- Ce n'est pas si loin, je peux l'y conduire ? Le baron eut l'ombre d'un sourire :
- Laura chez Morris? C'est l'agneau chez le loup. L'homme à la jambe de bois ne peut pas voir une femme un peu jolie sans lui sauter dessus. Comme il est plutôt bel homme et fort riche, cela lui réussit souvent.
- Je vois... mais si vous l'abandonnez à elle-même Dieu sait ce qu'elle va faire! En outre, n'oubliez pas qu'elle vous a été fort utile... et qu'elle ne demande qu'à l'être encore. Sinon elle n'a plus de raison d'exister. Sauf peut-être...
- Quoi donc?
- Cette affection que, depuis le 10 août, elle porte à...
- La petite Madame ? Vous y croyez ?
- Oui. Nous en avons parlé en revenant de Châlons. Elle a l'impression que l'enfant qu'elle a perdue aurait ressemblé à... cette petite fille et elle s'est attachée à elle spontanément...
Sans répondre, Batz acheva sa tasse de café. Il se moucha et lança à Pitou un regard noir :
- C'est bon. Allez la chercher et ramenez-la à la maison !
- Inutile. Vous pouvez être certain qu'elle refusera. Vous oubliez un peu vite que vous l'avez offensée en attribuant son dévouement à un regain d'intérêt pour un homme qui n'en a aucun...
- Oh que si, il en a ! Comme tout ce qui gravite dans l'entourage immédiat d'un prince sulfureux. Quelque chose me dit que je regretterai toute ma vie de l'avoir manqué, celui-là !
Et, se levant brusquement, le baron jeta un assignat sur la table, prit son chapeau rond et sortit du café sans plus s'occuper de Pitou.
- Quel foutu caractère ! marmonna celui-ci. Et moi, à présent, qu'est-ce que je fais ?
N'ayant pas de réponse immédiate à la question, il but d'un trait le verre de limonade qu'on lui avait servi, mit ses pieds sur la chaise abandonnée par Batz et se mêla de nouveau à la discussion qui se poursuivait autour de lui.
Il eût cessé de se poser des questions s'il avait pu voir, à la nuit tombante, une voiture noire qui pénétrait dans la cour de l'ancien hôtel de Concini, saluée par le poste de garde, eu égard au chapeau empanaché de plumes tricolores qui en coiffait l'occupant : pour ce soir, le citoyen Batz appartenait à la Commune. Une audace qui lui avait déjà réussi, la plupart des militaires de l'époque ignorant, à quelques exceptions près, les noms de ceux dont se composait la Commune de Paris et les noms de nombreux personnages " officiels " dont était faite la Convention...
Le vieux duc le reçut avec l'amitié qu'il lui avait toujours témoignée, mais Batz comprit que Pitou n'avait rien exagéré quand il lui dit :
- Je vais dire à notre chère Pontallec que vous êtes là. Je sais bien que vous lui avez donné un autre nom mais je n'arrive jamais à m'en souvenir... Un moment s'il vous plaît!
Un instant plus tard, Laura, seule, le rejoignait, toujours vêtue de la robe bleue qu'elle portait depuis Valmy. Adèle l'avait soigneusement nettoyée et repassée. Un grand fichu blanc croisé sur la poitrine et noué sur les reins lui rendait d'ailleurs une fraîcheur. Un instant, la jeune femme et le baron se regardèrent en silence comme deux duellistes qui s'étudient et, bien qu'elle n'eût pas répondu à son salut, ce fut lui qui commença :
- Je suis venu vous chercher, dit-il doucement. Vous ne pouvez pas rester ici.
- Et la raison s'il vous plaît? Je suis chez un ami...
- Un ami qui peut vous perdre par simple inadvertance.
- Le mal ne serait pas bien grand. Au fond, je suis fatiguée de cette comédie...
- Pourquoi? Parce que je me suis mépris, à Hans, sur vos intentions profondes ? Si c'est cela, je vous offre mes excuses bien sincères...
La voix était chaude, à son habitude, mais le ton teinté d'une ironie qui déplut à la jeune femme :
- En ce cas je les accepte... bien sincèrement et à présent vous pouvez me laisser.
- Pour que vous fassiez quoi ? Retourner à vos brillants projets de suicide?
- Cela me regarde.
- Non, Laura Adams, cela ne vous regarde plus. Vous oubliez que nous avons conclu un pacte aux termes duquel le choix de votre mort m'appartient. Vous m'avez donné des droits sur le contrôle de votre vie et je viens les réclamer...
Le regard de la jeune femme s'échappa pour se perdre dans les profondeurs du salon à demi démeublé. Batz sentit sa lassitude comme s'il l'avait touchée du doigt. Surtout quand elle murmura :
- Ne pouvez-vous l'oublier, ce pacte ? Vous me l'aviez proposé dans une bonne intention : celle de m'arracher à moi-même ; au fond, je ne vous suis pas d'une grande utilité.
- C'est à moi d'en juger. Vous faites désormais partie de cette petite troupe de soldats sans uniforme que j'ai réunis pour le service du Roi, mon maître, et il se trouve que vous avez parfaitement joué à Valmy le rôle que je vous avais assigné. Trop bien peut-être puisque je me suis mépris. Mais sachez-le, cela peut arriver encore...
- Ce n'est guère encourageant. Pitou qui a pour vous une sorte de dévotion doit faire erreur quand il prétend que vous ne vous trompez jamais.
- Il sait à présent que je ne suis pas infaillible, ce qui ne l'empêche pas de me garder sa confiance. Et puis je crois m'être déjà excusé et j'ai horreur des redites. Venez-vous? Marie vous attend. Elle sera heureuse de vous revoir...
- Moi aussi, mais je...
- J'ai besoin de vous. Pour le Temple !
Le visage de Laura s'éclaira soudain. Le mot pour elle était magique : il évoquait la tête blonde d'une petite fille qui avait su toucher son cour rien qu'en la regardant et en mettant sa petite main dans la sienne. Elle le répéta en écho :
- Pour le Temple ?
- Oui, c'est à ceux de là-bas que je dois consacrer désormais tout mon temps, toutes mes pensées. Ils mènent une vie précaire au milieu de gardiens grossiers qui les insultent et les abreuvent d'humiliations, mais nous arrivons malgré tout à communiquer avec eux. Venez-vous cette fois ?
- Oui. Pardon de vous avoir fait perdre un peu de ce temps dont je comprends à présent combien il est précieux, mais il ne faut pas m'en vouloir. Je me suis sentie tellement abandonnée...
Il alla vers elle, prit sa main et, les yeux dans les yeux :
- Ça je ne veux pas le savoir. Il faut vous mettre dans la tête que si le besoin s'en faisait sentir, je vous abandonnerais encore. Quel que soit le danger que vous couriez. Dans une conspiration, un chef ne doit jamais avoir d'état d'âme ! Allez vous préparer ! Je vais parler au duc.
Une heure plus tard, Laura retrouvait la petite chambre tendue de toile de Jouy où tout était comme elle l'avait laissé. Seul, le tilleul devant la fenêtre perdait ses feuilles. Marie, pour sa part, la reçut comme l'enfant prodigue, avec une affection qui toucha Laura en même temps qu'elle se réchauffait dans l'atmosphère sereine et douce dont la jeune comédienne semblait détenir le secret ; on se sentait bien auprès d'elle et il n'était pas difficile de deviner pourquoi Batz l'aimait... Ce qui l'était davantage, c'était de se défendre de l'envier.
L'enclos du Temple, jadis établi par les Templiers, avait joui à Paris, depuis le Moyen Age et jusqu'à la Révolution, d'un statut particulier, une sorte d'exterritorialité bien commode pour ses habitants parce qu'il constituait une ville dans la ville, défendue par des murailles hautes de huit mètres et des tours. Il avait abrité le palais du Grand Prieur appartenant au comte d'Artois puisque celui-ci était le dernier à porter ce titre, des bâtiments conventuels, une église, un donjon appelé la tour de César et une foule d'autres bâtiments. Il comprenait en outre de beaux hôtels particuliers, des boutiques d'artisans qui, non soumis aux règles corporatives, pouvaient travailler librement et des débiteurs insolvables qui s'y trouvaient à l'abri des poursuites. Au total 4 000 habitants, tous exempts d'impôts.
Depuis le 13 août, le Roi et sa famille habitaient le gros donjon sourcilleux construit sous Saint Louis par le frère Hubert. C'était une énorme tour carrée, haute de près de cinquante mètres et de quinze mètres de côté, flanquée de quatre tourelles rondes, le tout surmonté de toitures pointues portant de grandes girouettes. Y était accolée sur la face nord une construction plus petite, appelée la petite tour, où logeait l'archiviste. C'est dans cette tour qu'au début on avait installé la famille royale après en avoir tiré l'archiviste parce qu'elle était au moins habitable. Le temps d'installer l'intérieur du donjon dont on avait partagé les surfaces par des cloisons...
La répartition des logements était alors la suivante : les officiers de service au rez-de-chaussée; au premier étage le corps de garde, au second le Roi, le Dauphin et l'unique valet de chambre qu'on leur laissa, au troisième la Reine, Madame Royale, Madame Elisabeth et le ménage Tison qui était, en principe, un couple de domestiques, mais dont les trois captives auraient bien aimé être débarrassées car ils étaient les pires que l'on pût avoir. Des espions haineux, grossiers et mal embouchés...
- ... ils ne cessent de se plaindre d'être surchargés de travail, continua Batz qui venait d'exposer la situation de la famille royale aux quelques fidèles venus le rejoindre. Mais en fait, l'homme précieux, celui qui fait tout et qui représente notre espoir, c'est Cléry. Il était valet de chambre du Dauphin au palais et quand on a renvoyé les serviteurs qui avaient suivi leurs maîtres au Temple, il a demandé non seulement à continuer sa tâche, mais à être mis aussi à la disposition du Roi. C'est dire qu'il a accepté de s'enfermer avec Leurs Majestés sans espoir d'en sortir. Cela donne la mesure de son dévouement, mais s'il était seul au monde, nous aurions quelque peine à obtenir des nouvelles des prisonniers. Heureusement il est marié à une femme de cour, tout aussi admirable que lui. C'est par elle que ces nouvelles nous arrivent...
- Comment cela se peut-il? demanda Charles de Lézardière, un jeune Vendéen qui, avec ses parents et ses frères - dont l'un, prêtre, avait été massacré en septembre -, s'était mis récemment à la disposition de Batz ainsi que la maison de Choisy-le-Roi. Assis entre Marie et Laura, il suivait avec une passion visible la petite conférence du baron.
- C'est assez simple bien qu'extrêmement dangereux. Au moment des massacres, Cléry a mis sa femme à l'abri dans une petite maison de Juvisy-sur-Orge. Depuis qu'il est enfermé au Temple, il a obtenu, pour elle et pour sa sour, la permission de venir chaque jeudi lui apporter du linge propre, des vêtements nettoyés et tout ce dont il pourrait avoir besoin. Il leur remet, en échange, son linge sale et, à la faveur de l'échange, des petits billets sont glissés qui nous renseignent. Jusqu'à présent, le rôle de la sour de Mme Cléry était joué par une amie de la Reine, Mme de Beaumont, mais elle vient de tomber malade et il faut quelqu'un pour aider Louise à transporter ses paniers...
- Je suis comédienne, je peux jouer ce rôle-là, proposa Marie avec un sourire...
- Non, Marie. D'abord la Grandmaison est beaucoup trop connue. En outre, j'ai besoin que vous restiez ici. N'oubliez pas que vous y tenez table ouverte et que vous accréditez ma réputation de joyeux égoïste.
- En ce cas ce sera moi ! dit Laura tranquillement. Je ne sais pas où est Juvisy mais je suis sûrement assez forte pour transporter des paniers ou des sacs comme le faisait cette dame...
- Surtout avec le coche...
- Mais, coupa le jeune Lézardière, ce n'est pas possible : une Américaine ? Ces gens là-bas sauront tout de suite qu'elle n'est pas de la famille de Mme Cléry...
- Personne ne peut reprocher à cette dame d'avoir une sour à peu près muette, fit Laura en souriant. Je n'ouvrirai pas la bouche et voilà tout !
- C'est une excellente solution, dit Batz en lui rendant son sourire. Cependant, vous allez jouer ce rôle assez longtemps. Quelques chuchotements feront l'affaire. On n'a pas d'accent quand on chuchote. Pas plus quand on chante. Et a propos de musique, vous jouez je crois de la harpe ?
- Et très bien, dit Marie en prenant la main de son amie. Elle n'en sera que plus à l'aise dans le personnage de nièce de Mme Cléry qui, lorsqu'elle s'appelait encore Mlle Duverger, comptait parmi les meilleures harpistes de Paris. Je me souviens qu'en 1791, à la suite d'un concert spirituel, les Tablettes de la Renommée des Musiciens lui ont tressé des couronnes à propos de plusieurs sonates de Jean-Chrétien Bach [xiv]. La Reine adore la harpe. Elle en joue elle-même fort bien ayant été l'élève de Philippe Hinner; elle aimait beaucoup entendre Mme Cléry...
- Eh bien, je suis ravie de rencontrer bientôt une grande artiste, dit Laura en se levant. Et puisque nous sommes mardi, je suppose que je dois partir demain pour Juvisy ?
"Un homme pour le Roi" отзывы
Отзывы читателей о книге "Un homme pour le Roi". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Un homme pour le Roi" друзьям в соцсетях.