En effet, des pichets dégoulinants commençaient à naviguer au-dessus des têtes. On se les passait pour encourager à l’ouvrage ceux qui dépeçaient les corps, non sans prélever une gorgée ou deux au passage.

Un nouvel acte du drame se préparait. Trois hommes étroitement ligotés venaient d’apparaître sur le balcon. L’un d’eux était vêtu d’une longue robe violette.

– L’archevêque Salviati ! murmura Démétrios. Vont-ils donc, lui aussi, l’égorger sans jugement ?

Mais il n’était plus question de poignard. Les trois condamnés – les deux autres étaient le frère de l’archevêque et un certain Bracciolini – furent pendus par les pieds au balcon de fer. C’était alors un mode d’exécution fort prisé à Florence, parce qu’il permettait au peuple de jouir d’une longue agonie. Et la foule hurla de joie en voyant la robe du prélat se retourner jusqu’aux cuisses et envelopper le reste du corps. Mais comme, justement, elle cachait le visage, il y eut une poussée en avant pour mieux voir, en même temps que certains réclamaient que l’on remontât Salviati pour le pendre à nouveau par le cou... Esteban décida de profiter de ce que lui et ses compagnons se trouvaient moins serrés. Il empoigna Fiora par le bras et l’entraîna à sa suite. Démétrios fermait la marche. Dans sa hâte de soustraire Fiora à la dangereuse cohue, Esteban s’en alla heurter violemment un homme d’une quarantaine d’années qui, avec sa taille courte et épaisse, sa grosse tête couverte de cheveux noirs courts et frisés, avait tout l’air d’un paysan. Mais il possédait un haut front intelligent, des yeux sombres particulièrement perçants et ses habits, bien qu’émaillés de nombreuses taches, étaient faits de beau tissu. Les bras croisés, il regardait le spectacle avec une parfaite impassibilité quand Esteban manqua le jeter à terre et reçut, en échange, un coup de poing asséné avec une rapidité fulgurante.

– De tous les ruffians malappris ! commença-t-il, prêt à poursuivre le combat, quand Démétrios le reconnut :

– Excuse mon serviteur, ser Andrea ! S’il t’a bousculé c’est parce que nous avons hâte de quitter cet endroit.

– Pourquoi ? Trouverais-tu par hasard, médecin, que le traitement est trop rude pour ces assassins ? Pour ma part...

Il n’acheva pas sa phrase. Son regard venait de s’arrêter sur Fiora et se chargea d’une douceur inattendue. La jeune femme, elle, aussi l’avait reconnu. C’était le Verrocchio, le sculpteur le plus célèbre de Florence, un peintre de talent aussi et un fervent ami des Médicis. Il n’avait pas changé depuis la fameuse « giostra » du 23 janvier 1475 dont il avait été le génial maître d’œuvre... et où, pour la première fois, elle avait aperçu Philippe de Selongey.

– Ce jour devrait te réjouir, Fiora Beltrami, car ce sont les ennemis de ton père que l’on exécute. Pourtant je te trouve bien pâle ?

– Je viens d’arriver, ser Andrea, et je ne m’attendais guère à tomber dans un bain de sang...

– Celui de Giuliano ne se paiera jamais assez cher ! Tiens, regarde ! C’est le tour de Francesco Pazzi. On l’a pris en chemise, sur le lit d’une femme...

C’était lui, en effet. Sous les cordes qui le liaient et les traces de sang qui avait coulé de ses blessures, il était nu, mais il n’avait rien perdu de sa hargne. Les huées de la foule couvraient les imprécations dont il abreuvait ses bourreaux. Le peuple, exaspéré, sachant qu’il avait lui-même frappé Giuliano, réclamait qu’il lui soit livré. Un instant plus tard, lié par les chevilles, il se balançait à côté de Salviati, trop haut pour être atteint par autre chose que des projectiles. Les pierres alors se mirent à pleuvoir sur lui...

Cette fois, Fiora ne détourna pas les yeux. Le sort de cet homme dont la main, quelques jours plus tôt, touchait la sienne pour la mener à la chambre nuptiale, lui était indifférent. En le regardant subir son supplice, elle n’avait qu’une pensée : où donc pouvait être Hieronyma ?

Elle entendit, derrière elle, Démétrios demander au sculpteur ce qu’était devenu le vieux Jacopo, le patriarche des Pazzi, et s’il avait été pris, lui aussi.

– Non. Il a réussi à s’enfuir avec quelques hommes, mais Petrucci a envoyé à sa poursuite. Eh bien, en voilà vingt-six d’expédiés, si j’ai bien compté ! Il est temps pour moi de regagner mon atelier.

– Ce qui m’étonne, fit Démétrios en riant, c’est que tu l’aies quitté ?

– Que faire d’autre ? Tous mes élèves se sont enfuis comme une volée de moineaux aux premiers tintements de la Vacca et je me suis retrouvé tout seul avec ma glaise et mes pinceaux. J’ai fait comme eux, mais à présent je retourne car j’ai à faire.

– Toujours la statue du Colleone ?

– Bien sûr. Je crois néanmoins tenir le sujet définitif mais, ajouta-t-il en se tournant vers Fiora, je crois que je trouverai du temps pour toi, belle Fiora. J’ai dans la tête un bronze représentant Artémis et aucun de mes modèles n’est digne de m’inspirer la déesse. Il faudra que j’en parle au seigneur Lorenzo.

Il s’éloigna, fendant la foule comme un petit bateau têtu qui a décidé de franchir une barre dangereuse. Les trois autres le suivirent des yeux, puis Démétrios glissa son bras sous celui de Fiora.

– Tu avais oublié, n’est-ce pas, ce qu’était Florence ? fit-il devinant ce qui se passait dans sa tête. Les pires scènes de massacre n’y empêcheront jamais un artiste de penser d’abord à son œuvre. Quant à toi, tu vois qu’en dépit de ce qui s’est passé, tu n’as jamais cessé de lui appartenir. Pour le Verrocchio, ces trois ans n’ont pas compté.

– Je crois que tu as raison. Il m’a parlé comme si nous nous étions rencontrés hier. Pourtant, au milieu de ce drame...

– Ceux d’ici aiment le drame, surtout quand ils peuvent y jouer un rôle. Mais le sang lavé, les corps dispersés, ils retourneront comme si de rien n’était à leur commerce, leurs amours, leurs livres, leurs collections et chanteront la douceur de vivre d’un cœur aussi sincère qu’ils ont mis d’ardeur à se changer en loups pour hurler à la mort...

– Cette fois, cela pourrait durer plus longtemps, dit Esteban. Ils auront du mal à oublier Giuliano.

– Sans doute, mais ils n’en aimeront Lorenzo que plus ardemment.

Un moment plus tard, cheminant vers Fiesole au pas paisible des mules que l’on avait retrouvées dans l’étroite écurie de la taverne des mariniers, Fiora pensait que Démétrios n’avait pas entièrement raison. Que les gens de Florence fussent versatiles, oublieux et vite emportés vers les excès de l’enthousiasme ou de la cruauté, elle le savait depuis longtemps, mais aujourd’hui, elle avait cherché vainement, au milieu de cette fureur dont elle avait failli être la victime jadis, le visage familier de la ville qu’elle aimait.

Peut-être l’avait-elle trop idéalisée au cours de ces longs regrets qu’elle lui avait donnés ? Peut-être aussi ces trois années, en la marquant de traces indélébiles, l’avaient-elles vieillie ? Ou bien était-ce simplement parce que, même si elle s’était toujours voulue florentine jusqu’au bout des ongles, elle ne l’était pas vraiment ?

Pourtant, une chose était certaine : tout le sang des Pazzi et de leurs alliés qu’elle avait vu couler ne lui suffisait pas parce qu’il en manquait un : celui de Hieronyma. Tant que ce monstre respirerait sous le même soleil qu’elle, Fiora savait qu’elle n’aurait ni trêve ni repos.

Alors ? N’était-il pas typiquement florentin, ce goût de la vengeance qu’elle avait toujours porté en elle ?

CHAPITRE XIII

LORENZO

Debout derrière la fenêtre de son ancienne chambre d’où elle avait tant de fois, jadis, admiré ses jardins en terrasses et, plus bas, le captivant panorama de sa ville qui ressemblait à un bouquet de toutes les roses ceinturé par le ruban d’argent de l’Arno, Fiora cherchait à retrouver son âme d’antan. D’ordinaire et quand arrivait la nuit, le bouquet devenait tapis en camaïeu de gris et de bleu, piqué ici et là d’une minuscule étoile, l’un des rares feux allumés dans les rues.

Ce soir, tout était changé. Ce soir, Florence qui refusait de s’endormir rougeoyait d’une vie violente et instinctive comme celle d’un creuset de fondeur. Jadis, du haut de la tour de Démétrios, Fiora l’avait déjà vue prendre son mauvais visage et gonfler sa colère, mais c’était peu de chose en comparaison de ce qu’elle voyait aujourd’hui parce que, en Giuliano, Florence venait de perdre, avec son Prince Charmant, une partie de son cœur : la plus tendre. Et, dans l’espèce de grondement assourdi par la distance qui montait jusqu’à Fiesole, la jeune femme croyait distinguer les cris de mort, les malédictions et les longs gémissements des femmes en pleurs. On brûlait, on pillait les maisons des Pazzi et de leurs alliés dont peut-être à l’aube il ne resterait rien. C’était comme un holocauste d’amour que la cité, furieuse et désespérée, offrait à son enfant chéri.

En ce jour, Giuliano avait rejoint Simonetta et, peut-être, était-ce bien ainsi ? Peut-être que, la main dans la main, ils contemplaient du haut du ciel le décor qui avait été celui de leurs amours, mais une chose était certaine, et cela Fiora le sentait par toutes les fibres de son être : jamais plus Florence ne serait ce qu’elle avait été au temps où ils s’aimaient, contre les lois des hommes – et même celles de l’Église puisque l’Étoile de Gênes était mariée –, mais protégés par leur beauté, leur jeunesse éclatante et toute cette joie qu’ils faisaient naître sur leur passage. Le peuple les adorait comme le symbole de la grâce et de la douceur de vivre dans une cité exceptionnelle.

Plus rien d’ailleurs ne serait jamais comme avant. Fiora l’avait ressenti en pénétrant dans cette maison où elle avait connu, jadis, le plus grand bonheur dans les bras de Philippe. Et cela tenait moins à ce que le décor intérieur n’était plus le même – pillée au moment du drame, la villa avait été remeublée par les soins de Lorenzo – qu’à une question d’atmosphère, à une qualité de silence.

Celui que Francesco Beltrami réclamait souvent quand il se retirait dans son « studiolo » était vivant. Il était fait des paroles chuchotées, des pas assourdis, des gestes mesurés de vingt personnes attentives à ne pas troubler le maître dans son travail ou dans son repos. A présent, c’était le silence du vide... Démétrios occupait cependant cette maison, avec Esteban, mais ce qui manquait, outre Francesco lui-même, c’était Léonarde dont la seule présence aurait suffi à communiquer une âme à une hutte de charbonnier, c’était Khatoun, le petit chat toujours ronronnant, et c’étaient aussi tous ces serviteurs qui semblaient, comme la maison elle-même, avoir pris racine dans la terre de Fiesole mais que la tempête avait dispersés. A présent, c’était la noire et discrète Samia qui régnait sur la cuisine et le ménage avec l’aide de deux esclaves, Samia au pas de velours qui, autrefois, servait de gouvernante au castello du médecin grec et qui, tout naturellement, était venue reprendre sa place.

Fiora aimait bien Samia qui était douce et ordonnée et qui l’avait bien soignée lorsque Démétrios l’avait ramenée chez lui à la fin du cauchemar, mais elle n’avait jamais appartenu à son univers d’adolescente heureuse et comblée. Elle n’était apparue qu’au temps de l’épreuve.

Il était près de minuit, à présent. Pourtant, en dépit de la journée harassante qu’elle venait de vivre, consécutive à quelques autres qui ne l’étaient pas moins, Fiora n’arrivait pas à dormir. Elle ne pouvait même pas rester étendue dans ce lit habillé de soie blanche comme la couche d’une vierge, mais qui n’avait jamais été le sien. Elle préférait rester là, pieds nus sur un tapis, regardant, attendant elle ne savait trop quoi.

Démétrios, après l’avoir conduite à Fiesole, était redescendu, comme il l’avait promis, pour tenter de voir Lorenzo. Il était revenu au crépuscule, ramenant avec lui un Rocco à moitié mort de fatigue que Samia avait nourri abondamment avant de l’envoyer se coucher. Il dormait à présent dans une chambre proche de celle de Fiora et, dans le couloir, on pouvait entendre, en passant devant sa porte, ses ronflements puissants d’homme harassé.

A la question de Fiora touchant le Magnifique, le Grec avait répondu :

– Tu le verras bientôt... Te retrouver a été, pour lui, le seul adoucissement à sa douleur qui est profonde. La mort de Giuliano l’ampute d’une partie de lui-même.

Il raconta ensuite les soins dont on avait entouré le corps du jeune homme. Lavé, parfumé, vêtu de drap d’or sous son armure de parade, Giuliano, mains jointes et les yeux clos, reposait à cette heure, dans la chapelle du palais familial, sur un extraordinaire lit funèbre tendu du même tissu précieux semé d’énormes bouquets de violettes, ces violettes qui étaient les fleurs préférées de son frère et que celui-ci faisait cultiver dans ses jardins. Aux pieds du jeune mort, son casque empanaché de blanc, ses gantelets et ses éperons d’or gisaient sur un grand coussin de velours pourpre.