- Oui. Devaux vous accompagnera...
- Pourquoi pas moi ? protesta Pitou. J'ai l'habitude, il me semble.
- Sans doute, mais ne prétendez pas à l'exclusivité. Et je vous rappelle qu'à votre section de la Garde on vous a à l'oil! Enfin, Devaux connaît Mme Cléry. Pas vous !
- Autrement dit, je n'ai plus qu'à me taire! Désolé, Miss Laura! J'aime bien voyager avec vous...
Le surlendemain, Laura descendait du coche d'Étampes en compagnie de Mme Cléry, petite femme ronde d'une quarantaine d'années aux cheveux châtain clair, au nez un peu fort. Le coin des lèvres un peu relevé lui donnait facilement l'expression du sourire. Toutes deux étaient vêtues modestement et de façon à peu près semblable : robe de petite laine grise avec un fichu tellement remonté par-dessus le corsage que l'on pouvait y cacher la moitié du visage, bonnet de toile fine à bavolet, emprisonnant la plus grande partie de la chevelure et mante noire à capuchon. Laura portait deux sacs en tapisserie et sa compagne un grand panier.
Le temps s'était remis au beau. Il était sec et froid. Les deux femmes partirent d'un bon pas pour se réchauffer. Elles ne tardèrent guère à atteindre la rue du Temple par laquelle on accédait au palais du Grand Prieur, transformé en caserne, qu'il fallait traverser de part en part pour atteindre la Tour. Encore celle-ci était-elle protégée par un mur, achevé à la fin du mois de septembre. Pour disposer des pierres nécessaires, le citoyen Palloy - le démolisseur de la Bastille - avait jeté bas d'anciens bâtiments conventuels comme le chapitre, l'auditoire et le bailliage. Ce mur était percé de ce côté-là d'un guichet, au-delà duquel on se trouvait dans un espace vide planté de marronniers, qui affectait des airs de jardin. Au milieu, sinistre à souhait, se dressait le vieux donjon des Templiers.
Le cour de Laura battait fort dans sa poitrine tandis que l'on franchissait les différents obstacles : la sentinelle de la rue du Temple, la cour d'honneur où veillaient des canons et où le concierge contrôla les autorisations de visite aux noms de Cléry Louise et de Duverger Agathe -cette dernière étant la carte dont se servait jusqu'alors Mme de Beaumont. Ensuite, ce fut le bref parcours à travers le joli palais où Mozart enfant avait joué du clavecin dans le salon des Quatre-Glaces, à présent envahi de soldats et déjà dégradé, sali. Le passage des deux femmes souleva quolibets et plaisanteries qui d'ailleurs ne les troublèrent pas beaucoup : la petite Mme Cléry était une forte femme. Quant à Laura, son récent séjour chez les Prussiens l'avait aguerrie. Enfin, le guichet du mur franchi, la grande tour se dressa devant elle et elle eut soudain l'impression de se trouver devant un monstre comme les vieilles légendes en évoquaient à la veillée, une espèce d'ogre qui avait avalé tout la famille royale et entendait sans doute la laisser pourrir dans ses entrailles. Dès ce premier regard, la Tour fut son ennemie. Elle pensa que Batz avait raison quand il disait qu'il y avait mieux à faire d'une vie que d'y mettre fin pour qui n'en valait pas la peine. La sienne pouvait être utile à Marie-Thérèse. C'était à cela, uniquement, qu'il fallait penser à présent et son cour s'apaisa. Ce fut d'un pas singulièrement ferme qu'elle franchit le seuil de la porte basse et étroite - évidemment gardée - par laquelle on avait accès à l'escalier, pris dans l'une des tourelles, et à ce que l'on appelait la salle du conseil où se réunissaient les officiers municipaux. C'était une salle basse aux voûtes pesantes, où la lumière du jour, comme dans tout le reste du donjon, ne pénétrait que par l'étroite bande laissée en haut par les abat-jour de bois, sortes d'entonnoirs allant s'évasant que l'on avait posés devant toutes les fenêtres cependant armées de barreaux. Aussi employait-on les chandelles la plus grande partie de la journée. La pièce sentait le moisi, le renfermé, la cire froide.
Mme Cléry fut saluée avec une certaine bonhomie par les municipaux de garde. On la connaissait et puis elle était toujours aimable, volontiers souriante. Tandis qu'elle et Laura déposaient sacs et paniers sur la grande table, on lui dit qu'on allait chercher Cléry, pendant que l'on fouillait ce qu'elle apportait.
Avec ceux qui effectuaient ce contrôle il y en avait un qu'elle ne connaissait pas et qui s'était retiré à quelques pas pour examiner les autorisations de visite des deux femmes. C'était un petit homme maigre au teint bilieux, avec une verrue sur le nez, des poches sous les yeux et de vilaines dents. Tout en scrutant les deux cartes, son regard revenait souvent à la plus jeune des deux femmes et soudain, il se rapprocha.
- Dis-moi, citoyenne, tu es la sour de la citoyenne Cléry ? Vous n'avez pas eu le même père, alors ?
De la voix chuchotée que lui avait conseillée Batz, Laura répondit :
- Je ne suis pas sa sour, je suis sa nièce. Agathe Duverger est ma mère... et elle est malade.
- Toi aussi on dirait. Tu ne peux pas parler plus fort?
La jeune femme désigna son cou : sous le fichu pigeonnant, il était entouré plusieurs fois d'une écharpe de soie.
- C'est vrai, j'ai été malade... et j'ai perdu ma voix.
- Tant pis pour toi, mais cela n'explique pas pourquoi tu te sers d'une carte qui n'est pas la tienne...
Laissant les municipaux continuer leurs investigations, Louise Cléry vola au secours de sa compagne :
- Tu as vu ce qu'il me faut apporter... et remporter d'ailleurs, depuis Juvisy? Je ne peux pas faire toute seule, citoyen, il faut comprendre... En outre, je ne viens qu'une fois la semaine, et pour la carte il faut du temps.
- Eh bien, tu n'as qu'à habiter plus près. Qu'est-ce que c'est que ça?
Il se ruait sur un jeu de dames qu'un de ses collègues venait de sortir d'un sac.
- Ben... Un damier, fit celui-ci.
- Mon mari me l'avait donné pour que je le fasse réparer.
- C'est celui dont se sert Capet, j'imagine ?
- Bien sûr. Personne ne l'a jamais interdit. L'homme vint regarder Mme Cléry sous le nez et aboya :
- Peut-être, mais moi, ça me paraît suspect ce machin qui se promène où on veut l'emmener. Alors, vous autres, faites-moi sauter toutes les cases de ce damier histoire de voir si y a des messages cachés dessous.
- Mais, citoyen Marinot, y sera inutilisable? protesta un jeune municipal...
- Pourquoi ? Y aura qu'à tout recoller et puis si il sert plus à rien on l'jettera, voilà tout !
A ce moment, Jean-Baptiste Cléry apparut sur les dernières marches de l'escalier, un gros paquet de vêtements sous le bras. Aussitôt Marinot lui sauta dessus :
- Dis donc, citoyen, on t'avait autorisé à recevoir la visite de ta femme et de ta belle-sour, pas de toute ta famille?...
- Agathe est malade, s'empressa d'expliquer Mme Cléry et j'ai demandé à notre nièce Claire...
Sans s'émouvoir, Cléry, qui était un homme blond au visage placide et peu expressif, répondit :
- Tu as bien fait, ma femme... et soudain, il perdit un peu de cette belle sérénité en voyant voler les petits carrés de bois. Oh, mon damier !
- Fais pas d'histoires, citoyen ! Contente-toi de dire merci si on te le rend !
Sans insister, sachant bien que c'eût été inutile, Cléry embrassa sa femme et sa " nièce ". Puis il sortit d'une de ses vastes poches deux bijoux d'or et d'émail dont la vue fit frissonner Laura quand il les posa sur la table et que la lueur des bougies les caressa.
- Voilà ce que vous avez exigé, dit-il d'une voix lasse.
C'étaient la croix de l'Ordre de Saint-Louis au bout de son ruban feu, et l'insigne de la Toison d'Or mais une Toison d'Or qui n'avait rien de comparable avec celle de Louis XV. Celle-là ne portait en son centre qu'un simple saphir. Marinot se jeta dessus avec une joie mauvaise :
- Parfait! Capet n'est plus rien. C'est une honte qu'on lui ait laissé jusqu'à maintenant ces " hochets de vanité ". Il se sentira plus léger... Et on vendra ça au poids de l'or !
A ce moment, se produisit un incident inattendu. La porte de la tour venait de se rouvrir pour livrer passage à Louis XVI et à sa famille qui rentraient de leur promenade quotidienne dans le " jardin ". Toutes les têtes se tournèrent vers eux et Laura, dans un réflexe désespéré, se cramponna à la table pour empêcher ses genoux de plier pour la révérence. L'effort qu'elle s'imposa se traduisit alors sur son visage par une expression quasi douloureuse. Les trois femmes qui entraient s'en aperçurent. La Reine et Madame Elisabeth inclinèrent légèrement la tête avec l'ombre d'un sourire, mais la petite Marie-Thérèse, dans son innocence, sourit franchement à cette figure amie qu'elle revoyait soudain. Il n'en fallut pas plus pour déchaîner la colère du citoyen Marinot :
- Un complot! J'aurais juré que c'était un complot, hurla-t-il. Qu'est-ce que ces femmes sont venues faire ici? Et cette prétendue nièce qui a perdu sa voix? Encore heureux qu'elle soit presque muette : elle aurait été capable de nous crier " Vive la Reine " à la figure, cette garce ! Oh, mais on va éclaircir tout ça!...
- Citoyen, intervint Cléry, il n'y a rien à éclaircir. Ma nièce ne s'attendait pas à voir les prisonniers. Elle a été saisie et cela a amusé la petite fille !
- T'oses pas dire la princesse, hein, mon gros ? T'as raison parce qu'elle est plus rien qu'une morveuse comme les autres ! N'empêche que je vais les cuisiner, ta femme et ta nièce, et de la bonne manière !
Cela dura trois heures. Trois heures d'injures, de questions stupides ou venimeuses après que l'on fut allé quérir la femme Tison pour fouiller " les prisonnières ". Marinot était déchaîné et sa fureur impressionnait même ses camarades habitués à son caractère détestable. N'ayant rien trouvé pour alimenter un acte d'accusation quelconque, il était prêt à faire emmener les deux femmes à la Commune pour qu'on les jette dans une prison quand un membre de ladite Commune, le citoyen Lepitre, fit son apparition. Aussi calme et flegmatique que l'autre était agité, il écouta d'abord le réquisitoire bafouillant de fureur de l'énergumène puis le timide plaidoyer de Cléry, après quoi il revint à Marinot :
- Tu as trouvé quelque chose, citoyen?
- Non, rien, admit l'autre de mauvaise grâce, mais il n'empêche que l'Autrichienne, sa belle-sour et sa fille ont fait des signes à ces femmes.
- Faut pas voir le mal partout, citoyen Marinot ! Ces femmes ne sont pas des aristocrates, ça se voit tout de suite, et on connaît la citoyenne Cléry...
- Peut-être pas si bien que tu le crois, citoyen commissaire ! Je suis sûr que leur tanière de Juvisy est un lieu de rendez-vous des ennemis du peuple !
- Tu as peut-être raison, concéda Lepitre avec un sourire lénifiant. Il est certain que ce logis un peu éloigné peut permettre... bien des choses. Le mieux serait que la citoyenne Cléry vienne habiter... pas trop loin de son mari...
Marinot eut un gros rire :
- Tu veux qu'on la mette dans la Tour ? J'ai rien contre, mais il n'aura plus de chemises propres...
- N'exagérons rien ! Il y a des logements vides dans l'enclos du Temple avec tous ces foutus aris-tos qui ont déguerpi...
- Tu n'es pas un peu malade? C'est des vrais palais leurs maisons !
- Fais un peu attention à qui tu parles, citoyen Marinot! protesta Lepitre. Ils avaient des belles maisons, ça c'est vrai, mais y a pas que ça ! Tiens, par exemple la rotonde où y avait le marché et qu'est là-bas, de l'autre côté du mur. Y a tout un étage vide... au-dessus.
Marinot alla jusqu'à la porte pour considérer l'endroit pendant que Lepitre ajoutait plus bas :
- T'aurais aucun mal à les surveiller... Cependant, Cléry, sa femme et Laura avaient suivi ce dialogue avec inquiétude. Le mari se reprit le premier et objecta :
- Mais, citoyen, ce sont des petits logements et nous avons des enfants, il y a ma belle-sour et la campagne c'est toujours meilleur que la ville...
- Eh bien, tes enfants et ta belle-sour resteront à Juvisy. Tu devrais être content de mon arrangement. Tu pourras au moins apercevoir ta femme tous les jours par-dessus le mur.
Mme Cléry allait, à son tour, émettre un avis peu enthousiaste quand elle sentit soudain des doigts durs serrant sa main pour l'inviter au silence. Alors, avec le haussement d'épaules de quelqu'un qui prend son parti, elle dit à son époux :
- Tout compte fait, ce serait une bonne idée, Jean-Baptiste. Je me tourmente tellement pour ta santé! Tu as les bronches faibles et nous allons vers l'hiver. Je pourrais au moins t'envoyer des remèdes à temps... Je te remercie, citoyen Lepitre ! Tu es un homme bon. Mais à présent, il faudrait que nous partions ! Il n'y a plus de coche, à cette heure, le chemin est long jusqu'à Juvisy... et nous sommes chargées, ajouta-t-elle en montrant ses sacs à nouveau pleins.
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