En effet, il se sait bel homme, plutôt séduisant et, comme il est assez fat, il se croit irrésistible. Au contraire de ce qu'il espère, il déplaît très vite à Marie-Antoinette : il y a en lui une intense fureur de vivre, une révolte contre toute contrainte, qu'elle soit politique ou religieuse, et un esprit libertin qui choquent la souveraine. Non seulement, elle repousse ses avances mais refuse de le rencontrer davantage. Il ne lui pardonnera jamais et nourrira, dès lors, une haine constante, attentive, patiente comme Marie-Antoinette en suscita souvent, une haine trop semblable à celle du mar- quis de Pontallec pour que les deux hommes ne se rejoignent un jour. Pour lui, le Roi est une brute, la Reine une catin et il cristallisera sur eux son exécration d'un pouvoir royal qui ne soit pas aux ordres de sa noblesse terrienne.

Philosophe à Paris où l'on apprécie ses libelles et pamphlets, il n'en redevient pas moins " féodal " sur ses terres du Vivarais, où il se rend assez souvent auprès d'une mère inquiète de voir évoluer de façon si peu habituelle la tournure d'esprit de son fils. Inquiète surtout de ses relations affichées avec la cantatrice Antoinette de Saint-Huberty qui fait à l'Opéra la pluie et le beau temps.

Élu député aux États généraux, il accueille la Révolution avec la joie de qui pense s'y tailler la part du lion, mais ses contradictions intimes lui feront prendre du champ assez vite. En dépit de son " libéralisme affiché " et de ses " idées éclairées " il a voté contre la suppression des privilèges durant la nuit du 4 août et fait montre d une certaine hostilité envers La Fayette. Il n'a d'ailleurs jamais éprouvé la moindre sympathie pour les combattants de l'Indépendance américaine. Il a fait paraître Mémoires sur les États généraux, qui rencontre un grand succès de librairie : selon l'état d'esprit dans lequel on le lit, chacun peut y trouver pâture à son goût. Fier de ce succès, il propose alors de mettre sa plume - moyennant une pension ! - au service du Roi. Celui-ci, sur le conseil du baron de Breteuil qui se méfie d'Antraigues, décline l'offre. Qu'à cela ne tienne : le comte la mettra au service de Monsieur dont il se rapproche. C'est ainsi qu'en 1790, il se trouve compromis dans l'affaire Favras (un projet d'enlèvement du Roi pour le remplacer par le comte de Provence); devinant que la corde qui avait pendu Favras risquait de s'approcher de son propre cou, il demande " un congé de quelques semaines " à l'Assemblée constituante et quitte la France sous le prétexte de faire soigner son foie par le fameux docteur Tissot de Lausanne. Il s'y installe momentanément et publie contre l'Assemblée nationale un pamphlet qui ne remplit guère sa bourse.

Celle-ci se trouvait même d'une platitude affligeante. Il ne touchait plus, naturellement, les droits seigneuriaux issus du Vivarais qui constituaient la presque totalité de sa fortune et ses droits d'auteur étaient dévorés. Il fallait trouver une solution; Antraigues la trouva en décidant d'épouser la Saint-Huberty à qui ses cachets et ses tournées, en France et dans les pays voisins, avaient rapporté et rapportaient encore une jolie fortune. Il lui écrivit de venir le rejoindre, elle accourut en mai 1790, donna quelques concerts et accepta finalement - avec une extrême jubilation intérieure - de devenir comtesse d'Antraigues, une élévation inespérée pour une fille d'opéra, révolution ou pas, et dont la comtesse mère de Louis-Alexandre pensa mourir de chagrin dans son Vivarais lorsqu'elle en eut connaissance.

Mais, s'il désirait rester en Suisse, Antraigues souhaitait aussi se rapprocher de la cour de Turin où, au début de l'émigration, le comte d'Artois avait trouvé refuge chez son beau-père. Ce prince légèrement farfelu présentait, pour Antraigues, le type idéal du roi tel qu'il le souhaitait : une marionnette entre les mains des grands qui détiendraient la réalité du pouvoir. Le comte était en effet de ceux pour qui la Fronde avait écrit une grande page d'histoire malheureusement avortée. Il alla donc s'installer à Mendrisio, chez l'un de ses amis, le comte Turconi, qui lui offrait Castel San Pietro comme résidence : c'est là que, le 29 décembre 1790, il épousait Antoinette Saint-Huberty. Là aussi qu'il eut la brillante idée de se mettre au service de l'Espagne en tant qu'agent de renseignements touchant tout ce qui concernait les affaires de la France. Ce qui peut paraître un paradoxe étant donné la distance entre son refuge et le pays natal, et le fait qu'il redoutait par-dessus tout d'y remettre les pieds. En ce qui concernait le monde des émigrés, il était facile à Antraigues qui, de 1790 à 1792, voyagea beaucoup entre Mendrisio, Turin, Milan et Venise, de justifier vis-à-vis de Las Casas les sommes d'argent qu'on lui versait. Ce l'était moins pour la France, encore que les journaux - et il y en avait beaucoup à l'époque - circulassent assez facilement, mais ce que voulait le comte, c'était être au cour de la politique, savoir ce qui se passait à l'Assemblée, chez les ministres, chez le Roi bien entendu puisqu'il était encore aux Tuileries, et, dans ce but, il eut l'idée de fonder un réseau de renseignements. Il avait gardé des amis, en France, qui voyaient en lui un grand esprit politique et il sut les convaincre de travailler pour lui. C'était le chevalier des Pommelles, retiré de l'armée et servant de secrétaire à deux députés de la Constituante; Pierre-Jacques Lemaître, d'une famille de négociants rouennais enrichis dans la traite des Noirs, qui avait la conspiration dans le sang, fourrait son nez partout, ce qui lui avait déjà valu quelques séjours en prison; il avait tout de même réussi à acheter la charge de secrétaire des Finances qui lui donnait l'occasion d'écrire de violents pamphlets contre son ministre. Enfin Duverne de Praile qui, lui, avait fait la guerre d'Indépendance américaine et possédait des relations dans tous les milieux politiques. Ces trois hommes avaient appartenu, comme Antraigues lui-même, comme le vicomte de Mirabeau (le frère du tribun), comme le chevalier de Jarjaye, l'abbé Brottier, beaucoup d'autres... et Batz lui-même, au Salon français, un club fondé en 1788, qui dès 1790 réunissait les royalistes les plus hostiles à toute réforme avec des nuances devenant des failles et des antagonismes : d'un côté les fidèles du Roi, de l'autre les tenants des Princes, à commencer par Monsieur.

C'est donc avec ces trois hommes qu'Antraigues lança son réseau. Leurs rapports prenaient la forme d'innocentes lettres commerciales écrites en lignes espacées permettant d'en ajouter une entre elles avec une " encre sympathique ", en l'occurrence du jus de citron qui se révèle en chauffant le papier. Le courrier partait par Troyes et se grossissait parfois de messages en provenance d'un autre affilié, Nicolas Sourdat, ancien lieutenant général de police de Troyes, qui au début avait prisparti ostensiblement pour la Révolution. Grâce à lui, Antraigues n'ignorait rien de ce qui se passait en Champagne ni d'ailleurs ce qui se passait en Provence, grâce encore à un certain Sautayra, député de la Drôme à la Constituante puis à la Législative, dont les apparentes convictions révolutionnaires ne furent jamais suspectées, ce qui par la suite le rendit extrêmement précieux...

Pour en revenir à la lettre qu'Antraigues écrivait en ce beau jour d'automne à son ami Las Casas, elle était surtout destinée à lui faire prendre patience. Le courrier marchait mal depuis le 10 août. La peur avait dû sécher toutes les plumes et le comte manquait d'informations, ce qui justifiait assez sa mauvaise humeur, son inquiétude aussi pour un réseau dont les fils s'étendaient de plus en plus loin. En effet, depuis l'entrée en guerre de la France contre la Prusse et l'Autriche, tout courrier partant hors frontières devenait suspect, les " informations commerciales " pouvaient être taxées d'espionnage ou d'intelligence avec l'ennemi, ce qui menait tout droit à l'échafaud. Enfin, ces deux sentiments jumeaux se trouvaient renforcés par l'impatience de voir arriver la grande nouvelle espérée.

Il ne faisait aucun doute pour le comte que les armées de Brunswick, de l'Autrichien Clerfayt et des émigrés ne feraient qu'une bouchée de celle des va-nu-pieds. La route de Paris était sans doute ouverte et, à cette heure, Brunswick devait avoir pris Paris... Paris qui aurait, poussé par une rage désespérée, massacré les prisonniers du Temple, laissant le champ... et le trône libres à Monsieur, que l'on rejoindrait bien vite pour profiter de la manne tombant obligatoirement sur ceux qui l'auraient aidé à s'emparer de la couronne... Comme il ne pouvait avoir d'enfants, celle-ci reviendrait vite au comte d'Artois. Au besoin on y aiderait.

Ainsi rêvait Louis-Alexandre, le nez et la plume en l'air, suivant vaguement de l'oil un choucas attardé tandis que les échos du château résonnaient à présent du désespoir de Didon. Ils arrivaient toujours sous la loggia et l'époux exaspéré se levait déjà pour lui crier de se taire quand Lorenzo, son serviteur, entra pour annoncer un visiteur :

- M. Carlos Sourdat demande à voir Monsieur le comte. Il arrive de France...

- Carlos Sourdat?... Ah oui, le fils! Fais-le venir !

Un jeune homme d'une vingtaine d'années, portant comme tout voyageur un peu aisé un manteau à collet, des bottes courtes sur des culottes collantes et un chapeau - que d'ailleurs il tenait à la main, montrant des cheveux noirs et des yeux d'Espagnol -, entra mais n'eut qu'à faire trois pas pour trouver Antraigues venu à sa rencontre avec un grand sourire.

- Quelle joie de vous voir, mon garçon ! Vous m'apportez la grande nouvelle ?

- La grande nouvelle?...

- Mais oui ! Votre présence en est la preuve : les routes sont libres. Brunswick, Frédéric-Guillaume et Monsieur sont à Paris ?

- Non, ce n'est pas une bonne nouvelle que j'apporte.

- Pas une bonne?... Ah, je vois! Ces maudits Parisiens ont massacré le Roi et peut-être aussi sa famille pour se venger. C'est dramatique ! Je le ressens cruellement, mais nous devons aller de l'avant, faire confiance à nos princes qui, grâce à Dieu, sont toujours vivants...

Il semblait parti pour faire une conférence, avec un tel feu que le jeune homme se demandait comment l'arrêter. Finalement, il prit le parti de crier plus fort que lui :

- Par pitié, monsieur le comte, laissez-moi parler! Votre joie m'effraie...

Coupé net dans son enthousiasme, Antraigues laissa retomber ses mains qu'il élevait vers le ciel comme pour le prendre à témoin de son triomphe.

- Ma joie vous effraie ? articula-t-il.

- Oh combien!... A cette heure le duc de Brunswick, le roi de Prusse et Mgr d'Artois avec ses émigrés doivent être de retour en Allemagne. C'est la raison pour laquelle mon père m'a envoyé, avec quelques risques bien entendu ! Il craignait qu'une lettre ne se perde ou ne tombe en de mauvaises mains. Et puis, moi, au moins, je peux répondre aux questions...

- Qu'est-ce que vous dites ?

Des quelques phrases émises par Carlos, Antraigues n'avait retenu que le début, mais il l'avait mieux entendu que sa question ne le laissait supposer et, quand le jeune homme voulut répéter, il lui imposa silence d'un geste de la main tout en retournant à son siège, où il s'assit lourdement avec l'air d'oublier totalement son visiteur. Il se remit à parler, mais cette fois c'était à lui-même :

- Impossible!... C'est mathématiquement impossible ! Une pareille armée ! La plus forte d'Europe et elle aurait reculé devant des troupes d'incapables qui ne savent que brailler en agitant des piques ? Les dernières nouvelles que j'ai reçues parlaient déjà de débandade. Alors, comment tout cela est-il possible?... Non, ça ne l'est pas! Il y a sûrement une erreur quelque part !

Carlos Sourdat se racla la gorge et dit :

- Sans doute dans les nouvelles que vous avez reçues, monsieur. Il y a eu bataille, à Valmy, où l'on s'est canonné durant des heures mais sans engagements de corps. Ensuite... on a traité et le général Dumouriez a permis à l'ennemi de faire retraite...

Les derniers mots firent bondir le comte :

- A permis? cracha-t-il. Avez-vous bien conscience des mots que vous employez, jeune homme ?

- Je n'emploie que les mots mêmes de mon père. Il vous fait dire qu'il ignore ce qui s'est passé exactement à Valmy mais qu'il s'efforce d'en apprendre le fin mot. Un bruit court à Paris, où il s'est rendu : on suppose que le vol des diamants de la Couronne a été commandé par Danton afin de pouvoir acheter Brunswick. C'est possible, mais il faut admettre que les troupes prussiennes et autrichiennes, décimées par la dysenterie, les fièvres et le temps abominable, ont eu quelques excuses...

- Foutaises ! Le temps était le même pour ceux d'en face...