Le frère leva sur lui un regard stupéfait :

– Vous allez, dans un moment, paraître devant Dieu, mon frère ! Ne croyez-vous pas qu’il serait convenable d’avoir d’autres pensées ?

– Je vais quitter la terre. Laissez-moi m’y intéresser encore un peu ! Alors, ces cloches ?

– On a surtout pris celles des villages. Ici, les églises en ont donné aussi, mais les moins belles. Certaines sont de véritables œuvres d’art, avec des voix divines. C’eût été un sacrilège d’en faire des bouches à feu.

– Les humbles cloches des villages avaient autant de valeur pour tous ces paysans dont elles comptaient les heures. Ne rougissez pas, mon frère ! Là où il est... où je vais le rejoindre dans un moment, le duc Charles n’a plus que faire des mesquineries des hommes.

– Croyez-vous être vraiment en mesure de juger, à cette heure ? Oubliez ce que vous avez été pour songer à n’être qu’un homme parmi les hommes, qui a offensé Dieu.

– Je lui en demanderai pardon dans un moment. Plus un mot à présent, mon frère : nous arrivons !

Philippe éprouvait une sensation bizarre. Il venait de quitter le cachot où Marie de Brévailles avait souffert les douleurs de l’enfantement ; à présent, il s’en allait vers la mort dans un vieux tombereau, peut-être celui-là même du dernier voyage des jeunes amants incestueux, et il se sentait tout à coup proche d’eux comme il ne l’avait jamais été. Ce frémissement léger, sur son épaule, était-ce la douce main de sa jeune belle-mère ? Ce chuchotement qui arrivait à son oreille, était-ce la voix de Jean qui, jadis, alors qu’il n’était lui-même qu’un page turbulent, savait si bien le ramener dans le droit chemin et lui éviter les sévères corrections du chambellan ducal ? Nullement superstitieux et peu enclin à s’interroger sur les mystères de l’au-delà, le condamné se sentait pourtant enveloppé d’une sorte de bien-être, environné par quelque chose de chaleureux qui n’avait rien à voir avec l’ardeur du soleil, mais qui réconfortait son âme et soutenait son courage. Et ce fut tout naturellement qu’il murmura :

– Veillez sur eux, je vous en prie ! Sur ma femme et sur mon enfant. Ils vont en avoir besoin. Moi, dans un moment, je vous aurai rejoints...

– Que dites-vous, mon frère ? s’enquit le moine.

– Rien. Je priais.

Comme de coutume lors d’une exécution capitale, la place du Morimont était noire de monde. La ville entière s’y entassait, serrée au point qu’il était impossible de distinguer un visage. Il y en avait sur les toits et dans les arbres et, sur cette mer humaine, l’échafaud tendu de noir ressemblait à un radeau voguant vers la haute tribune, sur laquelle avaient pris place La Trémoille, ses officiers et quelques échevins dont les robes rouges s’accordaient étrangement à la vêture de l’homme en cagoule debout près du billot, appuyé des deux mains sur une longue épée à large lame.

A l’arrivée du tombereau, la foule fit silence. L’aspect du condamné et sa fierté lui en imposaient. On savait qu’il appartenait à l’une des plus nobles familles de Bourgogne, qu’il était chevalier de la Toison d’or et qu’il avait été l’ami du Téméraire. En outre, il était beau, et nombreux furent les yeux de femmes qui se mouillèrent. Pour les hommes, il était l’image d’un passé superbe et fastueux dont beaucoup ne voulaient plus, peut-être parce qu’il les avait conduits aux abords de la ruine, mais qui demeurait prestigieux. Les chaperons, les bonnets quittèrent les têtes tandis que les femmes se signaient.

Le lugubre équipage avançait lentement en fendant la multitude que les hallebardiers ouvraient devant lui. Et, soudain, il y eut un remous. Un homme vêtu de noir et brandissant une épée venait de bondir sur l’échafaud et hurlait :

– Peuple de Bourgogne, es-tu donc devenu assez lâche et assez veule pour laisser égorger sans broncher les meilleurs des tiens ? Cet homme n’a commis aucun crime. Il a seulement voulu que notre vieille terre demeure indépendante. Il a voulu qu’elle reste fidèle à sa duchesse, Madame Marie, qui seule a droit de régner ici et non les hommes du roi de France... Peuple de Bourgogne, tu étais fier et brave, jadis, mais à présent tu ressembles à un troupeau de moutons ! Réveille-toi ! Si tu ne le fais pas, c’est toi qui, demain peut-être, monteras sur cet échafaud...

– Arrête, Matthieu ! cria Philippe. Va-t’en ! Tu n’as aucune chance !

– C’est la tienne qui m’intéresse, hurla Prame qui agitait toujours son épée.

Le bourreau, en effet, n’avait pas bougé, la loi lui interdisant de toucher un homme dont la justice ne lui avait pas remis la vie.

– Allons, les couards ! Secouez-vous ! Aidez-moi !

Ses vifs yeux noirs regardaient partout à la fois, guettant les remous que son discours venait de créer dans la foule, espérant la vague salvatrice, mais seule une troupe de soldats courait vers lui, enveloppait l’échafaud. Sur la tribune, Georges de La Trémoille s’était levé et vociférait des ordres que l’on n’entendit pas, car à présent des cris s’élevaient un peu partout. On hurlait : « Grâce ! Grâce pour Selongey ! », mais personne ne bougeait.

– Va-t’en, Matthieu ! cria Philippe désespéré. Tu vas te faire tuer et j’ai besoin que tu vives !

Matthieu de Prame ne voulait rien entendre. Il commençait à ferrailler contre les soldats qui avaient pris pied sur l’échafaud avec une ardeur née de sa rage. Hélas, il n’était pas de force contre une troupe solide. En un instant, il fut maîtrisé, ligoté et emporté comme un simple paquet sur les épaules de quatre hommes. On ne l’avait pas bâillonné et il hurlait comme un possédé, insultant la foule qui lui avait refusé son aide.

– Vous en aviez assez du duc Charles, bande de pleutres ! Vous allez savoir ce que pèse la main du roi de France ! Adieu, Philippe, adieu ! Dis à monseigneur saint Pierre que je serai bientôt chez lui.

Il disparut au coin de la rue Saint-Jean et le condamné s’efforça d’essuyer, d’un mouvement d’épaule, la larme qui coulait le long de sa joue. Sur sa tribune, le gouverneur français s’était rassis et faisait un geste. L’heure de mourir était venue.

L’attelage vint se ranger contre la plate-forme. Le moine aida le condamné à en descendre, mais Philippe refusa son aide pour gravir les marches. Parvenu en haut, il traversa rapidement le plancher tendu de drap noir pour aller au plus près de la tribune.

– Laissez-lui la vie, messire gouverneur ! C’est mon ami et il voulait me le prouver. Il savait bien qu’il n’avait aucune chance.

– Il a essayé de soulever le peuple. C’est une preuve d’amitié qui mérite la mort !

– Est-ce un crime de vouloir demeurer ce que nous sommes ? Des Bourguignons ?

– La Bourgogne a oublié qu’elle n’est rien qu’un apanage de la couronne de France. Votre prétendue indépendance n’était que trahison et vos ducs l’ont prouvé en s’alliant aux Anglais. A présent, le roi reprend ses droits !

– Ses droits ?

– Imprescriptibles ! Dans peu de jours, votre duchesse va épouser le fils de l’Empereur. Avez-vous tellement envie de devenir allemands ? Nous, les Français, ne le permettrons pas ! Fais ton office, bourreau !

– Songez à Dieu, mon frère ! murmura le moine qui avait rejoint Philippe et offrait à ses lèvres un petit crucifix de bois noir sur lequel, presque machinalement, il posa ses lèvres.

Il se sentait envahi d’une immense tristesse. Ainsi, il s’était battu pour un leurre ! Prise entre l’Empire et la France, la Bourgogne n’avait plus aucun droit à une identité propre. Qu’elle devînt terre d’empire ou province de France, cela n’avait, en fait, plus aucune importance, puisqu’il ne le verrait pas, et quand, tout à l’heure, on le coucherait dans sa tombe, la poussière qui l’ensevelirait ne serait rien d’autre que de la poussière.

Refusant le bandeau que le bourreau lui offrait, le condamné embrassa du regard la place pavée de visages tendus, les grands arbres et plus haut le ciel d’azur que rayait le vol rapide d’une hirondelle. Puis, d’un pas ferme, il marcha vers le billot, releva d’un sourire l’exécuteur qui, un genou en terre, demandait son pardon et s’agenouilla à son tour.

– Fiora ! murmura-t-il. Je t’ai tant aimée et je t’aime tant. Ne m’oublie pas !

Sans trembler, il posa son cou sur la rude pièce de bois et ferma les yeux.

Le bourreau leva son épée...

CHAPITRE II

LA MAISON AUX PERVENCHES

Fiora pensait qu’il n’y avait pas au monde d’endroit plus ravissant que son manoir au bord de la Loire. Elle l’avait tout de suite aimé quand il lui était apparu, au détour du chemin de terre qui, hors les murs de Tours, menait du « pavé » au prieuré de Saint-Côme. C’était pourtant par un matin frileux de la fin janvier où la nature, saisie par l’hiver, n’était pas en son mieux. Mais que la maison était donc jolie !

Fait de tuffeau crémeux et de briques roses, le logis, bâti en équerre de part et d’autre d’une tourelle octogone, brillait de toutes ses fenêtres à verres de couleur qui reflétaient l’éclat joyeux des feux allumés à l’intérieur. A l’entour s’étendait un jardin qui, d’un côté, descendait jusqu’au fleuve et, de l’autre, se perdait dans un bois qui rejoignait les murs d’enceinte du Plessis-Lès-Tours, le château royal où, la veille, Fiora et ses compagnons avaient reçu la plus chaleureuse hospitalité. Plus loin, vers le nord, l’îlot qui supportait l’antique prieuré s’enveloppait d’une brume lilas d’où son clocher émergeait mystérieusement, à mi-chemin du ciel, semblable au pieux dessin de quelque peintre angélique.

Le sentier qui menait au petit château était tout juste assez large pour une charrette et il devait être très ancien, car il s’enfonçait dans le sol entre des talus herbeux où se montraient déjà les pousses tendres des primevères et des

violettes. De vieux chênes s’élevaient de chaque côté, tordant sur le ciel d’azur léger leurs branches grises couvertes de lichen. Ils formaient une sorte de voûte qui devait en été donner de la fraîcheur, et au-delà de laquelle toute la maison rayonnait d’amitié et semblait ouvrir ses bras à la voyageuse venue y chercher refuge. Après les brumes glacées de Lorraine et les neiges infinies de Champagne, les doux vallonnements du val de Loire, son air plus léger et la majestueuse splendeur de ses eaux bleutées donnaient aux voyageurs l’impression de passer d’un austère purgatoire au séjour de paisibles élus. La colère et le chagrin de la jeune femme en avaient tiré un certain apaisement. Elle n’avait plus ce visage fermé, tendu, ces yeux lourds de nuages sombres qu’elle avait emportés de Nancy, et Léonarde en avait silencieusement remercié Dieu.

Aussi longtemps qu’elle vivrait, la vieille demoiselle reverrait, deux jours après les funérailles du Téméraire, Fiora surgir dans sa chambre mal chauffée, pieds nus sur les carreaux froids, à peine vêtue d’un drap qu’elle retenait contre sa poitrine, la masse noire de ses cheveux croulant sur ses épaules mais le regard plein d’éclairs. Sans même prendre le temps d’un bonjour, elle avait ordonné, d’une voix tremblante de colère, que l’on fît les bagages, que l’on envoyât voir si l’envoyé du roi de France, Douglas Mortimer, était encore au palais. Si c’était le cas, il fallait lui demander de faire préparer des chevaux afin d’être prêts à partir dans l’heure suivante.

Naturellement, Léonarde ne s’était pas rendue sans combat. Voir sa fille élective aux prises avec une telle fureur alors qu’elle la croyait au plus doux comme au plus ardent des joies de l’amour retrouvé était bien la dernière chose à quoi elle s’attendait. Elle avait demandé des explications. Qu’on ne lui avait pas données tout de suite.

– Ce parchemin que vous m’avez montré, à Grandson, ce titre de propriété d’un petit château donné par le roi Louis, vous l’avez toujours ?

– Il ferait beau voir que je l’aie perdu ! Ce sont de ces choses que l’on serre précieusement. Je le porte cousu sous ma robe. Mais je vous rappelle que vous n’en vouliez pas.

– J’ai changé d’avis. J’accepte. C’est là que nous allons !

– Mais... votre époux ? Messire Philippe ?

– ...viendra m’y chercher quand il sera disposé à vivre avec moi !

Il n’avait pas été possible d’en tirer autre chose, mais, connaissant « son agneau » comme elle le connaissait, Léonarde, laissant Fiora entasser rageusement dans un coffre de cuir le peu de biens terrestres que leur avait laissés leur longue pérégrination à la suite du défunt duc de Bourgogne, s’était lancée à la recherche de Mortimer. Elle l’avait trouvé au moment où il se préparait lui-même à partir, mais n’avait eu aucune peine à le convaincre de les attendre puis de les escorter auprès de Louis XI. Fidèle à lui-même, l’Écossais n’avait fait aucun commentaire, se contentant de lever un sourcil. A certain pétillement de ses yeux bleus, la vieille demoiselle avait compris qu’il n’était pas mécontent du tout de ramener à son maître la jeune Florentine qu’il avait prise en amitié.