Débarrassé de son long manteau à grands revers par un domestique prévenant qui n'était autre qu'un ancien forçat, Batz prit place dans le fauteuil qu'on lui désignait et accepta le verre de bourgogne qu'on lui offrait; puis, quand le serviteur se fut retiré, il ouvrit la bouche, mais Le Noir le devança :

- Vous venez me parler du décret d'accusation que la Convention a pris aujourd'hui contre le Roi. Si vous voulez savoir ce que j'en pense, c'est une ineptie parfaitement illégale et totalement monstrueuse. Mais que voulez-vous attendre d'autre de ce genre d'assemblée?

- Je venais en effet vous en parler, mon cher Le Noir, mais accessoirement.

- Accessoirement ? Alors que le Roi va y jouer sa vie?

- Ça, je ne le sais que trop, et aussi que l'on paraît bien décidé à lui ôter toute chance de s'en sortir. Et c'est cela qui m'amène. Sauriez-vous me dire qui a fait enlever tout à l'heure de son domicile l'ambassadeur d'Espagne ?

L'ancien lieutenant de police leva un sourcil :

- Le chevalier d'Ocariz, enlevé ? Tiens donc !

- N'est-ce pas?... Il semble que ces gens soient devenus fous. Il y a là de quoi exaspérer le roi Charles, un des rares souverains européens qui n'aient pas encore déclaré la guerre...

- Ces gens ? Vous entendez les conventionnels ?

- Et qui d'autre?

- Mon cher ami, je ne sais pas encore ce qui s'est passé au juste, mais je peux vous assurer que cette horde d'énergumènes n'est pour rien dans l'aventure. Il n'y a pour cela aucune raison.

- Ah, vous trouvez? La banque Saint-Charles de Madrid a garanti à la banque Le Coulteux une somme de...

- ... deux millions destinés à acheter suffisamment de monde, sinon pour éviter la mise en accusation du Roi, du moins pour lui gagner quelques " consciences pures ". Seulement, en homme honnête, courageux mais pas très futé qu'il est, notre hidalgo a commencé par clamer à tous les échos qu'il s'opposerait à toute entreprise destinée à traiter le Roi autrement qu'en oint du Seigneur et donc sacro-saint...

- Il était dans son rôle. Le roi de France est tout de même le chef naturel de la famille des Bourbons, ceux d'Espagne n'étant que la branche cadette.

- Tout à fait d'accord, mais il aurait dû s'en tenir là et ne pas laisser entendre, urbi et orbi, de façon un peu trop transparente qu'il était prêt à récompenser les bonnes volontés. Ça donne à penser ce genre de propos.

- C'est possible. En ce cas le crime est signé, il me semble : deux ou trois de ces messieurs ont voulu s'adjuger la totalité de la somme. D'où l'enlèvement...

- Non. Il y a un détail que vous ignorez c'est qu'Ocariz est en excellents termes avec Chabot.

- Quoi? lâcha Batz abasourdi. C'est impossible !

- Pas quand il s'agit de femmes. Connaissez-vous les trois filles du colonel d'Estat?

- Il m'est arrivé de les rencontrer quand les dames de Sainte-Amaranthe tenaient encore salon au Palais-Royal. Elles sont de mours plutôt faciles. L'aînée, si je me souviens bien, a épousé un Suisse, le baron de Billens, reparti après le 10 août vers son Helvétie natale. La femme est restée. Elle serait aussi la maîtresse du banquier anglais Ker. C'est du moins l'évangile selon Tilly, que d'ailleurs je n'ai pas vu depuis longtemps.

- Il est à Bruxelles et pas du tout pressé d'en sortir mais revenons aux trois sours : la plus jeune est la maîtresse de votre vieil ennemi es finances l'abbé d'Espagnac, grand ami de Chabot, et la cadette celle de votre Ocariz...

- Ocariz trompe sa femme? Il en paraît pourtant fort épris.

- Eh bien, disons qu'il trompe tout son monde en même temps. Pour en finir avec l'histoire, les trois couples soupent assez souvent ensemble chez la baronne de Billens et Chabot est presque toujours de la partie. On lui trouve alors une compagne et ces petits divertissements l'aident à supporter la vie un peu chiche qui est la sienne. Non, mon ami, il faut chercher ailleurs les ravisseurs. Je vais d'ailleurs m'en occuper et je vous tiendrai informé, mais je ne vous cache pas que vous êtes arrivé ici à point nommé : j'allais vous envoyer chercher pour vous apprendre une nouvelle qui ne manquera pas de vous intéresser : votre ami Antraigues est à Paris.

- L'araignée de Mendrisio? fit Batz avec un mépris teinté d'amertume. Que vient-il faire ici ?

- Je ne le sais pas encore. Il se cache sous son habituel avatar de Marco Filiberti, négociant de Milan, mais je jurerais que cela a quelque chose à voir avec vous. Deux choses en effet peuvent le faire sortir de son refuge : la cupidité et la haine qu'il vous porte...

- ... et que je lui rends avec usure! Il y a huit ans, ce misérable a essayé de me faire passer pour un tricheur ; en outre il clabaudait sur ma famille, disant que ma noblesse était fausse, que je descendais de je ne sais quel Juif allemand. Il a même réussi par je ne sais quelle perfidie, à mettre dans son jeu le fameux Chérin, le généalogiste de la Cour...

- Oh, j'ai su tout cela et je n'ai pas oublié que le Roi, en personne, a ordonné la création d'une commission où ont pris place les plus grands spécialistes, comme Dom Clément et Dom Poirier, les fameux Bénédictins de Saint-Maur, plusieurs membres de l'Académie française... et aussi M. Chérin, et que tous ont rendu à l'ancienneté de votre noble famille ce qui lui était dû. Là-dessus, vous avez mis quelques pouces de fer dans les côtes de M. d'Antraigues et le Roi, qui décidément vous aime bien, vous a envoyé à Madrid... en mission secrète.

- Ce sont de ces choses que l'on n'oublie pas... Comment ne serais-je pas dévoué corps et âme à celui qui a pris soin de mon honneur de si éclatante façon? Je suis au Roi, mon ami... et je ne veux pas qu'on me le tue ! ajouta-t-il dans une soudaine explosion de colère. Quant à Antraigues...

- Il n'a certes pas les mêmes raisons que vous de l'aimer. Louis XVI lui a fait savoir qu'il n'était pas désirable à la Cour et la Reine l'a autant dire fichu à la porte. Aussi est-il tout dévoué aux princes.

- Alors que vient-il faire ici?

Le Noir ne répondit pas tout de suite. Il avait quitté son grand fauteuil à l'ancienne, tendu de cuir par de gros clous de bronze, et arpentait lentement la natte indienne qui servait de tapis dans son bureau. Il se mit alors à réfléchir tout haut :

- Il a gardé - tout comme Monsieur - de nombreuses accointances parmi les hommes en place. Dans sa tanière du bout du monde, il apprend bien des événements et quelque chose me dit qu'il vient à la curée. Il sait déjà, soyez-en sûr, que la Convention s'apprête à juger le Roi.

- Elle n'en a pas le droit. Qu'elle ait voté le décret ordonnant le jugement est une chose, mais le Roi ne peut être traduit que devant les Parlements ou alors l'Appel au peuple !

- Elle se moque de tout ça. Soyez-en sûr, elle va s'arroger ce droit-là. Comme elle s'arroge tous les autres. Reste à savoir si elle aura l'audace de l'envoyer à la mort. Je suis certain qu'Antraigues est là pour l'y aider et si je pense que sa présence a quelque chose à voir avec vous, c'est parce qu'il sait que vous ferez l'impossible pour sauver votre maître... et qu'il compte faire d'une pierre deux coups. Ainsi, mon ami, gardez-vous bien! fit en conclusion l'ancien lieutenant de police en posant une main sur l'épaule de son visiteur.

- Je n'y manquerai pas, sourit celui-ci. Mais... que faisons-nous pour Ocariz?

- Vous, rien. Vous avez d'autres chats à fouetter. Quant à moi, je vais simplement faire prévenir Chabot de l'événement. Ou je me trompe fort, ou il va faire un bruit de tous les diables parce que lui aussi les deux millions l'intéressent. Les ravisseurs, qui pourraient bien être des hommes d'Antraigues, prendront peur et je jurerais qu'on lui rendra son ami en bon état.

- Son ami ? gronda Batz avec dégoût. Vous êtes sûr de cela?

- Tout à fait. En se servant des femmes on obtient de curieux résultats, mais il est évident que notre Espagnol ne se vante pas de cette amitié-là. Il en a peut-être même un peu honte... et cela ne l'empêche pas d'être votre ami de tout son cour... et de vouloir sauver le Roi. Sur ce point d'ailleurs, il n'a pas le choix : c'est un ordre de son souverain à lui!

- Eh bien, je m'en remets à vous ! soupira Batz en se levant.

A cet instant, le serviteur entra et vint dire un mot à l'oreille de son patron qui releva les sourcils :

- Le père Bonaventure ? Il est là ?

- C'est bien lui, monsieur. Il a dit son nom.

- Alors fais-le monter. Et prépare du vin chaud!... Et quelque chose à manger. Il en a toujours plus ou moins besoin... surtout quand il fait froid ! Restez encore un moment, baron ! ajouta-t-il pour son visiteur.

- Mais vous attendez quelqu'un?

- Sans doute, cependant Bonaventure Guyon vaut la peine d'être vu. C'est un ancien religieux. Il était même, avant les troubles, prieur de l'abbaye Saint-Pierre de Lagny et il a reçu le don de voyance.

J'ai entendu parler de lui pour la première fois par le cardinal de Rohan durant l'instruction du fameux procès. Celui-ci déplorait de ne pas l'avoir écouté...

- Il l'avait donc consulté ? Cagliostro ne lui suffisait plus ?

- C'était avant Cagliostro. Louis XV vivait encore et Guyon avait prédit sa mort prochaine ainsi qu'un règne tragique pour son successeur. Rohan a voulu en savoir plus et un soir il est allé à Lagny. Discrètement bien sûr. Or, non seulement le prieur a confirmé ses prédictions, mais il lui a conseillé de ne jamais s'approcher de bijoux en diamants qui pourraient être la cause de sa ruine.

- Et comme Cagliostro est arrivé entre-temps, il a oublié la prédiction...

- Vous voyez bien que non puisqu'il m'en a parlé, mais il s'en est souvenu trop tard. La comtesse de La Motte l'avait envoûté avec le mirage d'une réconciliation... intime avec la Reine. Et il a acheté le collier de Boehmer et Bassange, pensant lui plaire.

Le Noir s'interrompit pour aller au-devant du vieillard que son valet accompagnait. Il le reçut avec plus d'égards sans doute que s'il eût été grand seigneur, et cela en dépit de son apparence minable. Vêtu d'un surtout vert olive passablement élimé, d'un gilet noir et d'une culotte en satin marron, Bonaventure Guyon avait environ soixante-dix ans. Il avait de longs cheveux blancs sous un vieux tricorne noir cachant la tonsure, des joues pâles et ravinées par les rides; sous l'ombre du chapeau brillaient des yeux d'un bleu extraordinairement clair et lumineux. Des yeux qui avaient toujours l'air de voir au-delà de ceux sur qui ils se posaient. Et ce fut sur Batz qu'ils se posèrent tandis qu'on l'aidait à s'asseoir dans le fauteuil que le baron venait d'abandonner. Il y avait dans leur profondeur une surprise qui en quelques secondes se changea en angoisse. Il eut même, de sa main maigre aux doigts écartés, un geste de refus.

- Eh bien qu'y a-t-il ? dit Le Noir avec un rien d'agacement.

- Je ne sais pas, répondit le vieil homme sans quitter Batz des yeux, il y a, sur ce gentilhomme, une auréole bleue... d'un bleu admirable... rayonnant, et pourtant il s'agit de quelque chose de terriblement maléfique!... Monsieur, vous devez vous préparer à de grandes épreuves mais, à cause de cette lueur bleue, je ne saurais vous dire de quoi il s'agit... Pardonnez-moi, je pourrai peut-être vous en apprendre davantage un autre jour. Si vous voulez venir me voir, bien sûr! J'habite à la Contrescarpe... rue de l'Estrapade, numéro 13...

- Je n'y manquerai pas, dit Batz en le saluant avec un respect souriant, mais ne soyez pas en souci pour moi! J'ai l'habitude de regarder les épreuves en face...

Le valet revenait avec un plateau chargé qu'il posa devant le père Guyon après avoir fait un peu de place sur le bureau encombré.

- Je vous raccompagne ! dit Le Noir en prenant Batz par le bras.

Lorsqu'ils furent dans le vestibule, il dit encore :

- Votre ami Pitou fait preuve d'un beau courage mais il est imprudent. Avec ses amis Nicolle, Ladevèze, Cassât et Leriche, il vient de lancer une nouvelle gazette, le Journal historique et politique, qui rencontre du succès parce qu'il est hostile à la Convention. Et en plus ils en préparent un autre, le Journal français, qui est pire encore si cela se peut...

- Il ne m'en a rien dit et j'avoue ne pas avoir lu les gazettes ces derniers temps : elles me rendent malade. Comment se fait-il qu'il m'ait caché cela ?

- Il pense sans doute que votre part de soucis est suffisamment importante quelle que soit la largeur de vos épaules et il entend combattre à sa manière. Ce que lui et ses amis cherchent à obtenir, c'est un retournement d'opinion en faveur du Roi. Seulement, à ce jeu ils risquent leur tête...