- Ma Bretagne n'est plus une sûreté. Pourtant, je suis certaine que mon petit ange y reposera en paix...
Anne-Laure raconta sa triste aventure, amputée, bien sûr, de l'étrange conversation qu'elle avait eue avec Jaouen. Non par manque de confiance envers Nivernais. Il était sans doute son meilleur et peut-être son seul ami sûr, mais elle éprouvait une gêne à rapporter la déclaration d'amour d'un valet à qui l'écroulement de la société donnait toutes les audaces, déclaration aggravée par la terrible accusation portée contre l'époux qu'elle aimait. Elle était trop jeune, trop transparente surtout pour que le vieux duc ne devinât pas qu'elle lui cachait quelque chose et qu'elle éprouvait un trouble profond. Il voulut tenter de l'en délivrer.
- Que vous n'ayez pu demeurer à Komer je le conçois sans peine, mais pourquoi n'avoir pas cherché refuge auprès de votre mère ? N'est-ce pas la place toute naturelle d'une fille lorsqu'elle souffre !
- Pas lorsqu'elle est mariée. J'ai pensé, puisqu'il ne m'était pas possible de rester auprès de ma petite fille, que je devais rejoindre mon époux. Et puis la mort de mon frère a réveillé le chagrin de ma mère qui ne s'en remet pas. Elle cherche un palliatif dans le travail et la conduite de ses affaires.
Cela, Nivernais voulait bien le croire. Sans connaître Marie-Pierre de Laudren, il sentait que sa fille ne devait pas tenir une grande place dans sa vie : le simple fait de n'avoir pas jugé bon de se déranger pour assister à son mariage était révélateur. En revanche, il connaissait bien Josse de Pontallec et, s'étant attaché à la jeune femme, il ne cessait de déplorer en lui-même une union qui ne pouvait en aucun cas lui assurer le bonheur. Il savait le marquis homme d'aventures - celle, retentissante, avec le Chevalier avait longtemps défrayé la chronique et il n'était pas certain qu'elle fût vraiment terminée. On lui prêtait bien d'autres conquêtes qui, tant qu'elles s'étalaient au grand jour, ne l'inquiétaient pas vraiment. On ne pouvait en dire autant des nouvelles relations du marquis avec Charlotte de Sinceny. A cause, justement, de la retenue, de la discrétion que Josse y apportait, le duc la jugeait beaucoup plus dangereuse que toutes les autres. Il demanda :
- Comment votre époux a-t-il accueilli votre retour ?
La jeune femme eut un geste évasif accompagné d'un petit sourire triste :
- Pas très bien, je dois l'avouer. II... m'espérait en sûreté là-bas et il était... plutôt mécontent. On ne saurait guère le lui reprocher, ajouta-t-elle un peu trop vite. Par ces temps difficiles on préfère savoir les siens à l'abri n'est-ce pas ?
- C'est évident, dit machinalement Nivernais, qui pensait en même temps qu'il valait mieux qu'elle voie une preuve de sollicitude dans la colère de son époux au lieu de soupçonner la vérité qui était celle-ci selon lui : Josse espérait bien ne pas revoir sa femme avant longtemps et il était ravi d'en être débarrassé. La déception devait être rude, mais ce que le vieux duc n'arrivait pas à comprendre c'est pourquoi, diable, il avait expédié Anne-Laure chez lui en le déclarant malade alors qu'il savait parfaitement qu'il n'en était rien ?
- Je me demande, commença-t-il du ton de quelqu'un qui pense tout haut, si vous ne devriez pas repartir pour la Bretagne. La récente attaque des Tuileries a laissé au peuple un goût d'inachevé. Il a pu franchir un degré de plus dans une lèse-majesté qui autrefois menait à l'échafaud et je suis persuadé qu'il cherchera à terminer un ouvrage si bien commencé. Les temps vont devenir de plus en plus difficiles. L'émigration commencée en 89 a repris de plus belle...
- Y songeriez-vous aussi?
- Moi ? Non. A aucun prix. Ma place est auprès de mon roi... outre que je suis trop vieux pour courir les aventures. Ce n'est pas votre cas.
- Mais je ne demande pas mieux qu'émigrer. A condition que ce soit avec mon époux. Voyez-vous, le moment de surprise de mon retour passé, il est devenu... beaucoup plus affectueux qu'il ne l'avait jamais été et j'en suis venue à penser que les mauvais jours à venir pourraient être pour nous un nouveau départ. Pour rien au monde je ne le quitterais à présent... et je serais infiniment heureuse de partir avec lui.
Comme Jaouen avant lui, Nivernais s'émerveilla de cette faculté des êtres jeunes à faire refleurir leurs illusions, et il le déplorait. Si jamais Josse de Pontallec émigrait, ce serait certainement pour suivre la belle Sinceny... Mais allez donc dire cela à une enfant aussi aveuglément amoureuse?
- J'essaierai de le sonder dans ce sens la prochaine fois que nous nous rencontrerons, promit-il. En attendant, et comme on ne sait jamais si les événements ne nous prendront pas au dépourvu, je veux que vous sachiez ceci, mon enfant : vous avez ici un asile tout trouvé en cas de malheur. Cette maison est l'une des rares demeures nobles qui soient encore à peu près sûres à Paris. Les... mômeries auxquelles je me livre avec les autorités m'accordent cet avantage, ajouta-t-il avec un petit rire amer.
- Les mômeries ? Oh, Monsieur le duc !
- Je ne vois pas comment on peut appeler autrement le fait d'avoir déposé à ma municipalité mon collier de l'ordre du Saint-Esprit, mon diplôme de grand d'Espagne et le diplôme de l'empereur Charles me conférant le titre de prince du Saint Empire! Mais si je peux, à ce prix, aider ceux que j'aime à conserver la vie, pourquoi pas?
Il avait dit cela sur un ton tellement allègre qu'Anne-Laure ne put s'empêcher de rire :
- Je n'ai jamais vu quelqu'un renoncer aussi joyeusement à ces titres prestigieux! Vous êtes, mon cher duc, le prince le plus européen qui soit...
- Surtout si l'on y ajoute mon duché français et mes ascendances italiennes. Mais, sachez-le, je n'ai pas renoncé définitivement et j'espère bien récupérer un jour mes hochets de vanité. Vous me quittez?
Elle s'était levée, en effet.
- Oui. Pardonnez-moi, il faut que je rentre. Encore une question cependant si vous le permettez?
- Mais je vous en prie !
- Pourquoi n'avez-vous jamais amené chez moi l'amiral Paul-Jones alors que ce que vous m'en disiez piquait ma curiosité ?
- Parce que, en dépit de son état de santé, il vous aurait fait la cour et que je ne voulais pas qu'il se fît une affaire avec le marquis. Justement à cause de son état...
- Une affaire ? N'était-ce pas faire preuve d'une grande imagination? L'amiral faisait-il la cour à toutes les jeunes femmes ?
- Non. Seulement aux plus jolies...
- Je ne suis pas jolie.
- C'est vous qui le dites. Laissez donc à d'autres le soin d'en juger !
- En outre, mon époux ne s'intéresse pas assez à moi pour aller jusqu'au duel.
- Ne croyez pas cela! Je ne sais si Josse de Pontallec est capable d'amour mais il a le sens de la propriété à un degré très élevé. Or vous êtes " sa " femme. Autrement dit, vous lui appartenez corps et biens et il ne saurait être question, pour lui, de permettre à quiconque de chasser sur ses terres. La meilleure preuve en est qu'il vous a toujours tenue à l'écart dans l'hôtel de la rue de Bellechasse alors qu'il menait sa propre vie ailleurs...
- C'est peut-être aussi parce qu'il m'aime un peu ? murmura Anne-Laure avec, dans la voix, une note d'espoir qui désola le vieux duc.
- D'honneur, je n'en sais rien! C'est possible, après tout, mais n'oubliez pas, il n'est pire jaloux qu'un jaloux sans amour... Ah, j'y pense : vous êtes venue avec le cabriolet, ce n'est pas très prudent : les gens du peuple exècrent ce type de voiture et je ne comprends pas que votre époux vous l'ait cédé. Quand vous reviendrez me voir, venez en fiacre, c'est beaucoup plus sûr ! Ou plutôt ne venez pas ! Je passerai chez vous au moins un jour sur deux comme je le faisais pour nos leçons...
Un franc sourire illumina pour la première fois les yeux noirs de la jeune femme :
- Cela me fera tellement plaisir! Ce sera un peu... comme naguère ?...
La soudaine évocation de jours plus heureux produisit son effet habituel : en quittant l'hôtel de Nivernais, Anne-Laure avait des larmes dans les yeux tandis que sa voiture rebroussait chemin. Elle n'alla pas loin : engagée dans l'étroite rue du Petit-Bourbon [ii] coincée entre des immeubles et la grande église, elle s'aperçut qu'elle n'en sortirait pas sans peine : un attroupement tout de suite menaçant bouchait la sortie sur la place. Avant que Sylvain ait pu réagir, un vigoureux gaillard, coiffé d'un bonnet rouge crasseux sur lequel s'épanouissait une énorme cocarde, s'était jeté à la tête du cheval avec une adresse trahissant l'habitude. A ce moment précis, un autre homme, long et maigre celui-là, roula sous la voiture comme s'il venait d'être renversé par elle. En même temps des cris furieux éclatèrent : " A bas le cabriolet!.. Sus à la fille d'opéra qui croit encore qu'elle peut écraser le pauvre monde! Brûlons-les!... Encore une catin qui se croit tout permis !... On va lui en faire passer l'envie!... "
En un rien de temps, Sylvain, qui s'efforçait courageusement de faire face à la meute enragée, fut arraché de son siège, tandis qu'avec de grands cris des femmes d'allure louche s'occupaient de la fausse victime qui poussait des gémissements à fendre l'âme. En même temps, des mains impatientes dételaient le cheval sur lequel l'homme à la cocarde sauta pour l'emmener vers une destination inconnue tandis que d'autres mains traînaient hors de la voiture Anne-Laure et la pauvre Biba, qui poussait des cris d'orfraie en s'accrochant à elle. Pétrifiée d'épouvanté, la jeune femme ne disait rien, elle regardait seulement cette horde furieuse qui lui montrait le poing cependant que l'on démolissait la voiture à coups de hache avec l'intention d'en faire un bûcher pour l'y jeter elle-même. Dans son esprit soudain engourdi, une seule pensée tournoyait : on allait la tuer, elle allait mourir là sous les coups de ces brutes et, dans un sens, elle n'y voyait pas d'inconvénient. Tout serait plus simple après et elle reverrait Céline. On lui arracha son chapeau de paille et son fichu de mousseline noirs, découvrant une gorge ronde et douce sur laquelle un homme porta aussitôt une main sale en ricanant :
- Joli morceau ! On pourrait p't' être y goûter avant de le faire rôtir? C'est doux et parfumé...
- T'as pas à t' gêner, Lucas! C'est point farouche ces filles-là. Pas ma belle? Montre-nous un peu l'reste de tes trésors !...
Comprenant qu'on allait la déshabiller là, en pleine rue et devant tous ces gens, elle ferma les yeux en souhaitant très fort perdre connaissance, mais ne s'évanouit pas qui veut. Sa Bretagne natale avait doté Anne-Laure d'une belle santé aussi peu sujette que possible aux " vapeurs " des belles dames délicates. Elle chercha une prière, n'en trouva pas... Et, soudain, les mains qui la palpaient sans douceur, qui tiraient sur sa robe pour la déchirer la lâchèrent tandis qu'une voix d'homme éclatait tout près d'elle :
- V's' êtes pas un peu malades ? Ça, une fille d'opéra ? Sans poudre, sans rouge et vêtue comme une chanoinesse? Vous voyez pas qu'elle est en deuil? Ah, il est beau 1' peuple qui s' veut libre et qui sait même pas respecter la douleur d'une malheureuse !
La jeune femme rouvrit les yeux, vit que c'était un porteur d'eau et que l'on se jetait sur les seaux encore pleins qu'il venait de poser. Il faisait si chaud!... Du coup, le cercle infernal refermé sur Anne-Laure se brisa. Restèrent seulement, outre les deux hommes qui voulaient la mettre à mal, quelques femmes méfiantes et deux ou trois badauds qui ne semblaient pas disposés à lâcher prise.
- Possible qu'elle soit en deuil mais 1' cabriolet, lui, il y est pas et il a failli écraser P'tit Louis ! Alors on va l'brûler.
- Si ça vous chante, mais laissez la citoyenne tranquille! C'est pas d' sa faute s'il lui reste que cette voiture-là.
- L'a qu'à aller à pied comme tout l'monde. Mais, dis donc toi, ça s'rait-y qu' tu la connaîtrais ?
- Ben oui. J' livre d' l'eau chez elle. C'est la citoyenne Pontallec... et elle vient d'perdre son seul enfant, sa p'tite fille de deux ans.
- Pontallec ? Ça sonne l'aristo, ça ?
- Et après ? On n'est jamais responsable d'sa naissance! Vous voyez bien qu'elle est toute jeunette. Et elle est loin d'être heureuse, croyez-moi ! Parc' que les filles d'opéra, ça s'rait plutôt l'affaire d'son époux !
Une femme aux yeux fureteurs, au nez pointu vint le mettre sous celui du défenseur d'Anne-Laure.
- Comment qu' ça s'fait qu' tu la connais si bien, citoyen...
- Merlu! Jonas Merlu, d' l'impasse des Deux-Ponts ! J'te l'ai dit citoyenne, j'livre chez elle et à la cuisine on cause! J'entends les bruits. Allez, un bon mouvement, les gars ! Laissez-moi la ram'ner au logis ! C'est d'jà une victime, en faites pas une martyre ! Ça s'rait pas digne.
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