De retour au logis, ce qu’elle avait fait sans se presser, Léonarde espérait que l’orage serait passé et que, même si la dispute entre les deux époux était sérieuse, une réconciliation serait au moins amorcée. Il n’en était rien. Elle avait trouvé Fiora tout habillée, son grand manteau fourré sur les épaules, assise près d’une fenêtre, regardant au-dehors avec cet air absent de ceux qui ne voient rien. Ses yeux étaient secs mais ils étaient un peu rouges, et les joues encore brillantes de la jeune femme ainsi que sa poitrine haletante disaient assez qu’elle venait de verser d’abondantes larmes. Sans prononcer une parole, Léonarde remit un peu d’ordre dans le coffre où tout était jeté à la diable, se prépara elle-même, puis toutes deux attendirent, en silence, l’arrivée de Mortimer et des chevaux.

Durant des lieues et des lieues, Fiora ne desserra pas les dents. Elle allait son chemin à travers la bise coupante, les tourbillons de neige et le givre, droite sur sa selle, en apparence aussi insensible qu’une statue et sans prononcer plus de trois paroles par jour. C’est seulement à la halte de Troyes, après une étape particulièrement dure, qu’elle laissa déborder l’amertume qui empoisonnait son cœur. Philippe n’avait rien d’autre à lui offrir que s’enfermer au fond d’un vieux château en compagnie d’une belle-sœur qui la verrait venir sans plaisir, tandis que lui-même s’en irait mettre son épée et sa vie au service de la duchesse Marie ! Alors qu’elle avait cru les combats terminés avec la mort du duc Charles, Selongey ne rêvait que de les faire reprendre de plus belle pour l’indépendance de la Bourgogne... et pour les beaux yeux d’une princesse de vingt ans que l’on disait jolie et séduisante !

Léonarde avait laissé le flot empoisonné s’écouler, se gardant bien de l’arrêter : Fiora avait besoin de ce soulagement. C’est seulement quand, épuisée, elle se laissa tomber à plat ventre sur son lit pour y pleurer toutes les larmes de son corps qu’elle essaya, avec une grande douceur, de la raisonner : les lois de Bourgogne, comme celles de France et de tous les autres pays connus, et même de Florence, voulaient que la femme, gardienne du foyer et productrice d’enfants, restât au logis pendant que le mari vaquait à ses propres affaires et allait où son devoir l’appelait. Il n’était pas normal de vivre toujours sur les grands chemins, livrée au hasard des mauvaises rencontres... et le repos pouvait avoir bien du charme.

– Aussi vais-je me reposer, répondit Fiora, mais chez moi et non dans une maison où je ne serais qu’une intruse. Il est temps que Philippe me prouve son amour car, depuis notre mariage, il ne s’est pas donné beaucoup de mal !

– Vous êtes injuste. Il était cependant revenu à Florence pour vous retrouver. Et, plus tard, ne s’est-il pas battu pour vous, et par deux fois ? Si j’ai bien compris, vous ne lui avez pas laissé de grandes chances quand vous l’avez abandonné dans cette chambre à Nancy ?

– Croyez-vous ? Il me semble, à moi, que je lui en ai donné une belle, au contraire, et qu’il l’a saisie puisqu’il ne m’a pas empêchée de partir.

– Quelle chance ?

– Celle de retrouver sa liberté. Je lui ai dit d’ailleurs que j’irais à Rome pour faire annuler notre mariage par le pape s’il ne venait pas me rechercher en France !

Léonarde, alors, n’avait pu retenir un soupir désolé :

– Fallait-il vraiment que par orgueil pur vous vous fassiez tant de mal, alors que vous veniez tout juste de vous retrouver ? Il n’est jamais bon d’obliger un homme à choisir entre son cœur et son devoir. S’il allait... ne jamais revenir ?

Au silence que Fiora garda durant quelques instants, Léonarde comprit qu’elle venait de toucher le point sensible. Dans les yeux gris elle put lire d’ailleurs une angoisse, mais ce ne fut qu’un instant : les étincelles de la rancune reprirent leurs droits. Fiora tournait comme un fauve en cage dans l’étroite chambre d’auberge qu’elles partageaient, cherchant peut-être quelque chose à casser quand, brusquement, elle s’arrêta devant sa vieille gouvernante :

– A ce qu’il fera je jugerai la valeur de son amour. Et, voyez-vous, Léonarde, je me demande si, avec un homme tel que lui, je ne me l’attacherais pas davantage en le fuyant comme je viens de le faire.

– En voilà une idée !

– Pas si folle ! Je crois que je commence à connaître les hommes. Accepter de rester confinée au logis en attendant leur bon plaisir et les enfants grâce auxquels ils s’assurent de notre tranquillité est peut-être le meilleur moyen d’user l’amour. A devenir trop quotidien, il perd de son éclat.

– L’amour-passion, peut-être ! Mais il reste la tendresse et cette douce trame que tissent les jours enchaînés aux jours. J’ai peur que vous ne vous lassiez vite de nuits trop solitaires.

– Le seraient-elles moins à Selongey pendant que Philippe galoperait à la queue du cheval de sa duchesse ? J’ai envie d’être chez moi, vraiment chez moi. Il y a trop longtemps que je ne sais plus ce que c’est.

Le sujet était clos pour ce soir-là et l’on n’y revint pas. Léonarde avait fini par penser qu’une retraite dans une solitude campagnarde ferait du bien à la trop impulsive jeune femme et l’amènerait peut-être à plus de sagesse et à des réactions moins irraisonnées. Elle fut d’ailleurs séduite, elle aussi, par cette maison que le roi donnait à sa jeune amie et où tout était disposé pour l’agrément de la vie.

Le manoir s’appelait La Rabaudière, mais, depuis longtemps, les gens des alentours l’avaient surnommé la maison aux pervenches à cause des longues traînées bleues qui, au printemps, éclairaient le sous-bois et eussent envahi le jardin si l’on n’y avait mis bon ordre ; elles se rattrapaient en s’accrochant à la terrasse qui, du côté du fleuve, soulignait les fenêtres de la grande salle. Leurs centaines d’étoiles d’azur foncé et leurs feuilles d’un joli bronze clair faisaient chanter la blancheur des pierres de chaînage et les murs couleur d’aurore. Quant au jardin qui ouvrait sur un verger, il avait de grands massifs à bordures de buis, tout débordants de giroflées rouges dont les touffes un peu folles enveloppaient des rosiers, des groseilliers, des romarins et des cassis qui poussaient à leur gré de chaque côté de l’allée conduisant à la volée de pierre d’où l’on gagnait la terrasse.

L’intérieur avait autant de charme que l’extérieur et semblait continuer le jardin. En dehors de la grande tapisserie mille fleurs qui était la gloire de la grande salle, pas de tissus lourds dans cette maison des bois, mais des brocatelles brillantes, des toiles brodées d’animaux familiers et de fleurettes de toutes couleurs qui habillaient les lits et les « carreaux[iii] » disposés un peu partout pour le confort des corps fatigués et le repos des pieds. Les meubles étaient simples, mais d’un goût irréprochable. Ils embaumaient la cire d’abeille et supportaient de superbes étains et des objets dont certains obtinrent de Fiora un sourire attendri, comme de belles coupes en verre rouge de Venise et des majoliques vertes qui avaient dû voir le jour sous le ciel de Romagne. Quant aux nombreux coffres et dressoirs éparpillés dans les différentes pièces, ils renfermaient assez de vaisselle et de linge pour combler une maîtresse de maison, même aussi difficile que l’était Léonarde. Enfin, la cuisine, rutilante de cuivres et abondamment pourvue de jambons, de chapelets d’oignons, d’aulx et de bouquets d’herbes sèches pendus aux solives, acheva de conquérir le cœur de la vieille demoiselle qui, pour la première fois depuis bien longtemps, retrouvait l’impression délicieuse de rentrer chez elle après une trop longue absence. Fiora, elle, était entrée dans sa maison avec la simplicité d’un petit chat perdu qui trouve enfin un foyer et se roule en boule près des cendres de l’âtre pour y passer la mauvaise saison. Elle s’y intégra comme si elle l’avait connue depuis toujours.

Un couple d’âge mûr, Etienne Le Puellier et son épouse Péronnelle, avait été choisi, bien avant l’arrivée de Fiora, pour veiller à l’entretien du petit domaine. Leur maison des bords du Cher avait été emportée par une grosse crue, un an plus tôt, et Louis XI, qui connaissait Etienne depuis l’enfance et les avait recueillis au Plessis, leur avait promis de leur rendre une maison plus belle que la première s’ils acceptaient de s’occuper de La Rabaudière. Ce qu’ils avaient fait de grand cœur car ils se fussent tous deux jetés dans le feu sur un simple signe de leur « bon sire ». Ils habitaient, sous les combles de la maison, une belle chambre dont la fenêtre, couronnée d’un gable en forme de fleur de lys, s’ouvrait dans le brillant manteau d’ardoises qui couvrait la demeure. Bons Tourangeaux solides et affables, ils aimaient le travail et eussent été les gens les plus heureux du monde si le Ciel leur avait accordé un enfant, mais prières, neuvaines et fréquentes visites au tombeau du grand saint Martin, gloire de la ville voisine de Tours, s’étaient montrées inopérantes et, à quarante-cinq ans bien sonnés, Péronnelle savait qu’elle n’avait plus grand-chose à attendre de dame Nature. Elle s’en consolait en régalant son Etienne des trésors d’une cuisine dont la qualité soutenait la comparaison avec celle de maître Jacques Pastourel, qui régnait sur les cuisines royales, et il arrivait que le roi, au retour d’une de ses chasses, vînt s’installer à sa table.

Péronnelle était ronde comme une pomme, avec un visage tout en lignes douces dont la beauté résidait dans deux grands yeux de la couleur exacte de ces pervenches qui avaient baptisé la maison et, jadis, Etienne avait dû cogner plus d’une fois pour empêcher les galants de venir conter fleurette à ces yeux-là. Il s’en était toujours tiré à son avantage car il était aussi carré que sa femme était ronde, et l’usage alterné du filet de pêche, de la bêche et de la cognée l’avait doté de muscles avec lesquels il convenait de compter.

Bien loin de les chagriner, l’arrivée de Fiora et de Léonarde leur causa un vif plaisir assorti de soulagement. Ils ne savaient pas à qui, au juste, le roi avait donné la maison aux pervenches. On leur avait seulement dit que c’était une jeune dame à laquelle Louis XI voulait du bien. Aussi le couple craignait-il qu’il s’agît de quelque favorite, d’autant plus insupportable qu’elle ne serait peut-être pas sortie de la cuisse de Jupiter, et que l’âge du roi rendrait arrogante. Que Louis XI se fût donné une maîtresse alors qu’il avait juré de ne plus toucher autre femme que la sienne – ce qui ne risquait pas d’arriver souvent, la reine Charlotte vivant toute l’année au château d’Amboise à six bonnes lieues du Plessis – était déjà suffisamment préoccupant pour ces braves gens.

La beauté de la nouvelle venue, sa gentillesse et la mine si respectable de Léonarde leur ôtèrent, dès l’abord, le plus gros de leurs inquiétudes et Douglas Mortimer, qu’ils connaissaient bien et que le roi avait chargé d’accompagner la nouvelle propriétaire, acheva de les rassurer : donna Fiora était la fille d’un ancien ami du roi Louis et celui-ci avait décidé de la prendre sous sa protection après les nombreux malheurs dont elle avait été victime. Le plus grave était peut-être d’avoir épousé, jadis, un seigneur bourguignon trop ami du défunt Téméraire pour accepter de devenir français et qui, en dépit des prières de sa jeune femme, entendait reprendre les armes et courir les aventures. Aussi donna Fiora, désolée, avait-elle choisi de se réfugier auprès de son vieil ami dont elle se refusait à trahir la confiance.

Un discours aussi inhabituel chez l’Écossais, qui, en général, ne prononçait guère plus de trois paroles à l’heure, avait fortement impressionné Etienne, guère plus bavard que lui, et fait verser quelques larmes à la sensible Péronnelle. En foi de quoi le couple adopta Fiora et se mit en quatre pour lui faire goûter le bonheur qu’il y avait à vivre en pays tourangeau. Avec d’autant plus d’enthousiasme que l’accord entre Péronnelle et Léonarde avait été immédiat, en dépit d’une certaine différence d’âge. Très pieuses l’une et l’autre, elles surent s’entendre sur l’art de mener à sa perfection le train de la maison car, si Léonarde avait jadis régné sur un palais florentin et une somptueuse villa, elle savait mettre une sourdine à l’espèce de suprématie qu’elle pouvait tirer de ses talents et admirer en toute bonne foi la spécialité dans laquelle Péronnelle était passée maîtresse, c’est-à-dire l’art culinaire. De son côté, Péronnelle appréciait à sa juste valeur le tact de la vieille demoiselle, lui avait remis d’elle-même les clefs des coffres et des armoires et faisait son profit des connaissances rapportées par sa compagne d’au-delà des Alpes. En outre, elle ne se lassait jamais de l’entendre évoquer pour elle les merveilles de cette fabuleuse ville de Florence qu’elle n’avait aucune chance de visiter un jour. Il n’était pas rare de voir, dans la vaste cuisine, Léonarde trier le linge tout en décrivant à sa nouvelle amie, occupée à tourner une sauce, les bruits, les couleurs et les senteurs des marchés du vendredi. D’autres fois, le contraire se produisait, et Péronnelle initiait Léonarde aux us et coutumes tourangeaux ainsi qu’aux potins, bonnes histoires et autres cancans qui couraient la ville et la campagne, car elle avait une sorte de génie pour être toujours au courant de ce qui se passait dans les environs.