– C’est là, conclut Commynes, qu’est intervenu le dissentiment entre le roi et moi. Je lui ai reproché ces grands excès si peu conformes à sa nature, et il m’a reproché d’être demeuré trop flamand et de nourrir de la sympathie pour ses ennemis. Voilà pourquoi vous me voyez sur la route de Poitiers avec, pour seule consolation, la pensée que je vais pouvoir aller saluer dame Hélène, ma belle épouse, dans sa cité de Thouars.

– Il est vrai que vous ne la voyez pas souvent. Est-il normal qu’une femme vive renfermée sur ses terres avec sa maisonnée tandis que son époux réside à la cour du souverain ? murmura Fiora songeuse. Il semble que vous n’alliez voir la vôtre que lorsque vous ne pouviez pas l’éviter ? Vous me faites l’effet de gens bien étranges, tous tant que vous êtes, Français et Bourguignons ! Chez nous, mari et femme vivent l’un près de l’autre jusqu’à ce que la mort les sépare. Et ne me dites pas que c’est là une vie bourgeoise : monseigneur Lorenzo et donna Clarissa, son épouse, s’ils ne sont pas toujours sous le même toit, demeurent au moins dans la même ville. Mais ici, le roi vit au Plessis et la reine à Amboise ; votre épouse vit à Thouars et vous auprès du roi, et...

Fiora s’était animée en parlant. L’ivoire pâle de son visage avait un peu rougi, cependant qu’une larme scintillait dans ses grands yeux gris. Et sa voix chaude faisait entendre une légère fêlure. Commynes la contempla un instant sans rien dire, se délectant au spectacle de sa beauté qui semblait aller vers la perfection comme une rose sur le point de s’épanouir. Elle était assise dans une haute chaire de chêne sculpté douillettement rembourrée de coussins de brocatelle d’un vert argenté qui mettaient des reflets d’eaux profondes sur la robe de moelleux « blanchet » brodée de menues feuilles de saule et de violettes pâles qui formaient guirlande autour des manches, du profond décolleté qu’une gorgerette de mousseline rendait plus modeste, et du bas de la robe. Ses beaux cheveux simplement tressés d’un ruban formaient une épaisse natte qui glissait contre son long cou gracieux et lui donnait l’air d’une toute jeune fille.

Dans ces simples atours, elle était plus éclatante que jamais. Pourtant, l’œil vif du sire d’Argenton croyait bien remarquer que, sous les amples plis veloutés retenus sous les seins par une large ceinture d’argent, le corps semblait s’être légèrement arrondi. Il la vit alors avec d’autres yeux : elle n’était plus seulement un être d’une exceptionnelle séduction et d’un courage peu commun, elle était aussi une femme rendue fragile par une future maternité qui ne savait sans doute pas grand-chose de l’homme qu’elle aimait ; une femme qui avait, surtout, le plus grand mal à s’adapter à cette forme de vie séparée qu’imposent souvent la vie de cour et les exigences de la guerre. En Italie, la guerre était l’affaire des mercenaires : le prince qui avait su choisir les meilleurs et les plus nombreux avait de fortes chances de l’emporter. Les gens de Florence, comme les autres, payaient pour rester chez eux, quitte à s’y entre-tuer de temps en temps mais, quand un danger quelconque approchait des remparts, c’était toute la population qui se battait, les femmes au coude à coude avec les hommes. Fiora ne comprendrait jamais pourquoi le service d’un suzerain quelconque devrait la condamner à la solitude sur ses domaines.

Doucement, il prit l’une des jolies mains qui reposaient sur les genoux de la jeune femme, la plaça entre les siennes et acheva la phrase qu’elle avait laissée en suspens.

– ... et votre propre couple, plus séparé encore puisque votre époux sert la duchesse Marie et que vous-même êtes attachée à la France.

– Par mes amitiés, mes intérêts puisque le peu de fortune qui me reste se trouve en ce pays, enfin parce que je n’ai aucune raison de combattre le roi Louis qui a été bon pour moi.

– Mais vous attendez un enfant et votre dilemme n’en est que plus douloureux. Que puis-je faire pour vous aider, mon amie ?

Elle était devenue très rouge et les larmes qu’elle ne pouvait retenir glissaient sur ses joues.

– Vous qui savez toujours tout, pouvez-vous me dire où il est ? Depuis bientôt quatre mois que je l’ai quitté, je n’ai eu aucune nouvelle.

– J’aimerais pouvoir vous contenter, mais c’est difficile, même pour moi. Marie de Bourgogne et la duchesse veuve sont tenues par les Gantois en étroite surveillance dans leur palais du Coudenbergh, bien plus otages que souveraines, et nos espions n’ont aucun moyen de savoir ce qui se passe chez elles. Néanmoins, je peux vous dire que, si messire de Selongey est demeuré près d’elles jusque il y a peu, il semble qu’il ait récemment disparu.

– Disparu ?

– Ne l’entendez pas au mauvais sens, Madonna. J’entends qu’il n’est plus à Gand, et je pense que Madame Marie a dû le charger d’une mission, peut-être en Franche-Comté, plus vraisemblablement en Bourgogne où, paraît-il, la nouvelle de la mort du Téméraire n’a pas fait verser d’abondantes larmes. Il aurait alors à réchauffer cet enthousiasme défaillant.

– Autrement dit : il est en danger ! Mon Dieu !

– Calmez-vous, je vous en prie. Ce ne sont que des suppositions. La duchesse a pu aussi bien l’envoyer à son fiancé pour le prier de se hâter. Je vous le répète : nous ne savons rien. Ce que je peux vous promettre, c’est de vous faire parvenir des nouvelles dès que j’en aurai reçu.

– Croyez-vous qu’en Poitou vous en recevrez beaucoup ?

– Voilà que vous remuez le fer dans la plaie ! fit Commynes en riant. Mais soyez bien certaine que je garde, ici et là, quelques bons informateurs et que, de toute façon, je ne resterai pas longtemps à Poitiers. Je vais fort m’ennuyer de notre sire... mais lui s’ennuiera encore plus !

Léonarde, entrant pour annoncer que l’on allait servir, trouva les deux amis en train de rire, ce qui la rassura. Commynes, tout français qu’il était devenu, gardait un petit fumet bourguignon qui n’était pas sans l’inquiéter vaguement, mais au cours du repas qui suivit elle l’oublia. Commynes était toujours un convive aimable, joyeux et disert. Ce jour-là, comblé par un admirable saumon de Loire à la sauce au citron, suivi de boudins blancs à la chair de chapon et d’une succulente fricassée de gelinottes et de bartavelles aux champignons, le tout arrosé des jolis vins de Loire qu’Etienne Le Puellier élevait pieusement dans le cellier de la maison, il fut étincelant, étourdissant de bonne humeur. Fiora riait et Léonarde, heureuse de l’entendre rire, se montra pleine d’attentions pour le visiteur de passage.

Le lendemain, Commynes reprenait le chemin de son exil, laissant derrière lui une Fiora pleine d’espoir. En effet, peu désireuse de servir l’empire allemand, la haute noblesse bourguignonne commençait à regarder d’un œil adouci les mains chargées de présents que le roi Louis tendait vers elle. Les ralliements se succédaient, d’autant que le roi avait payé quelques-unes des rançons que les nobles prisonniers du dernier combat devaient verser au duc de Lorraine. Et, au moment de la quitter, Commynes avait murmuré :

– Le Grand Bâtard Antoine, lui-même, le frère préféré et le meilleur capitaine du défunt duc, songerait à se tourner vers nous. Votre époux ne pourra pas toujours jouer les irréductibles. Un jour, il fera comme les autres : il choisira la France.

Il ne pouvait rien lui dire de plus réconfortant. Si le Grand Bâtard pensait que la Bourgogne devait revenir dans le giron français et se souvenait que ses armes portaient les fleurs de lys, il entraînerait à sa suite ceux qui avaient pour lui estime et amitié. Philippe était de ceux-là. Il bouderait peut-être quelque temps encore. L’important était qu’il n’eût pas commis quelque action irréparable, et Fiora se souvenait trop bien d’avoir réussi, de justesse, à lui éviter l’échafaud pour avoir tenté d’abattre le roi Louis. Évidemment, s’il avait choisi de suivre en Allemagne la duchesse Marie, il était possible qu’il ne revienne pas avant longtemps.

Cette idée, Fiora la repoussait de toutes ses forces. Elle devait garder l’esprit clair et plein d’espérance pour que son enfant hérite à travers elle de ces heureuses dispositions. Après la naissance, peut-être pourrait-on se mettre à la recherche de Philippe. Le roi serait probablement revenu de ses campagnes, son aide serait précieuse. L’enfant ferait le reste.

Peu de temps après la visite de Commynes, un nouveau voyageur vint frapper à la porte du manoir. C’était, venant de Paris, le jeune Florent, l’apprenti banquier d’Agnolo Nardi. Il arriva par un soir de pluie, trempé comme un barbet en dépit du gros manteau à capuche qui l’emballait et s’étalait sur la croupe d’un cheval tout aussi mouillé, mais ses yeux brillaient comme des chandelles et il rayonnait la joie par tous les traits de son visage.

Florent apportait, avec une longue lettre d’Agnolo emplie de détails financiers et d’affection, toute la chaleur amicale des habitants de la rue des Lombards et une bourse assez ronde qui contenait les intérêts de Fiora dans les affaires de l’ancienne maison Beltrami. Fiora s’étonna que l’on eût confié une telle somme à un tout jeune homme lancé au hasard des grands chemins, mais celui-ci ne fit que rire de ses craintes rétrospectives : grâce à Dieu, la police du roi Louis était bien faite et les routes de France où couraient à présent les chevaucheurs de la poste royale aussi sûres qu’il était possible.

– Dans ce cas, pourquoi n’avoir pas remis tout ceci à la poste ? demanda malicieusement Fiora, renseignée depuis longtemps sur la nature des sentiments que lui portait le jeune homme. Je suis confuse que vous ayez pris toute cette peine, Florent. Ce long chemin, et par ce temps...

– D’autant, fit Léonarde en écho, que la belle saison n’est pas pour demain. Les gens de par ici prévoient une assez longue période de pluie. Le retour ne sera pas plus agréable.

Occupé à se brûler héroïquement avec l’écuelle de vin aux herbes bouillant dont l’avait gratifié Péronnelle tandis que son manteau fumait devant le feu de la cuisine, Florent sortit du récipient des joues rouges et vernies comme une pomme d’api et un regard d’épagneul amoureux.

– Avec votre permission, donna Fiora... je ne repartirai pas. Je suis venu pour rester, et maître Nardi le sait !

– Vous voulez rester ici ? Mais, Florent, pour quoi faire ? Je n’ai pas besoin d’un secrétaire !

– Pour être votre jardinier. Vous savez que je n’ai jamais eu le goût des écritures et que, chez maître Nardi, je m’occupais beaucoup plus de fleurs et de légumes que de comptes et de lettres de change.

– Mais votre père ? Il voulait que vous deveniez banquier. Il doit être furieux.

– Il l’a été, dit Florent joyeusement en secouant sa lignasse couleur poussin qui, en séchant, se mettait à ressembler à un petit toit de paille, mais ma mère a pris ma défense. Que je veuille soigner le jardin d’une grande dame lui convient tout à fait. D’autant que mon frère cadet, qui n’aime que la finance, s’est déjà précipité pour prendre ma place. Je suis donc libre de vous servir.

– Vous ne manquez pas de toupet, mon garçon, intervint Léonarde qui faisait de gros efforts pour être sévère. Il ne vous vient pas à l’idée que nous n’avons aucun besoin de vous ?

Les yeux d’épagneul se remplirent de larmes.

– On a toujours besoin d’un bon jardinier dans un domaine, et le vôtre me semble beau. Oh, je vous en supplie, donna Fiora, ne me renvoyez pas ! Laissez-moi rester ici, auprès de vous. Je ferai ce que vous voulez... même le plus gros ouvrage, le plus dur. Je ne tiendrai pas beaucoup de place : un peu de paille dans l’écurie et un peu de soupe. Je ne vous coûterai rien.

– Là n’est pas la question, dit Fiora. Ce qui compte, c’est que je n’ai pas beaucoup d’avenir à vous offrir.

– Un avenir où vous ne serez pas n’offre aucun intérêt pour moi. De toute façon, ajouta-t-il têtu, je ne m’éloignerai pas. Même si vous ne voulez pas de moi, je resterai dans ce pays. Je trouverai bien à me louer quelque part. Je suis jeune et solide.

Tandis que Fiora, émue, interrogeait Léonarde du regard, Etienne, qui, assis dans la cheminée, faisait sécher ses houseaux et ses brodequins en mâchonnant un morceau de saucisse sèche, toussota comme il le faisait toujours dans les rares occasions où il prenait la parole, et déclara :

– Le travail ne manque pas ici. J’ai fort à faire avec la ferme et je m’arrangerais bien d’un aide... surtout pour le jardin qui est vaste !

Ayant dit, il retourna à sa saucisse et à son silence, laissant les femmes démêler le problème comme elles l’entendraient. Pour Péronnelle, d’ailleurs, la cause était entendue. Puisque son seigneur et maître était pour que le garçon reste, elle l’adoptait sans plus de façons.