Lorsque Batz et sa compagne pénétrèrent dans le salon, Brunswick, assis dans un fauteuil, une chope de bière à la main, contemplait le portrait.
- Grand roi! commenta-t-il, l'oil sur la toile. J'aime beaucoup ce tableau.
- Voici Miss Adams, Altesse, déclara Batz tandis que Laura saluait.
Sans bouger de son siège et sans même poser sa chope, le duc enveloppa d'un regard appréciateur la jeune femme et la perfection de sa révérence, puis se mit à rire :
- On les élève bien chez les sauvages ! On jurerait, ma chère, que vous avez appris la révérence à Versailles. Sans compter que vous êtes tout à fait charmante ! Laissez-nous, baron ! J'aimerais parler avec votre jeune amie...
Silencieusement, Batz s'inclina et sortit. Brunswick acheva sa bière, se leva et vint à la jeune femme sans la quitter des yeux :
- Charmante, en vérité ! répéta-t-il. Voyons un peu si le ramage s'accorde au plumage ! Dites-moi quelque chose !
- Que puis-je dire ?
- Mais... parlez-moi de vous ! Vous êtes la première Américaine que je vois. Donc un plaisir rare... et combien rafraîchissant au soir d'une bataille ! Comment se fait-il, ajouta-t-il sur un ton plus rude, que vous vous trouviez ici, en compagnie d'un agent du roi de France ? Il dit que vous êtes l'un et l'autre dévoués à mon cousin Louis XVI.
Laura sentit qu'il n'y croyait pas tout à fait et que la moindre faute pourrait les perdre tous deux, sans compter la cause qu'ils servaient : elle décida de rendre insolence pour insolence.
- Il n'a pas menti : nous sommes les fidèles sujets de Sa Majesté. J'expliquerai plus tard, mais il faut que Votre Altesse sache que les filles de ce qui fut la Nouvelle-Angleterre - celles qui sont de bonne famille tout au moins - reçoivent une éducation qui peut leur permettre d'évoluer à la cour de Saint-James comme dans n'importe quelle cour d'Europe. Voilà pour la révérence! Quant à moi - puisque Votre Altesse veut bien s'intéresser à mon histoire -, j'ai perdu mon père il y a quelques années et ma mère plus récemment. Il se trouve qu'elle avait séjourné à Paris avec mon père attaché à l'ambassadeur Thomas Jefferson, qu'elle avait eu l'honneur d'être reçue à Versailles et en avait conçu une profonde admiration pour la famille royale. Elle me l'a transmise : voilà pour l'attachement. Pour ma présence en France, elle s'explique fort simplement : je n'avais plus de famille quand ma mère s'est éteinte, sinon un cousin, l'amiral John Paul-Jones qui vivait à Paris...
- Jones ? Il était d'origine écossaise ? Comment pouvait-il être votre cousin ?
- Mon père aussi était d'origine écossaise... et pour nous l'amiral est un héros, un grand homme. Puisqu'il représentait tout ce qui me restait, j'ai voulu le rejoindre. Hélas ! quand je suis arrivée à Paris, il venait de mourir. La France lui accorda des funérailles nationales que j'ai pu admirer, mais je ne savais trop où aller quand le meilleur ami de mon cousin, le colonel Blackden, m'a offert l'hospitalité auprès de sa femme dans leur maison de la rue Traversière-Saint-Honoré... C'est là que j'ai rencontré le baron de Batz, c'est de là que j'ai pu assister au drame du 10 août. J'ai vu l'horreur d'un massacre et le sort infâme que ce peuple réservait à son roi. J'ai donc juré de me dévouer à sa cause comme l'a fait Jean de Batz.
- Vous l'aimez?
La question faillit la prendre au dépourvu, mais sa brutalité autorisait un silence. Puis, avec une hauteur digne d'une princesse de Tarente ou d'une marquise de Tourzel, l'ancienne Anne-Laure de Pontallec répondit :
- Je l'admire et je le respecte infiniment. En outre, il se trouve que je lui dois la vie !...
- Au point d'être prête à courir les aventures avec lui ?
- Pourquoi pas, dès l'instant où il avait besoin de moi pour venir jusqu'ici! Ai-je répondu aux questions de Votre Altesse ?
Il se rapprocha d'elle au point qu'elle put sentir l'odeur forte - bière et sueur ! - qui se dégageait de son uniforme et de son haleine.
- Pas encore tout à fait. Savez-vous ce qu'il vient faire ici ?
- Prier Votre Altesse de se hâter de gagner Paris afin d'arracher le Roi à ses geôliers. Le temps presse...
- C'est avec lui que j'en discuterai!... Où vous a-t-on logée ?
A présent, il posait ses deux mains sur les épaules de la jeune femme ; celle-ci eut un brusque mouvement de recul et les mains retombèrent.
- Nulle part! Votre hôtesse forcée ne sait que faire de moi. La voiture devrait suffire : nous ne nous attarderons certainement pas !
- C'est à moi d'en décider... comme c'est à moi de décider de votre logement. Où que ce soit...
L'entrée d'un aide de camp l'interrompit. L'officier claqua les talons, rectifia la position et fit une annonce en allemand dont Laura ne comprit que deux mots : " général Dumouriez ", et pas davantage ce que le duc répondit. Presque sans changer de ton, il continua cependant en français :
- Nous nous reverrons tout à l'heure, ma chère! J'ai encore bien des choses à vous dire...
Une révérence et elle était sortie. Pour se trouver en face d'un officier français dont le bicorne empanaché de tricolore avait beaucoup souffert du mauvais temps. Il l'ôta machinalement en se trouvant devant une femme, mais ses yeux s'arrondirent sous le coup d'une surprise émerveillée :
- Vous?... mais par quel miracle?
Il n'eut pas le temps d'en dire plus : l'aide de camp l'emmenait et elle entendit que l'on annonçait le colonel Westermann. C'était l'homme qui l'avait embrassée sur la berge de la Seine quand il les avait fait sortir des Tuileries, elle et les autres dames de la Reine, juste un petit moment avant qu'elle ne se jette à l'eau pour échapper à la meute furieuse.
Elle connaissait son nom, à présent, mais cela lui était assez indifférent. Ce qui l'était moins, c'est que lui savait peut-être qui elle était en réalité. Elle se consola un peu en pensant que ce Westermann devait être un émissaire du haut commandement français et qu'il aurait sûrement à débattre d'autres sujets que d'une échappée d'un palais mis à sac. Pourtant, elle éprouvait une impression désagréable. Elle se hâta de la confier à Batz qu'elle retrouva à peu près à l'endroit où elle l'avait laissé. Il contemplait une grande tapisserie flamande du xve siècle représentant un départ de chasse et qui, avec deux bancs à dossiers de chêne sculpté, formaient l'ornement du noble vestibule.
- Il est bien dommage, dit-il, que Mme de Dampierre ait été prise au dépourvu par l'arrivée des Prussiens sitôt après le départ des Français. Elle risque fort de dire bientôt adieu à cette merveille. Partout où ils passent, les gens de Frédéric-Guillaume emportent des " souvenirs "...
Puis, revenant à Laura avec ce sourire qui donnait tant de charme à sa physionomie un peu sévère :
- Eh bien ? Votre entretien ?
Elle le lui rapporta aussi fidèlement que possible et il parut approuver jusqu'au moment où elle évoqua les mains du duc posées sur ses épaules : il fronça le sourcil :
- C'est un peu ce que je redoutais en vous emmenant et je crois vous l'avoir dit. Brunswick aime les jolies femmes ; enfin, c'était un risque qu'il me fallait prendre. La comédie que nous avons montée m'a permis d'arriver ici plus vite et plus sûrement que je ne l'aurais fait seul. A présent, il faut...
- Attendez ! Vous ne savez pas tout !
Et elle raconta sa rencontre au seuil du grand salon.
- Eh bien, il ne nous manquait plus que cela ! soupira le baron. J'ai vu arriver tout à l'heure ce Westermann...
- Vous le connaissez ?
- Comme je connais tous les enragés qui gravitent autour des nouveaux maîtres ! C'est le meilleur ami de Danton, et pourtant il est de bonne noblesse alsacienne. Il a d'abord servi dans les hussards puis il est devenu écuyer des écuries du comte d'Artois. En 89, il a même été grand bailli de la noblesse de Strasbourg, mais la révolution lui a mis la tête à l'envers. C'est même lui qui a mené l'assaut contre les Tuileries. Un Alsacien à la tête de Marseillais et de Brestois! Insensé! Ce que j'aimerais savoir, c'est quand il a rejoint Dumou-riez celui-là! Mais deux choses sont certaines : il hait le Roi et, sous des dehors policés, c'est une bête sauvage et cruelle. S'il est tombé amoureux de vous, Dieu nous protège!
Le retour de Mme de Dampierre dispensa Laura de répondre. La comtesse venait lui dire qu'elle allait pouvoir disposer d'une petite chambre qu'un officier du duc venait de libérer sur ordre.
- Elle est voisine de l'ancienne lingerie où nous avons installé le blessé, dit-elle. J'espère que ce voisinage ne vous gênera pas : le malheureux souffre et cela s'entend !
- Vous êtes infiniment bonne, comtesse, dit Batz, mais il se peut que Miss Adams ne l'utilise que pour prendre un peu de repos avant que nous quittions votre demeure. Si je peux avoir, dès ce soir, un entretien avec le duc, nous repartirons dans la nuit.
- Je le regretterai car je vais me sentir un peu perdue au milieu de tous ces Allemands... En attendant, venez avec moi à la cuisine, jeune dame, vous avez grand besoin de vous réchauffer et de vous réconforter. Vous n'êtes pas de trop, baron, si vous le désirez ?
- Je vous rends grâces, madame, mais il faut que je cherche mon secrétaire...
Ce n'était qu'un prétexte. En réalité, Batz guettait la sortie de Westermann qu'attendait, devant les marches du perron, un peloton de cavalerie avec le drapeau blanc des parlementaires. Batz ne put s'empêcher de leur trouver fière allure. Ils étaient là, au milieu de cette cour gardée de tous côtés par des soldats aux visages hostiles, ressemblant un peu à un équipage de chasse environné d'une meute malintentionnée. Ils n'avaient pas mis pied à terre et faisaient bouger, voire volter, leurs chevaux pour les réchauffer. Enfin Westermann parut. Il traversa le vestibule sans remarquer le baron reculé dans un coin obscur. Mais ce dernier put voir sur le visage arrogant du colonel une expression de satisfaction qui lui déplut souverainement. Il estima que le temps était venu pour lui de mettre Brunswick au pied du mur et demanda à être reçu. Au lieu d'être introduit au salon, il vit venir à lui ce conseiller du grand-duc de Weimar avec lequel il avait déjà échangé quelques propos pendant la bataille. Il se souvint qu'il s'appelait Goethe, que c'était un lettré, un poète, et qu'il avait trouvé plaisir à sa conversation. Au physique c'était un homme d'une quarantaine d'années, grand et beau avec un long visage rêveur, de belles mains et une élégance naturelle dont il prenait grand soin.
- Nos princes vont souper, Herr baron, dit-il dans un français un peu hésitant. Ils ont gagné la salle à manger comme vous pouvez l'entendre et je suis chargé de vous... convier à prendre votre part ! Batz écouta un instant le vacarme de voix fortes, de chaises tramées sur les parquets, de cliquetis de vaisselle qui perçaient les murs et eut un mince sourire : il voulait bien partager la vue d'une bataille avec Brunswick, mais non pas rompre le pain avec un homme dont il n'était plus certain qu'ils soient toujours du même côté.
- Grand merci, monsieur le conseiller, mais je n'ai pas faim. En outre, je craindrais d'être importun.
- Parce que vous êtes français ?
- Peut-être... Même si je ne suis qu'au Roi, ceux avec lesquels nous avons ce tantôt échangé tant de coups de canon sont malgré tout mes compatriotes. Je préfère attendre que Son Altesse puisse me recevoir comme je l'ai demandé...
- Cela pourrait être long.
- C'est sans importance, croyez-le ! Je serai très bien ici pour patienter, ajouta-t-il en désignant l'un des deux bancs de chêne.
- Alors je vous tiendrai compagnie, fit Goethe en se dirigeant vers le siège en question.
- N'en faites rien, je vous en prie! Il n'y a aucune raison de vous priver pour moi de votre souper...
- J'en vois plusieurs! D'abord, je suis comme vous, je n'ai pas faim...
- Par pitié, ne poussez pas si loin la politesse, monsieur von Goethe! Vous me gêneriez...
- Politesse? Pour un Allemand être poli c'est mentir. Je ne vous mens pas. Il est vrai que je suis loin d'être affamé - les poètes sont ainsi, vous savez ? - et puis vous m'intéressez. Avec le fracas de la bataille il était difficile de s'entendre tout à l'heure.
- Vous avez vraiment pris cela pour une bataille ?
- Je sais bien qu'elle n'était pas conforme aux règles habituelles et c'est peut-être pour cela qu'elle m'a en quelque sorte fasciné. L'angoisse que l'on ressentait se communiquait uniquement par les oreilles car le tonnerre du canon, le sifflement et le fracas des projectiles à travers l'air sont la cause véritable de cette sensation. Au reste, ajouta-t-il avec un sourire indulgent, cet état est l'un des moins souhaitables où l'on puisse se trouver et, parmi les nobles et chers compagnons de guerre, je n'en ai pas rencontré un seul qui parût en avoir le goût passionné... Mais, à votre avis, qui a gagné?
"Un homme pour le Roi" отзывы
Отзывы читателей о книге "Un homme pour le Roi". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Un homme pour le Roi" друзьям в соцсетях.