Si les militaires semblaient renoncer à en découdre, les parlementaires, eux, s'en donnaient à cour joie. Sous un vague prétexte de prisonniers à échanger, le colonel von Manstein avait été envoyé au château de Dampierre-sur-Auve où campait Dumouriez. Et, à partir de cet instant, on discuta d'un traité convenable, mais, aux Prussiens qui exigeaient un envoyé du roi de France aux pourparlers, les Français ripostèrent par un coup de tonnerre : le 21 septembre, au lendemain même de Valmy, la Convention, qui était le nom de la nouvelle Assemblée, avait proclamé la déchéance du Roi et la République. C'était avec elle et avec elle seule que l'on devait parler.
Au château de Hans, l'atmosphère se tendit à l'extrême. La proclamation de la République désespéra Rosalie de Dampierre et mit en fureur le roi de Prusse et, bien entendu, Brunswick. Et cela d'autant plus que Dumouriez avait fait manouvrer son armée de façon à ne plus laisser que deux issues à l'ennemi : continuer sur Paris avec tout ce que cela comportait de risques pour des soldats en mauvais état, ou rebrousser chemin vers Longwy et Verdun... à condition qu'on les laisse retraiter en paix. Le Français, dont les vues se dirigeaient surtout vers la Belgique d'où il voulait chasser les Autrichiens, souhaitait plutôt se concilier la Prusse dont il n'ignorait pas l'antagonisme envers la cour de Vienne... Quant à Brunswick, les liens de la franc-maçonnerie les unissaient et, dès l'instant où le duc les respectait, encouragé par un butin inespéré, Dumouriez n'avait plus aucune raison de le malmener...
Pendant ce temps, Laura vivait une sorte d'enfer, ne sachant plus que faire d'elle-même. Le temps ne s'arrangeant toujours pas, elle passait ses journées à la cuisine, mais eût-il fait beau qu'elle n'en serait pas sortie davantage : deux soldats se relayaient pour la garder et lui interdire toute sortie. Les nuits n'étaient pas plus agréables. Josse allait mieux mais ne pouvait encore quitter sa chambre. Cependant, la cloison entre eux était si mince qu'elle entendait tous les bruits et parfois le son de sa voix lorsqu'on venait lui donner des soins ou lui porter sa nourriture. Et cette proximité lui était affreusement pénible parce qu'elle savait qu'un jour ou l'autre, elle allait prendre fin et qu'elle se trouverait en face de lui. Au moins le jour où l'armée entamerait sa retraite vers l'Allemagne. Que se passerait-il alors ? Le personnage que Batz lui avait fait endosser et auquel elle se cramponnait ne résisterait peut-être pas longtemps?... D'autant que ce maudit Westermann l'avait dénoncée comme appartenant au cercle de la Reine. Tôt ou tard, Brunswick exigerait la vérité, et Pontallec saurait alors qu'il n'était pas veuf. La solution était sans doute d'essayer de s'enfuir. Mais pour aller où ? Chez Batz ? Elle l'avait déçu et son retour ne serait pas le bienvenu. Le baron l'avait abandonnée à son sort avec trop de facilité pour qu'elle en pût douter. Pourtant, elle s'avouait, durant ses nuits sans sommeil, qu'elle désirait le revoir, reprendre auprès de lui le rôle qu'il lui avait assigné jusqu'à la fin qu'elle avait exigée, mais, en attendant, ouvrer ensemble à la grande tâche qu'il s'était donnée.
Une semaine passa ainsi. Le château et le village souffrirent de la faim. En outre, jamais on n'avait eu aussi froid en début d'automne. Les Prussiens abattaient les arbres du parc pour se chauffer. Ceux que la dysenterie ne décimait pas battaient la campagne à la recherche de gerbes oubliées dans un coin de grange, de quelques pommes de terre encore enfouies dans un champ ou de quelques têtes de bétail que l'on avait réussi à leur cacher. Cette armée qui avait été un modèle au temps du Grand Frédéric ressemblait à présent à une horde de sauvages. Officiers et soldats, naguère encore reluisants de propreté, se distinguaient difficilement les uns des autres. Une épaisse couche de crasse recouvrait les culottes et les tuniques déjà salies par la suie et la fumée. La boue crayeuse avait raidi les guêtres. Les hautes coiffures n'avaient plus de forme et pendaient lamentablement comme des bonnets de nuit le long de figures couvertes de poils hirsutes. Même les armes souffraient et les fusils se couvraient de rouille. Brunswick parlementait toujours. Il avait écrit un autre manifeste, moins violent que le premier, mais exigeant toujours que le roi de France soit rétabli dans ses droits. Dumou-riez riposta en lui annonçant que, s'il ne se décidait pas à accepter la retraite encore libre qu'on lui offrait, on aurait le regret de braquer les canons sur Hans et de réduire en poussière village, château et tout leur contenu. Laura, alors, demanda à parler au duc...
Une fois de plus il la reçut dans le grand salon, salon qu'elle eut peine à reconnaître : on était en train de le déménager. Des soldats emportaient plusieurs tableaux. Quant au portrait de Louis XIV, il avait déjà disparu et Laura considéra la place vide avec une stupeur indignée.
- Non seulement vous avez réduit la comtesse et ses enfants à la famine, vous saccagez son parc et en plus vous la volez? Oh, Monseigneur, quel homme êtes-vous donc?
Comme ses hommes il avait la barbe longue, des vêtements sales et il considéra Laura et sa simple robe bleue fraîchement repassée avec rancune. En effet, la châtelaine et son invitée forcée mettaient leur point d'honneur - grâce à une petite réserve de savon que Mme de Dampierre cachait jalousement - à garder leur apparence habituelle.
- A cause de vous, j'ai laissé votre ami m'enlever le plus beau diamant bleu qui soit au monde. C'est mon droit d'en emporter au moins le souvenir puisque, sur le portrait, le Roi le porte à son chapeau. Que voulez-vous ? Je n'ai pas de temps à vous consacrer...
- Vous m'en voyez ravie au fond ! Aussi je me demande pourquoi vous tenez tellement à me garder. Laissez-moi partir! Ma présence, vous venez de le dire, vous rappelle de mauvais souvenirs; mais je suis venue surtout vous prier d'un peu de compassion pour Mme de Dampierre et ses enfants. Elle n'a plus rien. Vous lui prenez tout, même ses meubles ! Que va-t-il lui advenir dans un château vide au milieu d'une région dévastée ?
- Ce qu'il plaira à Dieu. Autant vous le dire tout de suite, nous allons l'emmener avec ses enfants. Quant à vous, vous lui tiendrez compagnie...
- L'emmener? Mais quand?
- Cette nuit. Nous partons cette nuit. Aussi, veuillez me laisser en paix : j'ai encore des dispositions à prendre...
- C'est impossible! Je ne veux pas aller en Allemagne ! Je n'ai rien à y faire !
- Oh mais si ! Vous aurez à me convaincre que je n'ai pas fait un marché de dupe en vous choisissant. Vous aurez à me plaire par-dessus tout! Soyez tranquille, ajouta-t-il sur un ton plus doux, vous ne me plaisez déjà que trop pour la paix de mon esprit! Et je vous promets de vous faire oublier les jours pénibles que vous venez de vivre ! Allez vous préparer à présent ! J'ai hâte d'être loin de cet affreux pays... ma chère Laura!
Elle crut qu'il allait la prendre dans ses bras et s'apprêtait à le repousser quand il s'écarta brusquement d'elle, regardant par-dessus son épaule la porte qui venait de se rouvrir :
- Ah marquis!... Enfin vous voilà debout! J'en suis très heureux.
Laura se retourna. Appuyé d'une main à une canne et de l'autre au bras de la servante qui le soignait, Josse était en face d'elle. Pâli, amaigri, avec de larges cernes sous les yeux mais sans avoir rien perdu de sa superbe. Pourtant, le sourire insolent qu'elle connaissait si bien s'effaça en la voyant et elle comprit que la surprise cette fois jouait en sa faveur. L'exclamation du duc l'avait avertie de ce qu'elle allait voir; lui, en revanche, ne s'attendait pas à se trouver devant une copie conforme de sa défunte épouse. Alors que, l'oil incrédule, la bouche entrouverte il la regardait, saisi de stupeur, elle réagissait déjà :
- Nous reparlerons de tout cela plus tard, Monseigneur! lança-t-elle en forçant légèrement son accent britannique.
Et comme si celui qui entrait était pour elle un parfait inconnu, elle allait passer près de lui avec un léger signe de tête quand il lâcha sa canne, et saisit son bras :
- Par Dieu, madame, qui êtes-vous ?
- C'est vrai, intervint Brunswick, vous ne connaissez pas Miss Adams. Elle est arrivée le jour même où vous avez été blessé...
- Miss... Adams? répéta Josse.
- Oui. Une amie américaine qui se joint à nous et que j'emmène à Brunswick. Mais d'où vient votre surprise ? Vous avez l'air d'avoir vu un fantôme...
Tandis que Laura se baissait pour ramasser la canne, Josse passa sur son visage une main qui tremblait :
- Pardonnez-moi, Monseigneur mais c'est presque cela ! Miss... Adams ressemble à une dame que j'ai beaucoup connue et qui n'est plus!... A mieux la regarder cependant, je m'aperçois des différences. La personne en question était... beaucoup moins belle. Un peu sotte aussi, elle ne saurait donc être une amie de Votre Altesse !
Laura leva les sourcils sans relever le portrait dédaigneux de Josse, se contentant de demander, avec une hauteur que n'avait jamais eue celle qu'elle avait été :
- Me direz-vous qui est ce monsieur, Altesse? Nous sommes habitués, nous autres Américains, à être considérés comme des bêtes curieuses par les gens d'Europe, mais je n'aime pas que l'on parle de moi et devant moi sans s'être au moins présenté !
- Vous avez mille fois raison et je vous offre mes excuses! Voici le marquis de Pontallec, un noble breton au service de Mgr le comte de Provence qu'il représente auprès de moi... Vous aurez l'occasion de faire plus ample connaissance durant notre voyage de retour au pays...
- Ravie! fit-elle sèchement tandis que Josse ébauchait un salut. Après quoi elle sortit.
Mais sous la froideur de son attitude bouillonnait une tempête. Elle avait beau savoir, depuis des jours, qu'à un moment ou à un autre elle devrait lui faire face, elle n'en était pas moins profondément bouleversée. En rejoignant Mme de Dampierre, elle tremblait de la tête aux pieds; on n'échappe pas si facilement à des années d'amour même lorsque l'on sait pertinemment que l'objet de cet amour, non seulement ne l'a jamais rendu, mais qu'il n'a jamais rien souhaité d'autre que votre mort.
Son émotion était si forte qu'elle dut, en sortant du salon, s'appuyer contre un mur pour laisser s'apaiser les battements désordonnés de son cour de chair, celui de l'âme se débattant entre la honte, la crainte et le dégoût. Le chagrin aussi d'avoir tout donné d'elle-même à qui le méritait si peu. Il fallait oublier, oublier au plus vite et, pour cela, fuir un contact que la longue route à venir rendrait quotidien. Mais fuir comment, puisqu'elle était gardée à vue tout au long de la journée? Le soldat l'avait accompagnée jusqu'au salon et, à présent, il attendait tranquillement pour la ramener à la cuisine.
Ils devaient être les deux seules personnes immobiles dans une maison livrée au massacre : non seulement les Prussiens s'emparaient de tous les meubles et objets précieux mais encore, dans leur rage de partir sans avoir vaincu, arrachaient les boiseries, les tentures, démolissant ce qu'ils ne pouvaient emporter. D'où elle était, Laura aperçut la comtesse de Dampierre. Figée au milieu du vestibule, les enfants serrés contre elle, la pauvre femme regardait avec horreur ces diables hirsutes qui pillaient sa maison. Pour le moment, ils descendaient, sans trop de douceur, la précieuse tapisserie flamande qui avait suscité l'admiration de Batz. Sans se soucier de l'homme qui la gardait, Laura alla vers elle, bouleversée par ce visage sans larmes qui était celui d'un être à l'agonie. La comtesse tourna vers elle un regard vide :
- Ou'allons-nous devenir? Ces gens démolissent tout, emportent tout. Il ne nous restera même pas un brin d'herbe pour vivre. Et au village c'est la même chose. Entendez-vous ces cris, ce vacarme? Ils pillent, ils brisent pour le plaisir. Nous n'avons plus qu'à mourir, mes enfants et moi...
- Il y a une solution : Brunswick vient de me dire qu'il partait cette nuit et qu'il vous emmenait. Moi aussi d'ailleurs...
- Il nous emmène ? Mais pourquoi ?
- Il est conscient, je crois, que vous ne pouvez survivre ici. Alors il vous emmène. Vous devez avoir de la parentèle dans la région... ou plus loin?
- Non, et je n'ai pas envie d'émigrer. Peut-être, ajouta-t-elle en se ranimant un peu, pourrais-je aller à Longwy, ou à Verdun... Nous y avons des amis... Vous pourriez rester avec nous.
D'un geste de la tête, Laura désigna son mentor :
- On ne me laisse pas le choix. Je dois aller à Brunswick... à moins que je ne me noie dans les douves où l'eau ne manque pas ! Et encore, je ne suis pas certaine qu'on me laisserait faire.
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