre d'armée...

- C'est impossible! fit Brunswick avec impatience. Les rapports que nous avons reçus affirment que le général Dumouriez retraite vers Paris afin de défendre la capitale.

- Ces rapports sont faux, assura le baron avec une grande fermeté. Dumouriez, pour ce que je sais des bruits recueillis en chemin, est à Sainte-Menehould et le maître de poste de Pont-de-Somme-Vesles, où nous avons relayé ce soir, nous a chargés d'assurer le général de son entier dévouement. Messeigneurs, la route de Paris est libre !

Du coup, le Roi abandonna son feu, son escabeau et même sa pipe pour ériger sous les poutres noircies du plafond une carrure qui était celle d'un ours.

- Qu'est-ce que je disais ? N'avais-je pas raison ? La route est libre, vous avez entendu, Brunswick ! Il faut nous y jeter dès demain et ensuite foncer et faire payer leurs crimes à ces canailles !

- Avant tout, Sire, délivrer le roi Louis et sa famille. Ils sont prisonniers en la tour du Temple et en grand danger, je vous l'assure. On parle déjà de procès ; certains même vont jusqu'à évoquer l'écha-faud...

Le dur visage du généralissime s'assombrit encore davantage :

- Le danger ne peut être aussi pressant ! Nous ne pouvons nous enfoncer plus avant en Champagne. Nous sommes trop faibles maintenant...

- Avec une armée de soixante mille hommes? Vous voulez rire ?

- Soixante mille hommes, certes, mais en quel état? Depuis des semaines ce temps affreux les trempe et les gèle parce que au mois d'août on ne part pas avec les équipements d'hiver. La maladie les décime et les camps sont empuantis par les excréments sanglants. On ne se bat pas avec une armée de fantômes ! Ici, nous venons enfin de trouver des vivres. Attendons au moins que les Autrichiens de Clerfayt qui en sont encore à franchir l'Argonne et les émigrés du comte d'Artois qui viennent à leur suite nous rejoignent !

- Pour que l'empereur d'Autriche réclame toute la gloire de l'aventure ? Il n'en est pas question : je veux, moi, entrer à Paris bon premier, et nos soldats, si malades qu'ils soient, sont avant tout des soldats! Ils trouveront les forces nécessaires...

- Sire, coupa Brunswick, permettez-moi d'insister dans l'intérêt de tous. Si Dumouriez tient Sainte-Menehould et donc les défilés de l'Argonne, nous pouvons être coupés de nos arrières et pris entre deux feux car Paris se défendra, croyez-moi ! Voulez-vous voir vos hommes massacrés jusqu'au dernier ?

- Sottise ! Un soldat prussien vaut dix Français et moi, leur roi, je veux qu'on aille de l'avant ! Nous avons des canons, que diable ! Ils forceront la victoire !

- Sire, vous m'avez confié la conduite de la guerre. Je suis le généralissime...

- Et moi je suis le Roi ! Demain nous continuerons notre progression vers la route de Paris ! Et c'est Dumouriez qui sera coupé de sa base !... Vous êtes encore là vous ?

L'apostrophe s'adressait naturellement à Batz qui écoutait avec angoisse le duel oratoire des deux géants. Il avait été certain jusqu'à présent que ces deux hommes étaient entièrement d'accord, et voilà que Brunswick semblait privilégier l'immobilisme! Il se demanda alors jusqu'à quel point les diamants de la Couronne entraient dans cette étrange attitude. Le duc les avait sûrement reçus. Mais il fallait répondre au Roi :

- Votre Majesté ne m'a pas donné congé, dit-il en saluant.

- Mais vous êtes de mon avis ? Il faut marcher sur Paris ?

- Il faut délivrer le Roi au plus vite...

- C'est cela que vous veniez me dire ? demanda Brunswick.

- Cela... et autre chose qui peut attendre, Monseigneur !

- Alors retirez-vous ! Si nous partons à l'aube, mon aide de camp, le colonel von Massenbach, veillera à ce que vous nous suiviez et, où que nous soyons, je vous verrai demain soir. Vous... et votre compagne !

Il n'y avait rien à ajouter. Batz salua et suivit l'officier qui était entré au moment où le duc prononçait son nom. Comme ils franchissaient le seuil, ils se heurtèrent presque à un gentilhomme en civil dont les vêtements irréprochables - juste un peu de boue sur les bottes car il était impossible de l'éviter ! - tranchaient avec vigueur sur l'allure générale de l'environnement. Sans se soucier de Batz, l'homme sauta à la figure du colonel von Massenbach qui avait une bonne demi-tête de plus que lui :

- Allez dire au duc de Brunswick que je veux le voir tout de suite ! C'est très important ! Il s'agit des occupants de la voiture qui est là-bas de l'autre côté de la place ! Ce sont des envoyés de la Commune insurrectionnelle de Paris, j'en jurerais !

- Ne jurez pas, Monsieur ! Vous perdriez. C'est moi l'occupant ! dit Batz sèchement.

- Me direz-vous qui vous êtes ?

- Quand vous vous serez vous-même présenté !

- Pourquoi pas? Marquis de Pontallec, émissaire particulier de Monseigneur le régent de France !

Un éclair de colère traversa le regard du baron.

- Régent? N'est-ce pas au moins prématuré? Le Roi vit, que je sache !

- Plus pour longtemps sans doute, et il faut à ce royaume en perdition un véritable maître. Nous n'en serions pas là si Monseigneur de Provence eût été l'aîné! Mais cela ne me dit pas qui vous êtes.

- Baron de Batz, émissaire particulier de Sa Majesté le roi de France et de Navarre, Louis seizième du nom !

Le maximum de dédain, le maximum de mépris dans ces quelques mots! En même temps, Batz regardait au fond des yeux cet homme qu'il n'avait jamais vu, ce mari qui avait tout fait pour assassiner sa femme. Le trouver là était sans doute la pire chose qui pût advenir à la pauvre Laura. S'il la reconnaissait, il détruirait la guérison encore fragile qu'elle connaissait. Il y avait bien une solution et Batz cherchait comment la faire naître quand Pontallec lui fournit l'occasion en ricanant :

- Des titres bien ronflants ! Vous ne les porterez pas longtemps, mon petit monsieur !

- Peut-être mais, quoi qu'il en soit, vous ne vivrez pas assez vieux pour vous en rendre compte.

Et, rapide comme l'éclair, sa main s'abattit par deux fois sur le visage de Josse de Pontallec. Devenu soudain violet, celui-ci rugit :

- Paltoquet ! Vous allez m'en rendre raison ! Le sourire de Batz fut alors un poème d'insolence et de malice :

- Mais c'est tout ce que je désire, mon cher monsieur ! Si le colonel von Massenbach veut bien me fournir une épée ?

Celui-ci avait assisté impassible à un échange verbal qui ne le concernait pas. Il avait l'habitude des querelles des Français entre eux. Cela ne faisait jamais qu'une fois de plus, mais il n'aimait pas le marquis de Pontallec qui ne cessait de harceler son chef alors que l'autre lui était plus sympathique. Aussi tira-t-il tranquillement son épée pour la lui offrir en disant :