- Ils le savent, n'en doutez pas. Et je ne peux qu'approuver leur idée. Si l'on ose mettre le Roi en jugement, nous allons avoir besoin de toutes les consciences, de toutes les révoltes.

- Mais oseront-elles s'exprimer ? La peur est un terrible agent dissuasif. Elle peut fermer bien des bouches, retenir bien des bras... Quoi qu'il en soit, je vous aurai prévenu. Faites à votre guise... avec mon entière bénédiction, mais prenez garde à vous ! Au moment de partir, Batz revint sur ses pas.

- Avec tout le respect que je vous dois, Monsieur, m'autorisez-vous une question?

- Je vous les autorise toutes.

- Puisque vous me bénissez si généreusement, c'est que vous voulez aider le Roi. Cependant, mon ami, vous êtes franc-maçon?

- Oui... fit Le Noir avec un sourire plein de malice qui donna un charme nouveau à son fin visage. Cela vient de ce que j'ai beaucoup vu et beaucoup vécu. Lorsque l'on est jeune, on est vite séduit par une sorte de fraternité. Et puis il y a les rites secrets et tout le parfum de mystère qui s'en dégage, mais je hais l'excès en tout et ce que nous voyons depuis des mois me désole. De même que me hérissent certaines maximes " secrètes " parce que injustes. " Foulez aux pieds les lys de France ! " Et pourquoi pas l'aigle impériale ? Pourquoi pas les léopards d'Angleterre? Parce qu'ils ont bec et griffes ? Notre pauvre et bon roi n'en a pas, lui, de griffes ! C'est peut-être pour cela que je l'aime. Je vous ai répondu?

- Tout à fait... mais je n'étais pas inquiet. Bonne nuit !

Après avoir vu Batz remonter dans son fiacre, Le Noir referma le vantail découpé dans la grande porte cochère, puis le rouvrit aussitôt, tout juste assez pour offrir à son oil un champ de vision. Son instinct de policier lui soufflait que Batz devait être suivi et, en effet, il vit une seconde voiture passer devant sa porte...

Alerté par ce que venait de lui dire son vieil ami, le baron, qui n'y songeait pas en quittant le Palais-Égalité, s'aperçut vite qu'il était suivi. Il n'hésita qu'un instant et décida de changer de direction. Pas question d'emmener à Charonne ceux qui ne pouvaient lui vouloir que du mal ! Du pommeau de la canne qui ne le quittait jamais lorsqu'il était sous son aspect normal - elle contenait en effet une solide lame d'épée -, il frappa à la vitre le séparant du cocher :

- J'ai changé d'avis, dit-il. Il est trop tard pour franchir la barrière. Conduis-moi rue Ménars, citoyen !

- J'aime mieux ça, approuva l'homme. Mon cheval est fatigué et moi aussi...

Depuis que des troubles graves agitaient Paris, Batz n'allait plus que rarement dans cette jolie maison dont, avant la Révolution, il habitait le rez-de-chaussée alors que Marie Grandmaison habitait à l'étage. C'est là qu'ils s'étaient connus, aimés, et cet endroit leur était cher à tous deux. Batz avait acheté le bâtiment et en avait modifié l'intérieur pour établir une communication directe entre les deux logis. Depuis, ils avaient trouvé Charonne qu'il préféraient l'un comme l'autre, mais ils ne s'étaient jamais défaits de la rue Ménars. Quant aux autres demeures que Batz attribuait aux divers personnages qu'il assumait - l'impasse des Deux-Ponts, la rue du Coq et autres -, Marie en ignorait les adresses tout en sachant qu'elles existaient car il tenait par-dessus tout à lui éviter le plus d'angoisses possible... Pour ce soir, il savait qu'elle s'inquiéterait en ne le voyant pas venir rejoindre Morris et Devaux comme il l'avait annoncé. Ce n'était pas la première fois que cela arrivait et la jeune femme n'en serait pas moins une hôtesse attentive, surtout pour l'Américain qui, par prudence, passerait la nuit là-bas, ce qui permettrait à Batz de le retrouver le lendemain matin.

Arrivé à destination, il descendit, paya généreusement le cocher et, tirant de sa poche une clef, il alla ouvrir sa porte du pas tranquille du parfait citoyen rentrant chez lui. Quand il referma, le fiacre était déjà reparti.

A l'intérieur il ne faisait pas chaud. Le poêle de faïence de l'antichambre était éteint, bien entendu, mais, à sa grande surprise Batz vit de la lumière filtrer sous la porte du salon. Il y avait là quelqu'un et, tout de suite, Batz fut sur ses gardes : seule Marie possédait une autre clef du logis et ce ne pouvait pas être elle puisqu'elle l'attendait à Charonne...

Connaissant parfaitement les aîtres, il se garda d'allumer, ouvrit sans bruit un petit placard pris dans une boiserie et en tira une paire de pistolets qu'il arma à tâtons avant d'en glisser un dans sa ceinture de façon à pouvoir s'en saisir rapidement ; puis, tenant l'autre dans son poing gauche, il s'avança vers la porte du salon sans faire plus de bruit qu'un chat sur le dallage de marbre blanc à bouchons noirs. Sous sa main libre, le loquet se leva silencieusement et la porte s'entrouvrit, découvrant un spectacle qui pour être paisible et rassurant ne lui en arracha pas moins une exclamation de colère et de stupeur :

- Mais que faites-vous là?

Il y avait de quoi être surpris. La jeune fille qui dormait tranquillement sur une ottomane tendue de damas bleu et blanc, auprès de la cheminée où flambait un bon feu, n'aurait jamais dû être là, mais dans sa chambre, chez ses parents qui n'habitaient pas rue Ménars mais rue Buffault. Elle se nommait Michelle Thilorier, était la fille d'un couple avec lequel, depuis la Constituante, Batz entretenait des relations amicales, sans plus. Il n'avait pas mis les pieds chez eux depuis la première attaque des Tuileries, le 20 juin précédent, et ne voyait pas du tout ce que leur fille pouvait bien faire dans un appartement où il ne venait jamais. Comme, réveillée en sursaut, elle se levait brusquement avec, au fond de ses yeux d'un bleu de faïence, une expression de crainte, Batz regretta sa brusquerie et s'excusa :

- Pardonnez-moi, Michelle, je ne m'attendais vraiment pas à vous trouver chez moi. Ceci mérite, il me semble, quelques explications. Vous attendiez quelqu'un? ajouta-t-il en désignant le petit souper de fruits et de gâteaux disposé sur un guéridon.

Elle était devenue très rouge et tortillait entre ses doigts un petit mouchoir de batiste. C'était une assez belle fille, plutôt grande avec d'épais cheveux d'un blond de blé mûr et une peau très blanche qui changeait de couleur à la moindre émotion, allant ainsi du vert pâle au rouge ponceau. Elle baissait la tête et n'osait pas regarder Batz. Sa réponse lui parvint dans un souffle :

- Oui... vous.

- Moi? Comment pouviez-vous savoir que je viendrais ce soir alors que je l'ignorais moi-même.

- Je ne le savais pas. Je l'espérais... comme chaque fois que je viens.

- Et vous venez souvent?

- Cela dépend. Au moins deux fois la semaine.

- Ah bon ! Et comment entrez-vous ?

- C'est facile : j'ai... j'ai fait faire une clef.

- Et vos parents? Ils vous laissent sortir la nuit?

A mesure que le dialogue se déroulait, elle reprenait de l'assurance. Elle esquissa même un petit sourire :

- Ils me croient chez mon amie Fanny. Elle habite près d'ici. C'est ce qui m'a donné l'idée de venir passer la nuit de temps en temps.

- Parce que vous restez toute la nuit ?

- Bien sûr. Il ne peut être question de rentrer chez Fanny en pleine nuit : les rues sont trop dangereuses. Alors je soupe et je dors ici.

- Où ici ? Dans la chambre de Marie ?

- Moi! Dans la chambre de votre maîtresse? D'une comédienne? se récria-t-elle avec une indignation qui fit froncer les sourcils du baron. Non, je dors dans votre lit à vous... J'y suis si bien!... Mais rassurez-vous, je ne dérange jamais rien, bien au contraire! Je fais le ménage... et je vous attends!... Vous voyez que j'ai eu raison puisque vous êtes là !... Venez vous asseoir, je vais vous servir!

- Et ensuite, nous sommes censés faire quoi? Dormir ensemble ? lança-t-il avec brutalité.

Cette histoire était peut-être flatteuse, un peu touchante même, mais Batz n'était pas d'humeur à écouter les délires d'une gamine qui avait dû se monter la tête à son sujet. En outre, cela le mettait dans une situation délicate : si l'avocat Thilorier et sa femme apprenaient que leur fille passait ses nuits dans son appartement, il n'aurait plus qu'à l'épouser. Ce qui était proprement impensable. Cependant, s'il avait cru désarçonner Michelle avec son attaque directe, il se trompait. Au contraire, elle en retrouva toute son assurance.

- Bien sûr! s'écria-t-elle, le défiant du regard. C'est cela que je veux : coucher avec vous, vous donner un fils et devenir votre femme parce que je vous aime.

- Joli programme ! Le malheur veut que je ne me sente nullement enclin à y jouer le rôle que vous me faites l'honneur de me réserver. Je ne me marierai jamais, ma chère enfant !

- Pourquoi? A cause de cette Babin Grand-maison, cette théâtreuse ? Certes, vous ne pourriez l'épouser sans déroger...

- Et pourtant, si je devais épouser quelqu'un ce serait elle car c'est la créature la plus noble et la plus charmante que je connaisse... Encore une fois, j'ai autre chose à faire que me marier!

- Sornettes ! Vous l'aimez, avouez-le donc !

- Bien sûr, je l'aime ! Elle est ce que j'ai de plus cher au monde. Quant à vous, il est temps que vous redescendiez sur terre. Vos parents sont des gens de bien que j'estime et pour qui j'ai de l'amitié. Une amitié à laquelle je tiens. Aussi vais-je vous ramener...

Il s'interrompit, l'oreille au guet : il venait de saisir l'un de ces bruits qui ne trompent pas : quelqu'un était en train de s'introduire dans la maison. Comme Michelle allait dire quelque chose, il lui plaqua une main sur la bouche.

- Taisez-vous ! Ce n'est plus le moment de délirer ! Si je suis venu ici c'est parce que j'étais poursuivi!

Elle fit signe qu'elle avait compris et il la lâcha. Le bruit se faisait plus net : le visiteur - ou les visiteurs! - fourgonnait dans la serrure dont il ne devait pas, lui, avoir la clef. A pas de loup, Batz retourna dans l'antichambre. On s'énervait, là, au-dehors, où il y avait, en effet, plusieurs personnes. Tôt ou tard, ils entreraient et la lutte serait par trop inégale. Batz rentra dans le salon, souffla les bougies et jeta de l'eau sur le feu, puis il prit la jeune fille par la main après lui avoir confié sa canne et fourré son autre pistolet dans sa poche.

- Je crois qu'il va nous falloir tous les deux oublier le chemin de cette maison...

- Où allons-nous?

- Vous le verrez bien. Taisez-vous !

Des craquements se faisaient entendre. La porte céderait bientôt. Ouvrant une fenêtre, Batz aida sa compagne à descendre dans le jardin, repoussa le battant autant que possible. Michelle commençait à avoir peur.

- Il est tout petit ce jardin et les murs sont hauts. Si ces gens nous veulent du mal, nous allons être pris ici comme dans une souricière...

- J'espère que cela vous guérira de la manie d'entrer chez les gens sans leur permission.

En un instant ils furent au fond du jardin. Batz tira une échelle soigneusement cachée par un massif de troènes et la dressa le long du mur dont le sommet était couvert de lierre.

- Voyons ce que vous savez faire là-dessus ! Sans mot dire, elle empoigna les montants et gagna le sommet du mur avec une certaine aisance qui lui valut un sourire amusé :

- Bravo ! On dirait que vous avez fait ça toute votre vie !

Il eut tout juste le temps de retirer l'échelle au prix d'un bel effort musculaire, de la basculer de l'autre côté et de s'aplatir dans le lierre tandis que Michelle commençait à descendre dans une sorte de boyau qui limitait jadis le potager du couvent des Filles-Saint-Thomas, alors déserté et abandonné [xv]. Un craquement lui apprit que sa porte, solide cependant, venait de céder. Il aperçut une lumière errant dans le salon et s'aplatit plus que jamais dans l'espoir de voir ceux qui violaient son domicile et d'en reconnaître au moins un. Les trois hommes portaient des masques ; de plus, il entendit Michelle claquer des dents dans la ruelle et sehâta de la rejoindre. Elle était littéralement transie de peur et s'accrocha aussitôt à lui :

- Ce sont des... voleurs... ou des assassins?

- Pour le savoir il faudrait y retourner, chuchota-t-il goguenard. Filons d'ici !

Ils se retrouvèrent dans la rue Richelieu, récemment rebaptisée rue de la Loi, où un réverbère apportait sa lumière rassurante. Batz reprit sa canne des doigts tremblants de la jeune fille :

- Dites-moi à présent où habite votre amie Fanny. Je vous ramène chez elle.

- C'est tout près d'ici : rue Feydeau.