- Et comme la loi c'est vous!... Eh bien, il ne vous reste, mon cher monsieur, qu'à me faire arrêter ! J'ai l'intention de dormir dans cette maison.
Tournant le dos à l'assistance toujours muette, il alla prendre la clef que lui tendait l'hôtelier avec un demi-sourire et s'élança vers l'escalier. Arrivé dans la chambre aux meubles clairs tendus de perse, il contempla le lit comme s'il était surpris de le trouver là. La fureur qui s'était emparée de lui avait chassé la fatigue. Il alla verser de l'eau dans la grande cuvette de faïence à fleurs et y baigna longuement son visage.
Il ne regrettait rien de ce qui venait de se passer, même s'il s 'était fait un ennemi de plus, même s'il devait un jour en payer les conséquences. Il admettait volontiers qu'il avait commis une sottise, mais cette explosion lui avait fait tant de bien ! A présent il allait dormir, et demain il reprendrait le fardeau dont sa fidélité l'avait chargé. Demain? Tout à l'heure le combat recommencerait... à moins que des sectionnaires ne l'attendent à sa sortie de l'hôtel pour le jeter en prison ! Trois minutes plus tard il dormait.
Au Temple, cette nuit-là, personne ne dormit beaucoup, hormis le Roi et le petit Dauphin qui possédaient l'un le sommeil du juste, l'autre celui de l'innocence. Et peut-être moins que les autres encore, Laura et Mme Cléry dans leur rotonde où elles étaient presque aussi captives que la famille royale dans sa tour. L'annonce du décret ordonnant le procès leur était arrivé à sept heures par le canal du " crieur " qui venait chaque soir, près du mur de Paroy, hurler les nouvelles du jour pour tenir les prisonniers au courant de ce qui se passait dans Paris et aux frontières. Les journaux, en effet, ne franchissaient jamais le greffe de la Tour, sauf lorsqu'ils contenaient des articles insultants ou particulièrement injurieux. Le Roi, la Reine ou Madame Elisabeth les trouvaient alors oubliés comme par hasard sur le coin d'un meuble...
Le " crieur " était une trouvaille de Mme Cléry. C'était elle qui payait cet homme, un sympathisant, qui prenait bien soin de ne jamais attaquer le nouveau pouvoir ; les gardiens l'avaient accepté facilement, pensant que la délicate attention s'adressait à eux. On avait appris ainsi la victoire de Dumou-riez à Jemmapes, l'invasion de la Belgique, une autre victoire en Italie du Nord. La jeune armée républicaine semblait invincible...
Les deux femmes furent accablées. Depuis des semaines on parlait de ce procès, mais à mesure que le temps passait, on avait fini par n'y plus trop croire. Le Roi était déchu, emprisonné, n'était-ce pas suffisant? Eh bien, non! ce ne l'était pas. On allait juger et qui dit jugement dit condamnation. Mais à quoi ? C'était cela l'horreur, l'angoisse : à la leur elles mesuraient ce que devait être celle des trois princesses qu'elles apercevaient de plus en plus rarement, le mauvais temps servant d'excuse pour supprimer les promenades dans le jardin. En outre, si l'on jugeait le Roi, qu'allaient devenir la Reine, ses enfants et sa belle-sour ?
Pendant des heures, assises côte à côte près de la fenêtre d'où l'on voyait le mieux le donjon, Laura et Louise écoutèrent les échos de la joie bruyante des gardiens. Leurs cris, leurs chants injurieux traversaient les murs épais, emplissaient la nuit et leurs cours s'alourdissaient. Ces gens qu'elles aimaient sortiraient-ils un jour de ce vieux piège séculaire qui perpétuait l'écho de la malédiction de Jacques de Molay, le dernier grand maître des Templiers, proférée du haut du bûcher ? Et pour aller où ?
Hormis les achats qu'elles faisaient chez les commerçants voisins, les soins du ménage et les lessives au lavoir, la vie des deux femmes se réglait sur celle des prisonniers. Elles savaient que le Roi se levait à six heures du matin, qu'il se rasait lui-même, puis se laissait coiffer et habiller par Cléry. Qu'il passait ensuite dans la petite pièce qui lui servait de cabinet de lecture pour prier et lire jusqu'à neuf heures : le tout sous l'oil impassible du municipal de garde (il y en avait toujours un chez lui, un chez la Reine). Pendant ce temps Cléry s'occupait du Dauphin, faisait les lits, mettait la table pour le déjeuner puis descendait chez la Reine pour la coiffer ainsi que les princesses. A neuf heures, le déjeuner était servi chez le Roi par Cléry et, hélas, les Tison. A dix heures, tout le monde redescendait chez la Reine pour y passer la journée. Le Roi s'occupait de l'éducation de son fils, lui donnait des leçons d'arithmétique et surtout de géographie - Louis XVI était peut-être le meilleur géographe de son royaume! -, lui apprenait Racine, Corneille ainsi que l'histoire de ses ancêtres. La Reine s'occupait de sa fille, puis on brodait, tricotait ou l'on faisait de la tapisserie. A une heure, selon le temps, on descendait pour la promenade sous la garde de quatre municipaux et d'un officier. Cléry avait le droit d'y participer, jouait avec le Dauphin au ballon ou à d'autres jeux qui lui faisaient faire de l'exercice. Le brave homme ne manquait pas, alors, d'adresser un sourire aux fenêtres derrière lesquelles il apercevait la silhouette de sa femme. A deux heures le déjeuner était servi et c'était aussi le moment où le brasseur Santerre, devenu commandant de la Garde nationale, venait visiter les appartements, flanqué de deux " aides de camp ". Après le repas, le Roi et la Reine jouaient au piquet ou au trictrac et, à quatre heures, Louis XVI faisait une courte sieste, entouré par sa famille. Ensuite, il reprenait les leçons de son fils dont le souper avait lieu à huit heures dans la chambre de sa tante. On couchait alors l'enfant, puis la famille à son tour soupait : il était neuf heures. Après, on se séparait. Le Roi rentrait chez lui et lisait jusqu'à minuit...
Tous ces détails étaient arrivés à Louise et Laura par le canal de Lepitre, ce commissaire qui les avait tirées des griffes de Marinot et qui, sous prétexte de surveillance - elles avaient l'interdiction de quitter l'enclos du Temple -, venait leur porter les nouvelles de façon plus sûre que les petits papiers glissés par Cléry, lorsque le jeudi on allait lui porter son linge. Elles avaient lié amitié avec lui après avoir eu l'assurance qu'il était des leurs. Malheureusement, il n'était pas toujours de garde et il fallait aussi subir les visites indiscrètes de Marinot. Celui-là était vraiment détestable. Il venait toujours aux heures, déterminées selon l'horaire des prisonniers, où Mme Cléry jouait de la harpe, ou donnait une leçon à sa " nièce ", l'obligeant à s'interrompre, à répondre à ses questions stupides ou venimeuses. Il poursuivait aussi Laura de ses assiduités et la contraignit à s'en défendre. On frisa même le drame le jour où, pris de boisson, il voulut l'entraîner dans la chambre. N'ayant pas d'autre moyen pour l'arrêter, Mme Cléry saisit un rouleau à pâtisserie et l'assomma proprement.
Devinant ce que serait son réveil, on l'assit dans un fauteuil et, tandis que Laura préparait du café fort, Louise entreprit de le ranimer. Quand il ouvrit des yeux vagues, il eut quelque peine à réaliser ce qui venait de lui arriver. Louise en profita pour lui faire avaler un bol de café puis, comme il voulait se lever, le renvoya dans son fauteuil d'une bourrade :
- Écoute-moi bien, citoyen Marinot! déclara-t-elle. Je ne dirai rien de ce qui vient de se passer ici et je te conseille de l'oublier.
- Oublier ? Tu me paieras ça, citoyenne, et très cher encore ! éructa-t-il bien réveillé.
- Cela m'étonnerait ! Tu devrais savoir que la République est vertueuse, qu'elle n'admet pas que l'on force les filles qui le sont aussi comme cela se pratiquait sous l'Ancien Régime. Si tu recommences, je préviendrai un vieil ami...
- Et qui donc ?
- Le citoyen général Santerre! Il aime les femmes, ce qui n'est pas défendu, mais il les respecte. Alors, tu respectes ma nièce ou c'est à lui que tu auras affaire... Comme il vient tous les jours je n'aurai pas de mal à lui parler. Compris ?
Maugréant et pestant, mais maté, Marinot repartit sans ajouter un mot. Laura n'en était pas moins inquiète :
- Merci de m'avoir sauvée, ma chère Louise, mais il n'aura guère de peine à s'apercevoir que vous lui avez menti.
Occupée à essuyer son rouleau à pâtisserie aussi soigneusement que s'il était entré en contact avec des immondices, Louise, contente de son effet, sourit à son amie :
- Menti? Pas vraiment. Je le connais depuis longtemps grâce à un oncle qui était vigneron à Bagnolet et qui ne jurait que par la célèbre bière rouge de Santerre. Il était des plus fidèles clients de sa brasserie, A l'Hortensia, et aimait bien ce grand et brave garçon généreux et bon vivant dont la vanité est le plus grand défaut. Depuis la prise de la Bastille, il est le roi du faubourg Saint-Antoine, que sa prestance et sa grosse voix émerveillent. Et depuis qu'il commande la Garde nationale, il éclate d'orgueil. Vous avez pu le voir se pavaner dans ses uniformes un peu trop dorés et sous ses panaches tricolores, se laissant acclamer du haut de son cheval. Qu'il monte d'ailleurs fort bien, mais je sais que cela ne lui fait pas oublier ses vieux amis... Je n'ai rien à craindre de lui. Si Marinot se plaint, il sera mal reçu. Et je serais fort étonnée qu'il le fasse.
- Dieu vous entende ! Il n'empêche que j'ai peur de cet homme. S'il apprenait la vérité sur moi.... Vous seriez en danger autant que moi.
Le sourire de Louise s'effaça. Prenant entre ses mains le visage de sa jeune compagne, elle l'embrassa sur le front :
- A chaque jour surfit sa peine. Si cela arrivait nous aviserions...
Elle était inquiète, tout à coup, et s appliqua a le cacher. Laura n'avait pas tort : l'homme était venimeux. Peut-être faudrait-il en venir à prévenir Lepitre?...
CHAPITRE XII
LE RÉGICIDE
- Écoutez ça! dit Pitou en déployant un long papier. Voici ce que l'on a prévu pour conduire, demain, 11 décembre, le Roi à la Convention pour y comparaître devant ses juges : " On passera par la rue du Temple, les Boulevards, la rue Neuve-des-Capucines, la place Vendôme et la cour des Feuillants. Chaque section gardera deux cents hommes de réserve. Il y aura en outre deux cents hommes à chaque prison et à chaque place publique. Pour l'escorte chaque légion fournira huit pièces de canon... "
- Des canons? dit le jeune Lézardière, mais pour quoi faire ? Tirer sur les maisons ?
- Laissez-le continuer ! dit Batz. C'est très intéressant !
- "... de canon, reprit Pitou, quatre capitaines, quatre lieutenants, sous-lieutenants, cent hommes armés de fusils et munis chacun de seize cartouches, sachant bien manouvrer ce qui formera un corps de six cents hommes, lesquels, sur trois de hauteur, borderont la haie des deux côtés de la voiture. La gendarmerie fournira quarante-huit cavaliers sachant parfaitement manouvrer pour former l'avant-garde, la cavalerie de l'École militaire également quarante-huit cavaliers pour l'arrière-garde. Dans le jardin des Tuileries deux cents hommes de réserve ; la première réserve près du château sera de deux cents hommes d'infanterie, la seconde près le Pont-Tournant sera munie de huit canons fournis par les six légions et composée de huit canonniers, de quarante-huit fusiliers pour chaque légion et d'un caisson... Une troisième réserve sera composée du bataillon des piquiers et sera placée dans la cour des Tuileries. Les ordres qui défendent de tirer à aucune arme à feu seront exécutés strictement. Chaque légion fournira huit canonniers et huit fusiliers pour l'escorte des canons... " Voilà, c'est tout! Qu'en dites-vous?
- Que ces gens-là meurent de peur, soupira Devaux. Mais de quoi? De la poignée de gentilshommes qui sont encore ici?
- Non. Du peuple ! dit Batz. Il n'y a pas que la racaille qui sort de terre à chaque occasion, il y a aussi la multitude des braves gens, des gens honnêtes, sensés, qui n'approuvent certainement pas le régime qu'on leur impose. C'est de ça qu'ils ont peur.
- Tout de même, dit le marquis de La Guiche qui, caché sous le pseudonyme du citoyen Sévignon, était lui aussi un habitué de Charonne. Ce déploiement incroyable de forces pour mener simplement le Roi à la barre de la Convention ! Que serait-ce si on le menait à l'échafaud ?
- Ce ne serait pas pire, fit Batz d'une voix lente. Ceci n'est peut-être qu'une expérience et j'estime que nous ne devons rien faire pour l'empêcher. D'autant que cette armée protégera aussi le Roi contre une tentative d'assassinat toujours possible. Cette journée sera, je crois, pleine d'enseignements pour nous...
- J'ai peur que la Convention ne soit prête à tout, dit Pitou. Les choses sont allées si vite depuis une semaine ! Le 3, la décision de jugement, le 6, la fixation de la procédure et la Convention qui se proclame juridiction d'enquête et de jugement, violant ainsi les règles de droit les plus sacrées. Le 7, la décision d'enlever aux prisonniers tout instrument tranchant tel que rasoirs, couteaux, ciseaux comme l'on fait aux criminels de droit commun, et demain...
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