- Le Roi a-t-il au moins droit à un défenseur? demanda La Guiche.
- Oui, mais pas demain : les " conseils juridiques " devront attendre de lire les pièces d'accusation établies à la première audience. Le Roi avait demandé Target qui défendit si brillamment le cardinal de Rohan devant le Parlement, mais ce grand avocat s'est déclaré... souffrant.
- Il souffre surtout de lâcheté ! gronda Devaux. Et votre ami Thilorier qui a fait acquitter Cagliostro ?
- C'est un ami, en effet, soupira Batz évoquant pour lui-même la silhouette rigide du père de Michelle, son amoureuse tellement inattendue de l'autre nuit. Et il a du talent. Seulement il est trop acquis à la franc-maçonnerie pour accepter, mais, au contraire de Target, il le dirait franchement. De toute façon Target sera avantageusement remplacé. Le Roi a demandé Tronchet; en outre, plusieurs juristes de grande valeur se sont proposés. Messieurs de Malesherbes et Raymond de Sèze ont écrit à l'Assemblée pour demander " l'honneur " de défendre Sa Majesté. Il y a aussi un inconnu nommé Sourdat. Il y a même une femme, Olympe de Gouges, qui s'est proposée, bien que solide républicaine. Elle a dit quelque chose d'assez juste... et que j'ai noté, ajouta-t-il en cherchant dans ses poches un papier qu'il déplia. Ah, voici : " II ne suffit pas de faire tomber la tête d'un roi pour le tuer. Il vit encore longtemps après sa mort, mais il est mort véritablement quand il survit à sa chute... "
- Si je comprends bien, la condamnation à mort ne fait de doute pour personne, dit un personnage assis sur une chauffeuse au coin de la cheminée et qui n'avait encore rien dit. C'était un nouveau venu à Charonne, mais pas un inconnu pour Batz qui l'avait rencontré jadis au temps du Salon français et retrouvé quelques jours plus tôt au café Corazza. Celui-ci avait eu avec Brissot une altercation qui lui avait attiré la sympathie du baron. Il faisait désormais partie du cercle des amis et c'était la seconde fois qu'il venait à Charonne. Il se nommait Pierre-Jacques Lemaître...
- Il faut espérer que le bon sens l'emportera... Mais, ajouta Batz avec un sourire, en attendant Marie qui ne saurait tarder car l'heure du souper approche, nous pourrions peut-être boire quelque chose? Nous en avons tous besoin...
Les six hommes étaient réunis dans le salon ovale où le coup de sonnette fit apparaître un petit valet d'une quinzaine d'années, Biaise Papillon, qui était le frère de Marguerite, l'ancienne habilleuse et actuelle seconde femme de chambre de la Grandmaison. Batz lui demanda d'apporter du vin d'Alicante. Au moment où le garçon revenait avec un plateau, le bruit d'une voiture se fit entendre dans la cour. Batz alla vers une fenêtre dont il écarta le rideau :
- C'est ce que je pensais. Voilà Marie et...
Il s'arrêta court, puis se tournant vers ses amis :
- Veuillez m'excuser un instant. Je reviens... Marie, en effet, qui revenait de faire des courses dans Paris sous la protection de Biret-Tissot, n'était plus seule et Batz avait reconnu Laura du premier coup d'oil, en dépit de la grande mante noire à capuchon dont elle s'enveloppait. Il rejoignit les deux femmes dans le vestibule :
- Où l'avez-vous trouvée? demanda-t-il en scrutant le visage ravagé de fatigue de la fausse Américaine. Et que s'est-il passé?...
- On va vous le dire, mon ami ; pour l'instant, il faut la conduire dans sa chambre, la coucher et la réchauffer. Elle tient à peine debout....
- Laissez-moi faire!
Enlevant la jeune femme dans ses bras, il l'emporta à l'étage, précédé par Marie qui ouvrit devant lui la chambre de Laura où il la déposa sur le lit, sans s'apercevoir que Pitou l'avait suivi.
- Qu'y a-t-il, s'alarma le jeune homme. Est-ce que Laura est malade... blessée?
- Simplement épuisée de fatigue, rassura Marie en les poussant dehors. Envoyez-moi Marguerite pour m'aider à la déshabiller ! Qu'elle vienne avec une bassinoire et du vin chaud à la cannelle. Vous, mon ami, allez rejoindre vos invités et passez à table. Dites que je suis souffrante. Cela expliquera que vous ayez quitté le salon comme une tempête, ajouta-t-elle en caressant la joue de son amant du bout des doigts.
- Dites-moi tout de même le principal. J'ai besoin de savoir.
- C'est simple : quelqu'un l'a reconnue au Temple - en tant que Laura Adams s'entend! -alors elle s'est enfuie, encouragée d'ailleurs par Mme Cléry. Ne sachant plus où aller...
- Comment cela ? C'est ici qu'elle devait venir, et sans tarder.
- Essayez de comprendre : elle craignait d'être suivie, de nous mettre tous en danger. Alors elle a eu l'idée de retourner à sa maison de la rue de Bellechasse pour s'y cacher. La chance a voulu que je me sois rendue chez Mme Chaumet, ma couturière de la rue de Bourgogne, pour y faire quelques emplettes. Nous l'avons trouvée dans la rue, adossée à un mur, se soutenant à peine. C'est Biret qui l'a reconnue. Nous l'avons embarquée et nous voici ! A présent, vous en savez assez : allez souper !
Pitou revenait avec Marguerite, la bassinoire et le vin chaud; visiblement il grillait de curiosité. Batz le mit au courant en redescendant :
- Comment a-t-on pu la reconnaître pour Laura Adams alors qu'à l'exception de ceux qui fréquentent cette maison et de ceux qu'elle a rencontrés durant l'équipée de Valmy, elle n'a jamais vu personne ?
- C'est ce que nous saurons tout à l'heure. Du moins il faut l'espérer...
En fait, il s'était passé ceci : Louise étant souffrante le jeudi précédent, c'était seulement ce jour-là qu'avec Laura elle s'était rendue à la Tour pour sa visite à son époux. Or, tandis qu'elles déballaient leurs paniers pour la fouille habituelle dans la salle du Conseil, l'un des municipaux présents était venu regarder Laura sous le nez en s'écriant :
- Mais on s'est déjà vus, citoyenne ! T'es la fille d'Amérique qu' était y a pas longtemps chez l'citoyen Nivernais, pas vrai ?
- Non, citoyen, vous... tu te trompes! Je ne connais pas le citoyen Nivernais.
- Oh, fais pas ta mijaurée! J' sais bien qu' le citoyen Nivernais c'est pas une relation tellement recommandable, mais puisque tu y es pas restée ! Et puis, une fille d'Amérique c't' une amie... Tu t'souviens pas d' moi ?
- Non... non, pas du tout! Excuse-moi!
Les deux femmes avaient brusqué leur départ. Marinot, en effet, arrivait et commençait à parler avec le malencontreux bonhomme. Aussi, au lieu de rentrer à la rotonde et d'accord avec Mme Cléry, Laura s'était enfuie le plus vite qu'elle avait pu, droit devant elle, cherchant seulement à retrouver la Seine comme fil conducteur. Elle n'avait pas le moindre argent sur elle pour prendre un fiacre...
- JJ ne vous est pas venu à l'idée qu'en agissant ainsi vous alliez mettre Mme Cléry en danger? demanda Batz quand elle lui eut appris son aventure.
- Non. Elle m'a d'ailleurs encouragée à fuir en disant qu'elle aurait des réponses toutes prêtes si on l'interrogeait. Sans Marmot, elle m'aurait gardée, mais avec cette brute dans l'enclos, je courais le plus grave danger, m'a-t-elle dit...
- On peut lui faire confiance. Maintenant, expliquez-moi pourquoi vous n'êtes pas venue tout droit ici. Même sans argent vous pouviez prendre une voiture : on aurait payé à l'arrivée !
- Je sais... J'y ai pensé, répondit-elle, osant à peine lever les yeux sur lui, mais j'ai eu tout à coup horreur de moi-même. J'ai pensé que je ne vous apportais que des ennuis et que vous aviez assez fait pour moi. La conscience m'est venue que j'étais pour vous une gêne...
- Qui a pu vous mettre ces idées en tête ? Vous m'avez au contraire beaucoup aidé jusqu'à présent et vous avez toujours fait de votre mieux. Alors, pourquoi cette réaction?
- Je ne sais pas... Tout à coup, j'ai voulu redevenir Anne-Laure, j'ai voulu retourner chez moi...
- Dans une maison vide et sans doute dévastée comme la plupart des hôtels du faubourg Saint-Germain ? Et pour quoi faire ?
- C'est une question que je ne me posais même pas. Je crois que je cherchais l'ombre de ma fille puisque je n'avais même plus le droit d'apercevoir de temps en temps la petite princesse qui me la rappelait et que j'aime. Et puis, l'idée m'est venue que j'arriverais peut-être à retourner à Saint-Malo. J'y ai une mère après tout...
- Elle vous croit morte. J'y ai veillé.
- Oh ! c'est une femme forte ! Ma résurrection ne la ferait pas tomber en pâmoison. Si elle savait tout, elle saurait sans doute quoi faire de moi. Même si elle ne m'a jamais aimée...
Elle baissa la tête et Batz vit des larmes tomber sur ses mains. Il tira son mouchoir, obligea la jeune femme à lui faire face et essuya doucement le petit ruisseau salé. Il comprenait enfin que cette enfant avait passé sa courte vie à quêter un peu d'amour comme une plante fragile cherche le soleil. La vie ne l'avait vraiment pas gâtée en dépit des apparences : une mère indifférente, un époux impitoyable jusqu'au crime, un seul enfant mort avant la deuxième année. Et qui pouvait dire si la petite Madame saurait lui rendre la tendresse spontanée qu'elle lui avait vouée au cas où il leur serait donné de vivre ensemble?... Quand elle rouvrit les yeux elle eut un sourire triste :
- Est-ce assez stupide, n'est-ce pas? J'étais si troublée que je n'ai pas été capable de retrouver la rue de Bellechasse. Je ne connais pas bien Paris et je me suis perdue, j'ai dû prendre un pont trop loin...
Il s'assit sur le bord du lit et enferma dans ses grandes mains chaudes les doigts encore humides :
- Et grâce à Dieu, Marie vous a retrouvée ! Ici vous n'avez que des amis... dévoués! Il faut me croire, Laura...
- Ne m'appelez plus ainsi! Ce n'est qu'une apparence, un faux-semblant...
- Je ne vous appellerai plus jamais autrement parce que je ne veux plus me souvenir de la marquise de Pontallec ! C'était elle l'apparence. Laura, elle, est une femme libre, une autre femme... pas une loque désespérée ne souhaitant rien d'autre que tendre le cou à la hache du bourreau ou au poignard de l'assassin. Elle est mon amie chère... et mon alliée !
- C'est vrai ! Nous avons conclu un pacte.
- Oubliez-le ! Les heures que nous allons vivre sont trop graves pour en tenir compte. Demain le Roi sera devant ceux qui se sont arrogé le droit de le juger, lui sacré par Dieu ! Et c'est vers lui seul que doivent tendre dès à présent tous nos efforts. S'il est condamné à mort, nous avons une bonne chance de ne pas en sortir vivants parce que nous tenterons tout, même l'impossible, pour l'arracher au bourreau ! Allez-vous m'aider ?
- Oui... à condition de combattre à vos côtés ! Je ne veux plus être éloignée de vous !
Comme il l'avait déjà fait une fois, il la regarda au fond des yeux sans rien dire. Ce qu'il y lut l'éblouit et l'effraya tout à la fois ; il ne fut pourtant pas maître de son premier mouvement : se penchant sur elle, il posa ses deux mains sur ses épaules et lui donna, sur la bouche, un baiser, un seul, mais qui la bouleversa.
- Je vous le promets ! Autant qu'il sera possible vous resterez près de moi...
Et il quitta la chambre précipitamment...
La lettre de Le Noir arriva quatre jours après, portée par le valet à mine patibulaire qui avait sa confiance et qui repartit sans accepter autre chose qu'un verre de vin.
" Le chevalier d'Ocariz est rentré chez lui en excellent état, disait-elle. Ainsi que je le pensais, il suffisait d'alerter Chabot qui a jeté feu et flamme avec son manque de discrétion habituel, assiégé Danton, Robespierre et Marat pour que l'on retrouve " l'ambassadeur espagnol " dont la disparition amènerait sûrement l'Espagne à reconsidérer sa neutralité. Il a, en tout cas, fait suffisamment de bruit pour que les ravisseurs prennent peur. Ceux-ci sont - la chose ne vous étonnera guère -des " amis " d'Antraigues et les mêmes qui ont saccagé votre maison de la rue Ménars. Un indicateur bien dressé a donc permis à la police de retrouver l'objet perdu dans l'une des cryptes de l'église Saint-Laurent : elles sont, vous l'ignorez peut-être, très vastes, et communiqueraient avec les anciennes carrières de Montmartre. Triomphe discret de la police, joie de Mme d'Ocariz et satisfaction de Chabot qui empoche la jolie somme de 500 000 livres sur les fonds détenus par le banquier Le Coulteux pour venir en aide au Roi. De toute façon, le procès étant commencé, l'or espagnol ne peut plus servir à obtenir de la Convention qu'elle ne s'arroge pas le droit de juger et les ennemis du Roi peuvent s'estimer satisfaits. Servira-t-il à acheter quelques votes ? C'est ce que je ne sais pas. Le chevalier ruisselle de reconnaissance pour son ami Chabot que, dans sa candeur naïve, il espère amener à sa cause. Moi qui connais bien l'individu, je le suppose prêt à toutes les promesses pour obtenir une nouvelle part du gâteau. A votre place, je n'essaierais pas de revoir l'Espagnol. Vous avez autre chose à faire... Croyez-moi, toujours votre ami dévoué... et n'oubliez pas de brûler cette lettre ! "
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