Aldo se mit à rire :

– Allons, ne dramatise pas ! Tu ferais mieux de m’embrasser !

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre sous l’œil attendri d’une jeune marchande de fleurs en train d’installer son éventaire et qui, choisissant un superbe œillet grenat, vint l’offrir au voyageur avec une petite révérence :

– C’est la bienvenue de Venise à l’un de ses enfants retrouvés, fit-elle avec un sourire mouillé. Acceptez, Excellenza ! Cette fleur vous portera bonheur...

La marchande était jolie, fraîche comme son petit jardin ambulant. Morosini accepta le présent et lui rendit son sourire :

– Je garderai cette fleur en souvenir. Comment vous appelez-vous ?

– Desdemona.

C’était en effet la bienvenue de Venise elle-même !

Le nez dans l’œillet, il en respira le parfum poivré avant de le glisser dans l’une des boutonnières de son vieux dolman et de suivre Zaccaria à travers le tohu-bohu dont aucune guerre n’était capable de venir à bout : celui des commissionnaires d’hôtel braillant le nom de leur établissement, des employés de la poste dont le bateau attendait le courrier et des gondoliers en quête de clients matinaux. Enfin des gens du vaporetto arrêté à la station de Santa Lucia.

– Les canons viennent seulement de se taire et il y a déjà des touristes ? s’étonna Morosini.

Le majordome haussa les épaules :

– Il y a toujours des touristes. Il faudrait que la mer nous engloutisse pour qu’il ne vienne plus personne... et encore !

Au bas des marches, superbe avec ses lions de bronze aux ailes déployées et ses velours amarante brodés d’or, une longue gondole attendait sous une frange de gamins et de curieux : il était rare d’en voir d’aussi belles devant la gare. Le gondolier, un grand garçon d’un blond presque roux, mince comme un danseur, s’évertuait à repêcher le chapeau de Zaccaria. Il y réussit tout juste comme le prince embarquait, saisit le couvre-chef trempé puis le laissa tomber à ses pieds pour saluer joyeusement :

– Bienvenue à notre prince ! C’est une grande joie et un bien beau jour !

Morosini lui serra la main :

– Merci, Zian ! Tu as raison, c’est un beau jour. Même si le soleil a l’air de bouder.

Celui-ci faisait pourtant un timide essai sur la coupole verte de San Simeone qui brilla un instant comme pour un clin d’œil amical. Installé auprès de Zaccaria, Aldo se laissa baigner par l’air marin tandis que Zian, sautant avec légèreté sur la queue du « scorpion » noir relevé de filets rouges et or, l’envoyait au milieu du canal d’une seule poussée de sa longue rame. Et la grande avenue liquide bordée par les guipures de pierre offrant tous les tons de la chair qui étaient autant de palais se mit à défiler. Mentalement, le revenant se récitait leurs noms comme pour s’assurer que l’absence ne les avait pas effacés : Vendramin-Calergi, Fontana, Pesaro, Sagredo, les deux Corner, Cà d’Oro, Manin où naquit le dernier doge, Dandolo, Lore-dano, Grimani, Papadopoli, Pisani, Barbarigo, Mocenigo, Rezzonico, Contarini... Ces demeures ouvraient devant le voyageur le Livre d’or de Venise mais, surtout, elles représentaient des parents, des amis, des visages à demi effacés, des souvenirs, et le brouillard irisé du matin leur allait bien, qui pansait avec miséricorde quelques lézardes, quelques blessures... Enfin, à la seconde courbe du Canale apparut une façade Renaissance surmontée de deux minces obélisques de marbre blanc et Morisini cassa le fil de son rêve : il arrivait chez lui...

– Cecina vous attend, souffla Zaccaria. Et elle arbore la grande tenue. J’espère que vous appréciez ?

En effet, au pied du haut portail cintré d’où les longues marches blanches glissaient jusque dans l’eau verte, trois femmes jouaient les garnitures de cheminée, celle du milieu, plutôt ovoïde, s’identifiant au rôle de la pendule et les deux autres à celui de minces chandeliers.

– Hâtons-nous alors ! dit Aldo en considérant avec amusement la belle robe de soie noire aux plis cassants et le bonnet de dentelle qui ornaient sa cuisinière. Cecina ne supporte pas longtemps la toilette d’apparat. Elle prétend que cela nuit à son inspiration et je rêve depuis des mois de mon premier déjeuner !

– Soyez tranquille ! Hier, elle m’a fait courir quatre fois à San Servolo pour s’assurer les plus gros scampis et la bottega la plus fraîche. Cependant vous avez raison : mieux vaut ménager son humeur !

C’était la sagesse. Les colères de Cecina étaient aussi célèbres, au palais Morosini, que ses talents culinaires, sa folle générosité et les oripeaux insensés qu’elle aimait endosser pour officier devant ses fourneaux. Née au pied du Vésuve, elle semblait couver autant de laves brûlantes et d’effervescence que son volcan natal, ce qui, à Venise, en faisait une sorte de curiosité. On s’y montrait plus calme, plus froid, plus policé.

Elle constituait le principal souvenir ramené de son voyage de noces par la mère d’Aldo. Celle-ci l’avait trouvée dans une ruelle du vieux Naples, hurlant et sanglotant sur le corps de son frère qui venait d’être victime d’une des bandes mettant trop souvent en coupe réglée les quartiers pauvres de la ville. Ledit frère était d’ailleurs la seule famille de Cecina et elle-même venait d’échapper de justesse à un sort identique. Mais pour combien de temps ? Prise de pitié, la princesse Isabelle décida de la prendre à son service.

Venise plut à la petite Napolitaine en dépit d’un climat qu’elle jugea peu réjouissant et d’habitants volontiers distants, mais le masque romain et les beaux yeux noirs du jeune Zaccaria, alors second valet, eurent tôt fait de la conquérir.

Une enthousiaste réciprocité s’étant manifestée, on les maria par un jour d’été caniculaire dans la chapelle de la villa palladienne que les princes Morosini possédaient sur les rives de la Brenta. Une fête suivit, bien entendu, au cours de laquelle le marié força un peu trop sur le valpolicella. De là une nuit de noces mouvementée car, indignée de se retrouver livrée aux instincts lubriques d’un ivrogne, Cecina commença par rosser son époux à l’aide d’un manche à balai avant de lui plonger la tête dans une cuvette d’eau froide. Après quoi elle se rendit aux cuisines afin de lui confectionner le café le plus noir, le plus corsé, le plus onctueux et le plus parfumé qu’il eût jamais bu. Reconnaissant et dégrisé, Zaccaria oublia les coups de balai et eut à cœur de se faire pardonner.

Depuis cette mémorable nuit de 1884, imprécations et malédictions alternèrent dans le ménage Pierlunghi avec les baisers passionnés, les serments d’amour éternel et les petits plats fins que Cecina confectionnait en cachette pour son époux lorsque la cuisinière du palais était couchée car, à l’époque, Cecina occupait un poste de camériste.

Zaccaria adorait ces petits soupers intimes mais il arriva qu’un soir, rentrant de son cercle plus tôt que prévu, le prince Enrico, père d’Aldo, sentit ses narines chatouillées par un fumet indiscret, débarqua dans la cuisine et découvrit le pot aux roses en même temps que le talent culinaire de la femme de chambre. Ravi, il s’installa le plus démocratiquement du monde auprès de Zaccaria, réclama une assiette, un verre et prit sa part du festin. Huit jours plus tard, la cuisinière en titre jetait son tablier amidonné à la tête de l’intruse tandis que celle-ci abandonnait ses insignes de camériste pour prendre possession des casseroles princières et s’en aller régner sur le personnel de cuisine avec la bénédiction pleine et entière des maîtres de maison.

Née d’une très noble et très ancienne famille du Languedoc, les ducs de Montlaure, la princesse Isabelle prit même un certain plaisir à donner quelques recettes d’au-delà les Alpes à son cordon bleu qui les réussit à miracle. Grâce à quoi, toute l’enfance du jeune Aldo s’agrémenta d’une plaisante succession de soufflés aériens, de tartes croustillantes ou moelleuses, de crèmes sublimes et de toutes les merveilles qui peuvent naître dans une cuisine quand la prêtresse du sanctuaire s’attache à gâter son monde. N’ayant pas reçu du Ciel le privilège d’enfanter, Cecina concentra son amour sur un jeune maître qui n’eut pas à s’en plaindre.

Ses parents voyageant beaucoup, Aldo se trouva souvent seul au palais. Aussi passa-t-il des heures béates, assis sur un tabouret, à regarder Cecina se livrer à sa succulente alchimie en houspillant ses marmitons et en chantant à pleine voix airs d’opéras et chansons napolitaines dont elle possédait un vaste répertoire. Il fallait la voir, coiffée de rubans multicolores à la mode de son pays et drapée, sous la blancheur du tablier de percale, dans des oripeaux éclatants mais vagues, élargis à mesure que leur propriétaire approchait la forme parfaite de l’œuf.

Malgré tant d’attraits, Aldo ne passait pas sa vie dans les cuisines. On lui avait donné un précepteur français, Guy Buteau, jeune Bourguignon à l’esprit orné qui s’efforça de transférer son savoir dans la cervelle de son élève, mais dans un ordre dispersé. Il lui apprit pêle-mêle les Grecs et les Romains, Dante et Molière, Byron et les pharaons bâtisseurs, Shakespeare et Goethe, Mozart et Beethoven, Musset, Stendhal, Chopin, Bach et les romantiques allemands, les rois de France, les doges de Venise et la civilisation étrusque, la sublime sobriété de l’art roman et les folies de la Renaissance, Érasme et Descartes, Spinoza et Racine, les splendeurs du Grand Siècle français et la grandeur des ducs de Bourgogne de la seconde race, enfin tout ce qui s’entassait dans sa propre tête, dans l’espoir d’en faire un véritable érudit. Il lui enseigna aussi quelques intéressantes notions de mathématiques ainsi que de sciences physiques et naturelles mais, surtout, il l’initia à l’histoire des pierres précieuses pour lesquelles il éprouvait une passion aussi forte que celle qu’il portait à la production le de son pays natal. Par ses soins, à dix-huit ans, le jeune Morosini parlait cinq langues, savait distinguer une améthyste d’une tourmaline, un béryl d’un corindon, une pyrite de cuivre d’une pépite d’or et, sur un autre plan, un meursault d’un chassagne-montrachet sans oublier, mais avec un rien de condescendance, un orvieto d’un lacryma-christi.

Naturellement, l’antre de Cecina intéressa le précepteur. Il y soutint avec la cuisinière d’étonnantes joutes oratoires coupées de dégustations discrètes mais sans jamais manquer aux règles de la bienséance. Résultat : arrivé à Venise maigre pomme un héros de M. Octave Feuillet, Guy Buteau avait acquis des rondeurs quasi ecclésiastiques lorsque le prince Enrico lui apprit qu’il songeait à confier son fils à une maison d’éducation suisse. Le pauvre garçon en éprouva une vive émotion mais s’en remit vite en comprenant qu’il n’était pas question de se séparer d’un homme de sa qualité. De précepteur, il devint bibliothécaire. Autrement dit, il entra en paradis, n’abandonnant son grand ouvrage sur la société vénitienne au XVe siècle que pour apprécier les succulences jaillissant des mains de Cecina comme d’une inépuisable corne d’abondance...

Après la mort de son père à la suite d’une chute de cheval en forêt de Rambouillet, alors qu’il courait le cerf avec l’intrépide duchesse d’Uzès, Aldo ne changea rien à l’ordre établi. Tout le monde aimait M. Buteau in casa Morosini et personne n’imaginait qu’il pût s’éloigner un jour. Il fallut la guerre pour priver l’aimable garçon de sa douce sinécure. Malheureusement, on ignorait ce qu’il était devenu. Porté disparu au Chemin des Dames, on en déduisit qu’il y avait trouvé une mort obscure et d’autant plus glorieuse. Du coup, oubliant leurs interminables discussions, Cecina le pleura comme un frère et inventa un gâteau au cassis auquel elle donna son nom...

Lorsque la gondole accosta au bas des degrés où elle attendait, Cecina ouvrit de grands yeux vite débordants de larmes puis, poussant une espèce de barrissement qui attira du monde aux fenêtres et fit plonger d’émoi une mouette occupée à pêcher, elle se jeta au cou de son « petit prince », comme elle l’appelait encore en dépit de sa haute taille.

– Madona Santissima !... Dans quel état ils me l’ont mis, ces sans-Dieu !... Ce n’est pas possible qu’on me l’ait arrangé comme ça !... Mon petit !... Mon Aldino ! S’il y avait une justice en ce vilain monde...

– Mais il y a une justice, Cecina, puisque l’Allemagne et l’Autriche sont vaincues.

– Ça ne suffit pas !

Embrassé, cajolé, trempé de larmes, emporté sur la houle d’une vaste poitrine sans que cessât un instant le vocero vengeur de sa « nourrice », Morosini se retrouva assis dans la cuisine, sur son tabouret d’autrefois, sans avoir compris comment il avait pu traverser sans en rien voir le grand vestibule, le cortile et les offices de son palais. Une tasse de café fumait déjà devant lui tandis que la grosse femme beurrait des petits pains qu’elle venait de tirer du