- C'est loin la Normandie. Il faudra des relais....
- Ils sont prévus. Le premier au château d'Abondant, près de Dreux, où Mme de Tourzel et ses enfants nous attendent déjà. Encore des questions ?
Aucune voix ne s'éleva. Batz sourit.
- Très bien, messieurs ! Nous allons à présent procéder au partage des postes... Que les chefs de groupe veuillent bien s'avancer !
Le 20 janvier, il neigeait sur Paris. Tandis qu'au Temple Louis XVI écoutait sa sentence de mort avec un calme et une sérénité qui forcèrent l'admiration de ceux qui étaient là, puis se disposait à revoir enfin les siens pour le dernier adieu, dans la maison de Charonne enveloppée de silence et de blancheur, Batz écrivait son testament et mettait ordre à ses affaires avant, lui aussi, de faire ses adieux à Marie, à Laura et à ses dévoués serviteurs. Tout à l'heure, il se rendrait à Paris où les barrières seraient fermées dès la tombée de la nuit pour ne se rouvrir que lorsque tout serait accompli...
Lorsqu'il eut scellé l'acte de ses dernières volontés, il le rangea dans la petite armoire de sa bibliothèque, puis alla chercher Marie pour l'emmener avec lui dans le cellier, sans lui révéler la partie secrète où se trouvait l'imprimerie clandestine. Il se contenta de passer en revue les casiers de briques où les bouteilles étaient rangées par crus, s'arrêta devant celui qui contenait les vins de Bourgogne, compta cinq bouteilles dans la quatrième rangée en partant du haut, tira la sixième, se pencha pour amener à lui la brique du mur qui se trouvait derrière, plongea la main dans la cavité et en retira une boîte en fer dans laquelle il y avait un écrin de cuir qu'il ouvrit : la fabuleuse Toison d'Or étincela sous la lumière caressante de la chandelle. Marie eut une exclamation admirative :
- Quelle merveille !
- N'est-ce pas ? Seulement elle n'est pas à moi. Alors écoutez bien, Marie : s'il m'arrivait malheur, je compte sur vous pour aller porter ceci au baron de Breteuil. Il n'est plus à Bruxelles mais à Soleure, en Suisse. Il saura quel usage en faire pour le bien du Roi.... qu'il soit Louis XVI ou Louis XVII. Vous vous souviendrez ? Le vin des Hospices de Beaune, la sixième bouteille en partant de la gauche dans la quatrième rangée. La brique s'enlève sans difficulté dès l'instant qu'on la sait mobile, sinon on pourrait vider toutes les bouteilles sans la remarquer....
- Je me souviendrai ! Laissez-moi la ranger !
- Non. Il est inutile d'abîmer si peu que ce soit ces jolies mains. Il sera bien temps si vous devez un jour en venir là...
Il remit tout en place puis, prenant la jeune femme dans ses bras, il lui donna un long baiser qui lui permit de s'apercevoir qu'elle pleurait. A l'aide de son mouchoir il essuya doucement le doux visage :
- C'est prématuré ! Je ne suis pas encore mort et je ferai tous mes efforts pour que nous nous en tirions, le Roi et moi, avec les honneurs de la guerre..
- Je l'espère bien, fit-elle en lui souriant à travers ses larmes. Cela m'ennuierait beaucoup de faire le voyage de Suisse par ce mauvais temps !
Son courage lui valut un nouveau baiser puis les deux jeunes gens regagnèrent le cabinet de travail :
- Il me faut à présent faire mes adieux à Laura, dit Batz. Dans l'armoire que vous connaissez, vous trouverez, avec mon testament, les dispositions que j'ai prises pour elle. Allez lui demander de venir ici.
- Elle est prête.
Un instant plus tard Laura faisait son entrée sous l'oil incrédule du baron : elle portait, avec beaucoup de désinvolture d'ailleurs, le costume masculin qu'elle avait demandé à Marie. Batz fronça les sourcils :
- Que signifie?
- J'ai décidé de vous accompagner. Souvenez-vous : j'ai votre promesse de me laisser combattre à vos côtés. C'est, je crois, ce que vous allez faire ?
- Sans doute mais....
- Pas de mais! Une promesse est une promesse !
- Emmenez-la, mon ami ! plaida Marie. Sauver le Roi pour conserver un père à la petite Madame c'est aussi son affaire !
- Si vous vous mettez à deux contre moi je ne peux que m'incliner. Venez donc !
Quelques minutes plus tard, le cabriolet conduit par Biret-Tissot les emmenait à la barrière du Trône. Là, ils prirent un fiacre pour rejoindre Devaux et La Guiche dans le petit hôtel de la rue Montorgueil, où ils s'étaient donné rendez-vous en se faisant passer pour des provinciaux venus assister à l'événement. Pitou, qui se rendrait au rendez-vous dans son uniforme de garde national, avait élu domicile pour la nuit chez son ami et rédacteur en chef Duplain de Sainte-Albine. Ce dernier était au courant du complot mais n'avait pas participé à la réunion dans la carrière désaffectée. Il était occupé à imprimer une multitude de petits placards qu'une troupe de jeunes garçons à sa solde allait disséminer sur les boulevards : " Peuple de Paris, ton Roi a besoin de toi. Sauve-le ! "
Quand la ville s'éveilla, la neige de la veille s'était transformée en pluie et les rues en cloaque. Au lever du jour un brouillard gris, sinistre à souhait, enveloppait toutes choses d'humidité.
A sept heures, Batz et ses compagnons quittèrent le Pilon d'Or. Vêtus de gris ou de noir, le col de leurs redingotes relevé, le chapeau sur les yeux, les trois hommes et la jeune femme gagnèrent en silence le point de ralliement. Tous sauf Laura portaient des armes faciles à dissimuler : poignards et cannes-épées. Il y avait beaucoup de monde dans les rues, chacun s'étant levé de bonne heure pour être bien placé sur le chemin du cortège. Une double ligne de gardes nationaux avait déjà pris position de chaque côté du boulevard. Une autre file les doublait, formée d'hommes de mauvaise mine en carmagnole et bonnet rouge, armés de piques et de sabres. L'ordre n'étant pas encore bien réglé, Devaux suivi de La Guiche purent traverser pour se placer au pied de la porte Saint-Denis tandis que Batz et Laura remontaient vers l'immeuble en pointe qui marquait l'entrée de la rue de la Lune. Un poste de commandement idéal : de là on dominait une grande partie du boulevard et de la rue Saint-Denis.
Laura, qui n'était jamais venue dans ce quartier, regardait autour d'elle avec curiosité :
- La rue de la Lune, murmura-t-elle. Comme c'est étrange!... Vous souvenez-vous de Valmy? C'est à un endroit nommé La Lune que les Prussiens ont été arrêtés dans leur avance.
Batz lui jeta un regard noir. Il n'était déjà pas trop satisfait de l'avoir emmenée, si en plus il devait soutenir une conversation de salon...
- Vous y voyez un présage ? grogna-t-il en sortant une lorgnette de sa poche pour examiner les alentours de plus près.
- Moi ? oh non ! Je n'ai fait qu'un simple rapprochement. Cette porte est belle, ajouta-t-elle pour changer de sujet, en désignant la grande arche de pierre, superbement décorée de bas-reliefs avec ses deux pyramides chargées de trophées d'armes, qui enjambait la rue Saint-Denis.
- Vous jouez de malheur ! fit-il entre ses dents. Cette porte est celle sous laquelle passent les rois de France au jour de leur entrée solennelle dans leur capitale. Ils y repassent quand on emporte leur cercueil à la basilique de Saint-Denis. Et si vous aimez à ce point les souvenirs, méditez celui-ci : il y a onze ans, onze ans seulement que, le 21 janvier 1782, le Roi et la Reine venaient à Paris pour le baptême à Notre-Dame du premier Dauphin, ce premier fils tant désiré qui devait mourir en 89 à Meudon. Il faisait froid, mais il faisait beau et une foule enthousiaste, une foule énorme acclamait ses souverains. C'était la plus grande fête. Tout le monde était heureux! Et aujourd'hui!... Je suis sûr que le Roi y pense...
Il y avait pensé, en effet, mais il n'était pas homme à permettre aux beaux souvenirs d'un autrefois si proche, d'entamer sa résolution et d'affaiblir son courage. Après s'être entretenu jusqu'à minuit avec son confesseur, il s'était couché en demandant à Cléry de le réveiller à cinq heures et il avait dormi comme chaque nuit. L'abbé de Firmont alla se reposer un peu sur le lit de Cléry qui, lui, ne se coucha pas.
A six heures, Louis XVI avait fait sa toilette, était coiffé et habillé tout de gris foncé, avec un gilet et une chemise blanche. En voyant préparer la redingote qu'il mettait pour sortir, il la refusa :
- Vous me donnerez seulement mon chapeau... Ensuite, il entendit la messe dans sa chambre où une commode servait d'autel, et, pour cette unique fois, hors de la présence obsédante des municipaux. Il communia et, le service divin achevé, poursuivit sa prière pendant que le prêtre allait chez Cléry ôter les ornements sacerdotaux. Il était pâle et la sueur lui perlait au front :
- Quel prince ! soupira-t-il. Avec quelle résignation, avec quel courage il va à la mort ! Il est aussi tranquille que s'il venait d'entendre la messe dans son palais.
En dépit de l'épaisseur des murs, les bruits extérieurs résonnaient dans la Tour. Dans Paris, comme pendant la nuit du 10 août, on battit la générale puis, dans la cour du Temple, il y eut le bruit des armes, le piétinement des chevaux, le roulement des canons car on avait jugé " prudent " de s'en munir pour conduire cet homme seul à l'échafaud !
A neuf heures les tambours battirent, les trompettes sonnèrent. Une voiture attendait. Verte, attelée de deux chevaux, c'était celle du ministre Clavière. Le Roi s'assit au fond avec son confesseur après que deux municipaux se furent installés sur le devant. On ferma les portières et le lourd cortège s'ébranla.
A son poste, Batz ne sentait même pas le froid. L'oil rivé à sa lorgnette, il scrutait la foule de plus en plus dense, y cherchant des visages connus. Il voyait parfaitement Pitou qui s'était glissé dans la file des gardes nationaux, prêt à jouer le maillon craquant par où pourraient passer le Roi et ceux qui l'enlèveraient. Il distingua aussi Devaux et La Guiche. De son côté du boulevard, il vit le jeune Lézardière et son frère, mais personne d'autre. Où pouvaient-ils être tous ceux qu'il attendait ? Cortey avec cinq compagnons devaient attendre aux Petites-Écuries. Et les autres, tous les autres qui dans la nuit de la Tombe-Issoire juraient de vaincre ou de mourir? L'angoisse du baron grandissait. A chaque remous de la foule il espérait l'arrivée d'un des groupes. Mais rien!... Personne! Et déjà, dans le lointain, on entendait le sinistre roulement des tambours !
- Où sont-ils? Que font-ils? gronda-t-il entre ses dents. Ce ne sont tout de même pas tous des lâches !
Sa longue-vue cherchait avec une nervosité croissante des figures, des signes. Elle balaya le front des maisons hautes et étroites qui bordaient le boulevard et dont il était interdit, ce matin, d'ouvrir les fenêtres. Il y avait du monde derrière ces fenêtres mais, soudain, l'une d'elles attira son attention parce qu'il n'y apparaissait qu'une seule tête et que, cette tête, il la connaissait : c'était celle de son ennemi, celle d'Antraigues...
Que faisait-il là? Pourquoi donc avait-il quitté son castel de Mendrisio ? Une idée affreuse effleura Batz : celle qu'il avait été trahi, qu'un des agents du comte s'était glissé au milieu de ses partisans. Il fallait que ce soit ça ! Cet homme qui se disait royaliste avait toujours détesté le Roi et plus encore la Reine : ils représentaient un pouvoir dont il ne voulait pas ! Il était royaliste mais à sa manière. Il lui fallait un roi soumis à sa noblesse, à ses parlements, un roi à sa botte !
La haine, un instant, chassa l'angoisse; celle-ci revint très vite. Il ne voyait toujours que Pitou, Devaux, La Guiche et les deux Lézardière. Et les tambours se rapprochaient... On les entendait bien, trop bien car sur la foule silencieuse passait un souffle terrifié. Ces gens prenaient-ils conscience de participer au crime majeur : le régicide pour quoi, jadis, on était tiré à quatre chevaux. Et c'était pourtant ce souverain ayant aboli ces coutumes barbares que l'on envoyait au supplice! Ce silence... peut-être ne demandait-t-il qu'un encouragement pour éclater en protestation, en refus de laisser s'accomplir ce meurtre?
- Dieu de justice ! appelait Batz sans qu'un son sortît de sa bouche. Dieu de justice et de clémence, aidez-moi à sauver cet homme que vous avez sacré !
Les tambours, encore les tambours ! Déjà la tête du cortège surgissait de la brume qui se faisait moins dense. Une file de gendarmes à cheval ouvrait la marche, suivie des grenadiers de la Garde nationale avec leurs tricornes à plumet de crin et leurs buffleteries blanches croisées sur la poitrine. Venaient ensuite les canons, passant deux par deux avec leurs prolonges dans un fracas d'enfer. Et puis les fameux tambours précédant la voiture verte, cernée de soldats prêts à tirer. Les vitres relevées étaient couvertes de buée et l'on ne pouvait rien voir de ceux qui étaient à l'intérieur. Batz savait trop bien qu'il était là, son roi que l'on voulait égorger... Derrière venait Santerre, caracolant sur son cheval.
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